Mourir sur les réseaux sociaux : décryptage d'un "phénomène"
En
2016, et en ce début d'année 2017, les outils de diffusion de vidéos en
direct - Facebook Live et Periscope (Twitter) - ont fait à plusieurs
reprises la "Une". En cause, des vidéos choquantes, montrant la mort
d'individus, en particulier des suicides : en mai 2016, une Française
âgée de 19 ans, en octobre, un Turc de 22 ans, mi-janvier 2017, une
Américaine de 12 ans, et plus récemment, le 22 janvier, à la Rochelle,
c'est une jeune fille de 18 ans qui a tenté de se suicider par le feu
dans une station-service, en direct sur Facebook... Des gestes
prémédités, mais aussi des morts accidentelles, comme celle, fin 2016,
de Keiana Herndon : cette Américaine de 25 ans atteinte d'un cancer de
la thyroïde, se filmait quotidiennement et a fait un malaise fatal en
direct, "sans qu'aucun internaute n'intervienne", ont déploré
ses proches. Comment expliquer cette mise en scène de la mort sur les
réseaux sociaux ? Pourquoi un nombre croissant d'internautes
regardent-ils ces vidéos ? Deux spécialistes nous éclairent sur ce sujet
complexe : Xavier Briffault, chargé de recherche au CNRS sur la
thématique du suicide et membre du Haut conseil de la santé publique
(HCSP), ainsi que Charles-Édouard Notredame, psychiatre au CHRU de Lille
et spécialiste du phénomène de "contagion suicidaire".
"Le geste suicidaire est ambivalent : il met fin à une souffrance, tout en ayant l'objectif inconscient d'interpeller"
Malgré
la forte médiatisation de quelques cas de décès en direct sur Internet,
il est pour l'instant impossible de connaître l'ampleur de ce
"phénomène". "À ma connaissance, aucun outil n'a été mis en place
pour permettre de savoir combien de personnes se sont données la mort en
direct, ni leur profil", affirme Xavier Briffault. Et les études scientifiques sur le sujet sont quasi inexistantes. "Pour l'instant, ce 'phénomène' semble marginal", tempère
le spécialiste. Si l'on se penche donc sur les quelques cas médiatisés,
l'on remarque qu'ils concernent essentiellement des adolescents et
jeunes adultes, ce qui ne surprend pas Charles-Édouard Notredame. "Le
geste suicidaire est ambivalent : il met très souvent fin à une
souffrance, tout en ayant l'objectif inconscient d'interpeller, afin de
susciter une réaction de la part de l'autre. Ce dernier point est
d'autant plus important à l'adolescence, l'âge de la construction
identitaire, durant lequel l'on s'identifie à ses pairs, l'on essaie de
se singulariser tout en voulant appartenir à un groupe."
Les réseaux sociaux et leur immédiateté, leur universalité, décuplent forcément l'ampleur d'un acte "isolé". "Au-delà
de la simple interpellation, certains adolescents qui sont passés à
l'acte sur Internet ont aussi dénoncé la cause de leur mal-être, par
exemple une agression physique ou sexuelle, et l'on peut supposer que
leur geste revêtait une dimension de revendication, à la reconnaissance
de leur souffrance, de leur statut de victime", explique le
spécialiste du CHRU de Lille. Des signes de mal-être peuvent apparaître
quelques temps avant l'acte sur un profil Facebook, mais la détresse,
noyée dans un flux, peut ne pas être perçue. "Il n'est pas toujours
évident d'identifier une personne en danger, car un 'ras-le-bol de la
vie' ne signifie pas forcément un passage à l'acte", explique Xavier Briffault. Les réseaux sociaux prévoient un bouton d'alerte pour les proches, mais "il n'est pas rapidement facile à trouver" et "les coordonnées fournies en cas d'urgence sont rarement valables pour la France", font remarquer les deux spécialistes.
Pointés
du doigt pour ne pas avoir réagi à temps dans le cas du décès de Keiana
Herndon, les internautes visionnant ce type de vidéos sont également
accusés de pur voyeurisme. Mais les choses sont un peu plus complexes
que cela, pour Charles-Édouard Notredame. "Des sociologues et
psychiatres évoquent, dans notre société hyperindividualiste, un recul
des rituels et symboles liés à la mort, même si l'on a le sentiment à
première vue qu'elle est omniprésente. En fait, elle l'est
virtuellement, à travers les films notamment, mais pas réellement, car
les jeunes générations assistent à moins d'enterrements que leurs aînés,
par exemple. L'adolescent (ou le jeune adulte) est donc amené à
construire sa propre conception et exposition de la mort, seul. En se
tournant vers ces vidéos en direct, il est à la recherche de la 'mort
réelle', ce qui est paradoxal puisqu'elle reste virtuelle au final...
Mais elle est dans l'instantané, ce qui fait illusion."
Le risque d'être imité
Malheureusement, un acte isolé peut inspirer. "Chez
les personnes vulnérables, ce type de vidéos peut pousser à
l'imitation, d'autant qu'elles fournissent des moyens concrets de passer
à l'acte", affirme Xavier Briffault. Le suicide par imitation est loin d'être un phénomène nouveau : "Le
traitement médiatique inapproprié du suicide est l’un des nombreux
facteurs pouvant inciter les personnes vulnérables à passer à l’acte :
en psychologie, on appelle cela l'effet Werther, explique Charles-Edouard Notredame. Le
cas célèbre de l’actrice Marilyn Monroe en est une parfaite
illustration : le mois suivant son décès, on a assisté à une
augmentation de la mortalité par suicide de 12% aux États-Unis et de 10%
en Grande-Bretagne (NDLR : soit 363 suicides supplémentaires, rien que pour ces 2 pays)."
La "mort en direct", elle non plus, n'est pas récente : le premier cas
célèbre remonte à... 1974, lorsque la journaliste américaine Christine
Chubbuck se suicide à la télévision.
À
l’inverse, l’information, lorsqu’elle répond à certaines
caractéristiques, pourrait contribuer à prévenir les conduites
suicidaires. Cet effet protecteur est connu sous le nom de Papageno, et a
donné son nom à un programme de sensibilisation aux journalistes
afin qu'ils traitent le suicide de manière prudente, sans provoquer de
phénomène d'imitation. La technologie a elle aussi son rôle à jouer. "Des
applications de prévention sont en cours et permettront entre autres à
des équipes médicales de recontacter régulièrement des personnes qui ont
tenté de mettre fin à leurs jours, précise Xavier Briffault.
Il existe déjà une application, nommée 'Emoteo' et développée par un
psychiatre suisse, proposant de l'aide aux personnes souffrant de
troubles émotionnels, que l'on sait à risque." Ce spécialiste
envisage même le développement prochain de modèles, à l'aide des big
data et du deep learning, pour détecter des signes alarmants sur les
réseaux sociaux...
Numéro d'aide pour les adolescents : 0800 235 236 (Fil santé jeunes, service anonyme et gratuit pour les 12-25 ans, tous les jours de 9h à 23h)En cas d'idées suicidaires, consultez votre médecin traitant. En cas d'urgence vitale, contactez le 15.
* http://www.sciencesetavenir.fr/sante/cerveau-et-psy/mort-sur-facebook-live-ou-periscope-decryptage-d-un-phenomene-des-reseaux-sociaux_109677