Comment apprécier l’imputabilité au service du suicide d’un fonctionnaire ? Par Christelle Mazza, Avocat. (du 15/05/2013 sur http://www.village-justice.com/articles/Comment-apprecier-imputabilite-service,14439.html)
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La question du lien entre le suicide d’un agent public et ses
conditions de travail n’est pas simple pour le juge. Acte volontaire qui
n’est ni un accident ni une maladie, le régime juridique de
l’imputabilité au service a été fixé dans un jugement du tribunal
administratif de Paris du 21 juin 2012. Les conclusions du rapporteur
public sont particulièrement pertinentes quant à la nécessité pour le
juge, comme pour l’administration, de bien distinguer la situation
juridique de l’appréciation morale du suicide.
La question du suicide est très complexe à gérer dans le
contentieux administratif. Les ayant-droits souvent désemparés par le
drame ne savent pas quelle voie procédurale suivre pour faire
reconnaître leurs droits et ceux du défunt, mais surtout pour trouver
une raison objective à ce qui parfois reste inexplicable.
Le suicide est un acte volontaire : il ne devrait en théorie donc pas être considéré comme un accident qui revêt un caractère imprévisible, ni comme une maladie du fait de sa brutalité.
En outre, lorsque les ayant-droits d’un agent qui s’est suicidé cherchent des réponses dans le service parce que tout laisse à penser que ce sont les conditions de travail qui ont conduit à un geste désespéré, l’administration avancera pour sa défense les antécédents personnels et psychologiques voire psychiatriques de l’agent afin d’atténuer voire d’écarter sa responsabilité. En d’autres termes, l’agent se serait suicidé parce qu’il aurait été trop fragile, dans sa vie personnelle, pour supporter des conditions de travail certes difficiles mais qu’une personne « normale » aurait dû supporter.
La mort est néanmoins un acte grave et lorsqu’elle est liée aux conditions de travail, le juge de la légalité doit pouvoir suivre une grille d’analyse dénuée de subjectivité sur l’appréciation des raisons qui ont pu conduire à un tel acte.
Un jugement du tribunal administratif de Paris en date du 21 juin 2012 vient poser une méthode d’analyse afin de déterminer comment et si le suicide peut être relié aux conditions de travail. (TA Paris, 21 juin 2012, n°1020706/5-2, AJFP 2012, p. 322) Ce jugement constitue une avancée notable dans la reconnaissance de la souffrance au travail conduisant parfois à un geste désespéré et a le mérite de poser la charge de la preuve du lien d’imputabilité.
En l’espèce, une jeune manipulatrice en radiologie s’est donné la mort à son domicile en laissant une lettre d’adieu déclarant que ses conditions de travail, longuement dénoncées, ne lui laissaient plus le choix.
Les parents de la victime ont alors demandé à l’hôpital employeur de reconnaître le suicide en accident de service. La commission de réforme a été saisie et a émis un avis favorable. Néanmoins, l’hôpital a décidé de rejeter la demande.
Les parents de la victime ainsi que le syndicat sud-santé ont attaqué par la voie du recours pour excès de pouvoir ce rejet devant le tribunal administratif.
Le jugement accueille tout d’abord favorablement la demande des ayant-droits comme ayant un intérêt à agir du fait du préjudice subi en leur qualité. En revanche, si le syndicat est recevable à soutenir une telle demande, il ne peut en soi porter une telle demande d’annulation n’ayant pas d’intérêt direct à agir.
Sur le fond, l’analyse du rapporteur public partiellement reprise par le jugement est particulièrement intéressante. Reprenant une jurisprudence ancienne sur le caractère imputable au service d’un suicide à condition qu’il ait pour cause déterminante des circonstances tenant au service (CE 26 février 1971, Dame Veuve G., n°76967), le rapporteur public décrypte l’acte du suicide dans sa dimension individuelle et presque philosophique.
Ainsi, selon ses conclusions, il convient de rechercher dans des facteurs extérieurs à la personne, alors que le suicide est un acte volontaire, si les conditions de travail au sein du service ont pu être déterminantes dans le choix de l’individu de se donner la mort, mais en aucun cas d’apprécier les raisons internes d’un tel acte.
Ainsi, le juge n’a pas à se placer dans le choix que l’individu aura fait dans son acte, choix qui lui est personnel : « l’appréciation du psychisme sur les actes que l’on fait ne relève pas de l’office du juge de la légalité lorsqu’il apprécie l’imputabilité de tels actes au service. » Le rapporteur public illustre ses propos : « lorsqu’un agent de service se fait un lumbago en nettoyant un radiateur, on ne s’interroge pas sur l’état de son dos avant qu’il ne se blesse ni sur sa manière de nettoyer le radiateur, on se demande seulement si cet accident a eu lieu dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions. »
Le rapporteur public invite le juge, par analogie, à reprendre la solution jurisprudentielle selon laquelle la manière d’exercer ses fonctions est une cause inopérante pour apprécier l’imputabilité au service. (TA Amiens 15 nov. 1983, Mme E.)
Il conclut ainsi en exposant que quand bien même la victime aurait pu présenter une certaine fragilité, « cette circonstance n’est pas de nature à remettre en cause l’imputabilité au service dès lors que des raisons objectives liées à la charge de travail sont établies et constituent la cause déterminante de son décès. ».
Au-delà de ce postulat essentiel, le juge va procéder à l’analyse de l’imputabilité au service en recherchant dans les faits si les conditions de travail ont été déterminantes dans le choix de la victime. En l’espèce, une enquête du CHSCT postérieure au décès avait clairement mis en lumière les graves dysfonctionnements de service. En outre, l’hôpital n’a pas rapporté la preuve que des causes différentes liées par exemple à la vie personnelle de l’agent auraient pu expliquer son geste, sa façon d’aborder le service étant sans influence sur son geste.
En conclusion, à partir du moment où un faisceau d’indices permet d’établir que les conditions de travail ont été déterminantes, quand bien même d’autres raisons pourraient expliquer le suicide, le juge ne s’immisce pas dans le choix personnel ou les antécédents de la victime pour essayer de comprendre ou justifier son choix à sa place. Cette position est d’autant plus importante que le suicide a eu lieu au domicile de la victime et non sur son lieu de travail.
Le juge écarte ainsi l’appréciation morale que l’employeur pourrait avoir sur un acte aussi grave et ce alors qu’il arrive rarement sans alerte préalable : quelle que soit la fragilité de l’agent, une situation pathogène peut conduire à un suicide et cette exposition au risque doit recevoir une réponse adaptée avec la mise en œuvre de la responsabilité de l’administration.
Au-delà du droit applicable à la reconnaissance de l’imputabilité au service du suicide, ce jugement recadre la frontière toujours très délicate entre le droit et la morale, à savoir l’impossibilité voire l’interdiction pour le juge d’apprécier la subjectivité de l’individu dans ses choix et son libre-arbitre. Quelle que soit la nature humaine de l’individu, son exposition à des conditions de travail pathogènes comme ayant entraîné le choix irrévocable de se donner la mort doit être imputable au service. Ne pas reconnaître cette situation reviendrait à apprécier, dans le cadre d’un litige, la façon dont une personne aura été élevée, comment elle a vécu et finalement reviendrait à juger un acte par lequel elle s’est ôté la vie. Ce jugement rappelle ainsi que l’on ne juge pas avec sa morale, on recherche « simplement » si les conditions de travail ont été déterminantes dans le geste.
Ce rappel du rôle du juge dans l’appréciation objective des situations et la protection que le droit, en tant que système général et abstrait confère, invite par ricochet à repenser aussi les conditions de travail et plus généralement les règles du vivre ensemble.
Le suicide est un acte volontaire : il ne devrait en théorie donc pas être considéré comme un accident qui revêt un caractère imprévisible, ni comme une maladie du fait de sa brutalité.
En outre, lorsque les ayant-droits d’un agent qui s’est suicidé cherchent des réponses dans le service parce que tout laisse à penser que ce sont les conditions de travail qui ont conduit à un geste désespéré, l’administration avancera pour sa défense les antécédents personnels et psychologiques voire psychiatriques de l’agent afin d’atténuer voire d’écarter sa responsabilité. En d’autres termes, l’agent se serait suicidé parce qu’il aurait été trop fragile, dans sa vie personnelle, pour supporter des conditions de travail certes difficiles mais qu’une personne « normale » aurait dû supporter.
La mort est néanmoins un acte grave et lorsqu’elle est liée aux conditions de travail, le juge de la légalité doit pouvoir suivre une grille d’analyse dénuée de subjectivité sur l’appréciation des raisons qui ont pu conduire à un tel acte.
Un jugement du tribunal administratif de Paris en date du 21 juin 2012 vient poser une méthode d’analyse afin de déterminer comment et si le suicide peut être relié aux conditions de travail. (TA Paris, 21 juin 2012, n°1020706/5-2, AJFP 2012, p. 322) Ce jugement constitue une avancée notable dans la reconnaissance de la souffrance au travail conduisant parfois à un geste désespéré et a le mérite de poser la charge de la preuve du lien d’imputabilité.
En l’espèce, une jeune manipulatrice en radiologie s’est donné la mort à son domicile en laissant une lettre d’adieu déclarant que ses conditions de travail, longuement dénoncées, ne lui laissaient plus le choix.
Les parents de la victime ont alors demandé à l’hôpital employeur de reconnaître le suicide en accident de service. La commission de réforme a été saisie et a émis un avis favorable. Néanmoins, l’hôpital a décidé de rejeter la demande.
Les parents de la victime ainsi que le syndicat sud-santé ont attaqué par la voie du recours pour excès de pouvoir ce rejet devant le tribunal administratif.
Le jugement accueille tout d’abord favorablement la demande des ayant-droits comme ayant un intérêt à agir du fait du préjudice subi en leur qualité. En revanche, si le syndicat est recevable à soutenir une telle demande, il ne peut en soi porter une telle demande d’annulation n’ayant pas d’intérêt direct à agir.
Sur le fond, l’analyse du rapporteur public partiellement reprise par le jugement est particulièrement intéressante. Reprenant une jurisprudence ancienne sur le caractère imputable au service d’un suicide à condition qu’il ait pour cause déterminante des circonstances tenant au service (CE 26 février 1971, Dame Veuve G., n°76967), le rapporteur public décrypte l’acte du suicide dans sa dimension individuelle et presque philosophique.
Ainsi, selon ses conclusions, il convient de rechercher dans des facteurs extérieurs à la personne, alors que le suicide est un acte volontaire, si les conditions de travail au sein du service ont pu être déterminantes dans le choix de l’individu de se donner la mort, mais en aucun cas d’apprécier les raisons internes d’un tel acte.
Ainsi, le juge n’a pas à se placer dans le choix que l’individu aura fait dans son acte, choix qui lui est personnel : « l’appréciation du psychisme sur les actes que l’on fait ne relève pas de l’office du juge de la légalité lorsqu’il apprécie l’imputabilité de tels actes au service. » Le rapporteur public illustre ses propos : « lorsqu’un agent de service se fait un lumbago en nettoyant un radiateur, on ne s’interroge pas sur l’état de son dos avant qu’il ne se blesse ni sur sa manière de nettoyer le radiateur, on se demande seulement si cet accident a eu lieu dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions. »
Le rapporteur public invite le juge, par analogie, à reprendre la solution jurisprudentielle selon laquelle la manière d’exercer ses fonctions est une cause inopérante pour apprécier l’imputabilité au service. (TA Amiens 15 nov. 1983, Mme E.)
Il conclut ainsi en exposant que quand bien même la victime aurait pu présenter une certaine fragilité, « cette circonstance n’est pas de nature à remettre en cause l’imputabilité au service dès lors que des raisons objectives liées à la charge de travail sont établies et constituent la cause déterminante de son décès. ».
Au-delà de ce postulat essentiel, le juge va procéder à l’analyse de l’imputabilité au service en recherchant dans les faits si les conditions de travail ont été déterminantes dans le choix de la victime. En l’espèce, une enquête du CHSCT postérieure au décès avait clairement mis en lumière les graves dysfonctionnements de service. En outre, l’hôpital n’a pas rapporté la preuve que des causes différentes liées par exemple à la vie personnelle de l’agent auraient pu expliquer son geste, sa façon d’aborder le service étant sans influence sur son geste.
En conclusion, à partir du moment où un faisceau d’indices permet d’établir que les conditions de travail ont été déterminantes, quand bien même d’autres raisons pourraient expliquer le suicide, le juge ne s’immisce pas dans le choix personnel ou les antécédents de la victime pour essayer de comprendre ou justifier son choix à sa place. Cette position est d’autant plus importante que le suicide a eu lieu au domicile de la victime et non sur son lieu de travail.
Le juge écarte ainsi l’appréciation morale que l’employeur pourrait avoir sur un acte aussi grave et ce alors qu’il arrive rarement sans alerte préalable : quelle que soit la fragilité de l’agent, une situation pathogène peut conduire à un suicide et cette exposition au risque doit recevoir une réponse adaptée avec la mise en œuvre de la responsabilité de l’administration.
Au-delà du droit applicable à la reconnaissance de l’imputabilité au service du suicide, ce jugement recadre la frontière toujours très délicate entre le droit et la morale, à savoir l’impossibilité voire l’interdiction pour le juge d’apprécier la subjectivité de l’individu dans ses choix et son libre-arbitre. Quelle que soit la nature humaine de l’individu, son exposition à des conditions de travail pathogènes comme ayant entraîné le choix irrévocable de se donner la mort doit être imputable au service. Ne pas reconnaître cette situation reviendrait à apprécier, dans le cadre d’un litige, la façon dont une personne aura été élevée, comment elle a vécu et finalement reviendrait à juger un acte par lequel elle s’est ôté la vie. Ce jugement rappelle ainsi que l’on ne juge pas avec sa morale, on recherche « simplement » si les conditions de travail ont été déterminantes dans le geste.
Ce rappel du rôle du juge dans l’appréciation objective des situations et la protection que le droit, en tant que système général et abstrait confère, invite par ricochet à repenser aussi les conditions de travail et plus généralement les règles du vivre ensemble.