Point de vue. Le suicide au travail touche les plus loyaux
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De là à penser que les actes suicidaires sur le lieu et le temps de travail, comme chez Orange, Renault ou d'autres, pourraient trouver leurs sources dans la fragilité humaine plus que dans le contexte professionnel, il n'y a qu'un pas qu'il serait dangereux et immoral de franchir.
Phénomène médiatisé mais peu connu, le suicide au travail peut être appréhendé à travers trois mots clés : opacité, virilité, solitude.
« Opacité » du fonctionnement général
« Opacité » du fonctionnement général. Auparavant, l'entreprise avait un périmètre bien délimité et un patron bien visible. Avec la succession des restructurations et les rachats d'entreprises, les salariés se plient désormais à des ordres et contre-ordres sans avoir la possibilité de discuter avec des décideurs peu identifiables et très éloignés du réel. Quand les incohérences et injustices s'accumulent sur le terrain, le risque est de voir un salarié retourner contre lui-même une colère qu'il n'a pu exprimer, faute d'interlocuteurs.
« Virilité » du monde professionnel
« Virilité » du monde professionnel. Le mal-être au travail est un sujet tabou. Celui qui confie ses doutes et difficultés prend le risque d'être placé dans la catégorie des faibles. Or, être contraint d'intérioriser sa souffrance est psychiquement éprouvant.
Enfin, « solitude » des salariés. Faiblesse du syndicalisme, rémunération individualisée, pluralité des statuts et des salaires pour des postes comparables, suppression des moments de convivialité au nom du productivisme : autant d'éléments qui participent à l'émiettement des collectifs de travail. Avec la peur de perdre leur emploi ou d'être placardisés, les salariés se voient plus comme des concurrents que des collègues. La solidarité tend à disparaître. Et ne pas se sentir soutenu quand on est confronté à l'arbitraire peut conduire à des actes de désespoir.
Seul, le risque suicidaire augmente
Quand on se retrouve seul dans un contexte opaque et viril, le risque suicidaire augmente. Mais contrairement à ce qu'on croit généralement, ce ne sont pas les salariés les plus fragiles qui se suicident. Ce sont les plus loyaux et engagés. C'est parce qu'ils ont une forte conscience professionnelle qu'ils souffrent de voir leur entreprise prendre des orientations contraires aux valeurs fondatrices, aux exigences des métiers ou à l'éthique.
Se donner la mort est alors une façon dramatique d'exprimer son désaccord. Gâchis humain bien sûr. Gâchis aussi pour l'entreprise qui, en déniant les compétences et les volontés de bien faire, montre son incapacité à tirer parti de sa plus grande richesse : l'homme.
« Désaccord exprimé de façon dramatique »
Avant d'en arriver là, de nombreux signaux sont venus étayer le mal-être ambiant : arrêts maladie, rétention d'informations, tensions en réunion, calomnies, burn-out, etc. Le suicide est le signal de l'extrême, le signal de ce qu'il se passe au sein de l'entreprise quelque chose de grave qui n'a rien à voir avec le travail.
L'ignorer, ne pas chercher à comprendre collectivement les problèmes d'organisation du travail et de management, c'est banaliser la mort d'un collaborateur. C'est alors accroître le mal-être au travail, et donc le risque de nouveaux suicides dans l'entreprise.
* Yvan Barel est Maître de conférences en Gestion des ressources humaines, IUT de Nantes.