jeudi 12 janvier 2023

Ces déclics qui ramènent à la vie après une tentative de suicide

Ces déclics qui ramènent à la vie après une tentative de suicide

Marion Mayer — Édité par Natacha Zimmermann — 11 janvier 2023 https://www.slate.fr*
Alors qu'en France, 200.000 personnes essaient de se donner la mort chaque année, des rescapées et des soignants analysent ce qui pousse à commettre ce geste et ce qui permet de remonter la pente.

Des solutions existent pour rouvrir le champ des possibles et retrouver l'espoir.

Temps de lecture: 7 min

«J'ai fait une connerie, il faut rattraper ça, ça va faire de la peine aux autres.» Voilà ce qu'a pensé Juliette Vaillant –qui a raconté son histoire dans un livre, Phénix–, après avoir tenté de se suicider un dimanche d'octobre 2016. Une pensée qui illustre bien le sentiment de culpabilité que peuvent ressentir les personnes ayant des idées suicidaires.

En France, on compte environ 200.000 tentatives de suicide par an, dont 90.000 menant à une hospitalisation, selon infosuicide.org. Chaque jour, 25 personnes se donnent la mort. Mais pour toutes celles qui survivent, commence dès lors un chemin de réparation et de retour à l'espoir d'arriver à vivre sans souffrir, en grande partie grâce aux professionnels de la santé mentale.


D'abord, il faut trouver la cause de la tentative de suicide. Ou plutôt les causes. Car «il faut avoir en tête qu'une TS [c'est ainsi que les suicidologues appellent la tentative de suicide, ndlr] est multifactorielle», explique Christophe Debien, psychiatre et responsable national du dispositif VigilanS, qui permet de rester en contact avec les personnes ayant fait une TS une fois qu'elles sont sorties du système hospitalier et de soin.

«D'emblée, on tient compte du contexte dans lequel évolue l'individu, et on l'oriente vers les personnes compétentes. Cela peut être des psychiatres bien sûr, en cas de maladie mentale, des solutions somatiques en cas de maladie physique et de douleurs importantes, ainsi que les secteurs médicosociaux: si une personne nous dit qu'elle n'a plus d'argent, alors on la met en lien avec un travailleur social, un conseiller juridique, etc.»
«Aujourd'hui, je peux vous dire que ce n'était pas moi ce jour-là»

La majorité des TS (45% à 80% des cas selon les études) sont le résultat de nombreuses années de dépression ou de troubles non diagnostiqués, comme celui de la bipolarité. Lola a ainsi fait trois TS au cours de sa vie (la première à 16 ans), avant d'être «diagnostiquée bipolaire à 28 ans». «J'ai été dans l'errance de diagnostic pendant plus de douze ans», compte-t-elle.

Or, cette errance peut être dangereuse: selon la Haute Autorité de santé, une personne bipolaire sur deux fera au moins une TS dans sa vie. Mais un bon diagnostic amène à un traitement adapté et permet aux patients de reprendre le contrôle. Pour Judith, connaître son trouble a été un soulagement: «J'étais si heureuse! Tout à coup, on me disait que ce n'était pas moi, pas de ma faute! Que c'est une maladie que des médecins connaissent, que des traitements existent.»

D'autres crises suicidaires, si elles sont toujours le fruit d'un épuisement des ressources, peuvent être accentuées après un élément déclencheur et choquant. C'est ce qui est arrivé à Juliette, qui a tenté de mettre fin à ses jours un an après la mort de sa cousine au Bataclan, le 13 novembre 2015.

«Aujourd'hui, je peux vous dire que ce n'était pas moi ce jour-là. J'ai enchaîné des gestes de manière mécanique. J'étais très déterminée, je n'ai pas pleuré, pas hésité, je voulais juste arrêter cette souffrance qui assaillait mon corps depuis des semaines, cette torture. J'étais tout le temps mal, physiquement et mentalement, je ne dormais plus.»
«Quand je suis rentrée chez moi, personne n'a voulu m'écouter parler
de ça. Ça n'existait déjà plus.
Je suis restée seule avec ça.» Émilie

Coline aussi a vécu une situation choquante qui a guidé son geste. En master d'informatique, elle a été «agressée par une personne de [s]a classe, qui a couché avec [elle] alors qu'[elle] étai[t] ivre et ne l'avai[t] pas demandé». Au-delà de l'événement traumatisant, toutes deux souffrent également de troubles psychiques (respectivement bipolarité et dissociation).

«Le plus souvent, la crise suicidaire vient d'une crise psychosociale découlant d'événements de vie, explique Vincent Lapierre, psychologue et directeur du Centre prévention du suicide (CPS) de Paris, qui accueille des personnes en crise suicidaire. Petit à petit, le patient perd son travail, son couple, vit un deuil et use les ressources qui lui restent.» Plus rien ne lui semble possible, plus aucune solution ne semble s'offrir à lui. Alors, il décide de mettre fin à ses souffrances, en arrêtant de vivre.
La nécessité d'un suivi psy

Le travail des professionnels consiste d'abord à «saisir le processus qui a amené la personne à ce point d'impasse et les raisons pour lesquelles aucune autre issue que le suicide ne s'est présentée à elle», décrit Sandrine Vialle-Lenoël, psychanalyste et psychosociologue qui intervient sur le risque et la crise suicidaires à la demande des entreprises confrontées à des salariés en souffrance.

«Soixante pour cent des gens qui font une première TS n'en feront plus jamais dans leur vie», rassure toutefois Christophe Debien. Et si les 40% restants rechutent, c'est sans doute car «les facteurs de vulnérabilité importants ne sont pas traités», avance Charles-Édouard Notredame, responsable adjoint du 3114, qui se matérialise par une ligne d'écoute au sein de laquelle des professionnels de la santé mentale répondent 24/24h, afin de conseiller et d'orienter les personnes en détresse.

Juste après une TS, «il y a des personnes qui regrettent d'être passées à l'acte, qui ont une prise de conscience, qui n'ont plus du tout envie de recommencer. Et il y a celles qui regrettent de ne pas être décédées, énumère le professionnel. Dans les deux cas, il faut bien évidemment un suivi psychologique, si ce n'est psychiatrique.» Et ça marche: «Les centres d'accueil et de crises parviennent à diminuer les idées suicidaires des patients en trois à cinq jours.»

C'est ce qu'il s'est passé pour Coline qui, après l'agression qu'elle a subie, a commencé à avoir des idées suicidaires très concrètes. «J'ai été orientée vers le CPS de Lyon et j'ai vu une psychiatre une fois par semaine. Un jour, la psychologue de mon école a détecté un risque de passage à l'acte et m'a conseillé d'aller aux urgences psychiatriques. Ce qui est très étrange, c'est que je pensais: “Mais pourquoi, alors que ce que je veux, c'est mourir?” Et pourtant, j'y suis allée deux fois.» Petit à petit, la jeune femme a remonté la pente, grâce à un suivi assidu. «Je considère que je serais morte sans toutes ces personnes. Je leur dis merci.»
«Plein de tout petits déclics qui ramènent à la vie»

À côté des professionnels de santé, les proches jouent bien entendu un rôle essentiel. Mais ils sont insuffisamment informés sur les questions liées au suicide, estime Sandrine Vialle-Lenoël. Or, les personnes en crise ont besoin de se sentir comprises, pour ne pas être «renvoyée à la solitude de leur souffrance, dans une impasse». Mais parler de sa TS avec ses proches peut être difficile, voire impossible. Émilie, qui a tenté de se donner la mort deux fois, n'a ainsi pas pu en parler avec sa famille: «Quand je suis rentrée chez moi, personne n'a voulu m'écouter parler de ça. Ça n'existait déjà plus. Je suis restée seule avec ça.»

Quant à Judith, si elle n'en a pas reparlé avec ses parents, la discussion a été un peu plus libre avec ses frères et sœurs. «On a peur de refaire vivre des choses douloureuses, des deux côtés, alors qu'en fait, ça fait du bien à tout le monde d'en parler. Cela dit, je ne souhaite pas non plus que ma vie tourne autour du suicide et que tout le monde me sollicite dès qu'il s'agit de cela.» Juliette, elle, a choisi l'écriture pour parler de son expérience. «Mes proches ont tous lu mon livre. Mais aujourd'hui, ce qui m'agace un peu, c'est leur côté inquiet, qui me met dans une position inférieure. Même si c'est bienveillant, c'est aussi infantilisant.»

 Il y a donc le suivi au long cours, mais souvent les personnes concernées parlent volontiers de déclic, comme Judith: «Un interne m'a accueillie après ma TS et m'a proposé son aide, que j'ai refusée. Alors, il m'a dit: “Si vraiment vous voulez mourir, eh bien levez-vous et suicidez-vous.” Je me suis mise à pleurer, j'ai crié au scandale… En fait, il a créé le premier déclic. Il m'a dit qu'on pouvait essayer de travailler ensemble, qu'il y avait peut-être quelqu'un dans ma vie qui me motiverait à essayer. J'ai pensé à mon copain. On a passé une sorte de deal.» Pour elle, le rétablissement, c'est «plein de tout petits déclics qui ramènent à la vie»: réapprendre à manger, se remettre à lire, écouter une chanson qui nous fait du bien.
Transformer sa souffrance

Pour Lola, ce déclic est passé par l'empathie. «Quand j'étais aux urgences, mon frère est arrivé et j'ai senti son désarroi en plein cœur. Il ne savait pas quoi faire. Il s'est mis à pleurer, alors que ça n'arrivait jamais, se remmémore-t-elle. Ça m'a énormément touchée, j'ai réalisé que je ne pouvais pas continuer à faire souffrir mes proches.»


Comme elle, Juliette, Judith et Émilie sont devenues médiatrices de santé-pairs quelque temps après avoir remonté la pente. Elles utilisent leur savoir expérientiel pour prendre en charge des personnes souffrant de troubles psychiques et dont certaines passent par une ou plusieurs crises suicidaires.

«Je suis convaincue que quand ce sont les personnes qui l'ont vécu qui vous accompagnent, ça donne plus de poids, estime Émilie. C'est important qu'on donne la parole à ceux qui vivent ça. J'ai envie de participer à faire changer le regard sur le suicide.» Pour Judith, devenir médiatrice de santé-pair a aussi fait partie de son processus de reconstruction: «J'ai quitté le monde de la restauration, j'ai eu mon deuxième enfant et j'ai changé de voie. Je trouve que transformer notre souffrance pour aider les autres est un signe d'espoir.»

Retrouver l'espoir, c'est justement le principal objectif du suivi post-TS, selon Marine Lardinois, médecin coordinatrice au 3114 de Lille: «rouvrir le champ des possibles pour trouver ensemble une autre issue». Pour Judith, «on peut s'en sortir»: «Vous ne savez pas ce que vous allez vivre de beau. Maintenant, je suis vraiment heureuse, alors que je ne pensais jamais l'être pleinement. C'est un combat qui vaut le coup.»

Si vous avez des idées suicidaires, en parler peut tout changer. Appelez le 3114, une écoute professionnelle et confidentielle, 24/24 et 7j/7. Appel gratuit. 

https://www.slate.fr/story/238768/tentatives-suicide-retour-vie-declic-troubles-psy-sante-mentale-combat-espoir