mardi 21 mai 2013

ACTU DEBAT POINT DE VUE Le suicide au travail, un terrorisme politique ?

Le suicide au travail, un terrorisme politique ? Par Marcela Iacub
dans Libération,
Marcela Iacub, juriste-philiosophe-écrivain


Économie

Le suicide, quel travail !

17 mai 2013 à 19:06
http://www.liberation.fr/economie/2013/05/17/le-suicide-quel-travail_903770

Les médias (Libération du 29 avril) ne cessent de souligner ce «phénomène nouveau» comme si les rapports de causalité entre le mal au travail et le suicide étaient évidents.

Par MARCELA IACUB

Depuis quelques années, les conditions de travail provoqueraient des suicides. Les médias (Libération du 29 avril) ne cessent de souligner ce «phénomène nouveau» comme si les rapports de causalité entre le mal au travail et le suicide étaient évidents. Comme si ce geste ultime était une réaction aussi banale face à l’adversité au travail qu’une crise de nerfs ou une dépression nerveuse. Les travailleurs qui souffrent ont pourtant d’autres issues que de se suicider. Ils peuvent changer d’emploi, même si l’on sait que le chômage bat des records actuellement, et ils peuvent aussi envisager des combats collectifs pour améliorer leurs conditions.

Car leur situation est tout de même moins désespérée que celle des chômeurs qui, eux, selon les médias, se suicident moins que les travailleurs malheureux. La vie au travail n’est pas la seule qu’ils possèdent, ce qui n’est pas le cas des prisonniers, par exemple. Ces travailleurs vivent généralement dans des cadres familiaux, ils ont d’autres attaches qui peuvent les aider à faire face à des circonstances difficiles. Si l’on songe aux conditions atroces d’exploitation de jadis ou à celles qui existent encore dans les pays pauvres, on se demande pourquoi et comment le suicide n’était pas ou n’est pas la réponse normale de ces victimes du travail.

On peut envisager deux réponses à cette énigme. La première est l’apparition d’une conception psychologique du travailleur, laquelle serait en train de se substituer à une autre, de type politique. Comme si le rapport de force entre le capital et le travail était devenu psychique. Le travailleur ne serait pas exploité parce qu’il n’a que sa force de travail à vendre, mais parce que cette situation le mettrait dans un état de faiblesse psychique. L’employeur devrait veiller sur lui comme s’il était un enfant ou un adolescent. Il n’est pas difficile de comprendre comment une telle conception paternaliste pourrait se retourner contre les travailleurs et leurs luttes politiques à venir. Car si aujourd’hui, dénoncer le suicide au travail paraît conforter leurs intérêts, demain une flopée d’experts en psychisme pourrait décider à la place des travailleurs ce qui est le mieux pour eux. Ce qui impliquerait qu’ils ne sont plus considérés comme des sujets politiques à part entière.

La deuxième hypothèse est plus grave encore. Ceux qui ne cessent de claironner que les gens se suicident à cause de leurs conditions de travail sont en train de valider cet acte terrible comme forme de protestation politique. Si certains manifestent, font des grèves, d’autres se suicident pour dire qu’ils sont contre une certaine organisation du travail. Cette manière de protester pourrait d’ailleurs se répandre à d’autres luttes citoyennes. On pourra affirmer qu’on se suicide parce qu’on a été délogé de son domicile, parce qu’il y a trop de pollution dans la ville ou pas assez de crèches. Les personnes malheureuses et enragées pourraient se servir du suicide comme arme d’expression politique pour dire leur colère.

C’est bien cela qui est à l’œuvre en ce moment : le suicide devient un moyen aussi légitime de contestation que la parole individuelle et collective. Et si tel est le cas, le journalisme devrait se battre contre l’institution d’une telle sauvagerie dans un régime démocratique. Pour qu’un peuple soit en mesure de changer la réalité politique, il doit pouvoir penser, discuter, s’exprimer, manifester, proposer des alternatives sans qu’il soit nécessaire que les gens se tuent. Alors qu’en prétendant qu’il y a un rapport de causalité indiscutable entre le mal au travail et le suicide, les médias prennent une part dans ce qu’ils se plaisent à dénoncer par la suite. Si le droit actuel interdit la provocation au suicide, les médias devraient être sanctionnés chaque fois qu’ils annoncent que ces actes terribles sont la réponse au désespoir au travail. Alors qu’ils devraient s’évertuer à dénoncer les politiques de censure dans l’expression des citoyens, qui sont de véritables entraves démocratiques. Seul le débat public libre de tout obstacle peut donner au régime démocratique les moyens d’accomplir ses promesses : faire en sorte que le peuple, conscient de sa puissance, construise la société à laquelle il aspire.

On devrait donc déconsidérer le suicide comme moyen d’expression politique démocratique de la même manière que l’on traite les actes de terrorisme. Quand une bombe explose et fait des victimes, on ne dit pas que les terroristes ont voulu s’exprimer, même si tel est leur but. On les traite d’assassins. On pourrait dire la même chose des suicidés au travail. Ils sont des manières de terroristes du point de vue politique, car ils se servent du meurtre d’eux-mêmes comme arme au lieu de faire appel à la parole. Quant aux journalistes qui valident ces procédés, on pourrait les considérer comme des complices, voire des commanditaires. Un journalisme responsable devrait en effet affirmer : «Nous, on refuse de discuter avec des terroristes.» Et donc considérer les causes du suicide des personnes en bonne santé - qui ont des milliers de jours, de joies et de peines devant elles - comme un mystère. En s’interdisant le moindre commentaire.