lundi 17 septembre 2012

ARTICLE SCIENCE HUMAINES : De la mélancolie à la dépression sévère

De la mélancolie à la dépression sévère, Sarah Chiche

 
Liée à la condition humaine, la mélancolie a quasiment disparu de la psychiatrie. Paradoxalement, la tristesse, même la plus normale, pourrait bien devenir une maladie…
Elle se défenestre, son bébé dans les bras. L’enfant meurt sur le coup. Son corps amortit la chute de sa mère, qui s’en sort.

C’est un grand écrivain. Le jour où on lui remet un prix littéraire, il s’effondre comme «  ces vieux standards téléphoniques de petites villes qui insensiblement se retrouvent inondés en période de crue : un à un les circuits normaux commencent à se noyer, (…) certaines fonctions du corps et presque toutes celles de l’instinct et de l’intellect se déconnectent lentement (1). »
Depuis la mort de son mari, elle ne sort plus de chez elle. Persuadée qu’elle va finir sa vie ruinée, sous les ponts, elle s’accuse de toutes les fautes.

Il est jeune. Mais il faut l’aider à s’asseoir, se lever, marcher et même à tenir son crayon. Il dit que dans sa tête, il n’y a plus qu’un blanc. Lorsqu’on le prie de venir déjeuner, il vous dévisage longuement, puis, au bout d’un temps infini, vous répond calmement qu’il ne peut pas, il n’a plus de corps. 

Tristesse pénétrante, autoaccusation, idées d’indignité, ralentissement moteur généralisé ou agitation fébrile avec risque de passage à l’acte suicidaire majeur… D’Hippocrate à Sigmund Freud, le tableau clinique de la mélancolie n’a cessé de questionner les médecins. Et pourtant, de nos jours, le mot a été quasi expulsé du vocabulaire psychiatrique. On ne le retrouve que très brièvement mentionné, sous une forme dévoyée : des manuels de psychiatrie comme le DSM (Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux) se bornent à évoquer d’éventuels « caractéristiques mélancoliques » du « trouble dépressif majeur ou de l’épisode dépressif majeur d’un trouble bipolaire ». De sorte que, lorsque l’on emploie le mot « mélancolie », désormais, la plupart des gens pensent, à tort, que l’on parle d’une simple tristesse de l’âme ou d’un spleen poétique. 


La mélancolie antique, privilège du génie ?


De fait, du rire de Démocrite aux écrits sarcastiques de Stéphane Legrand, des ruminations de l’Ecclésiaste aux idées de damnation de Soren Kierkegaard, en passant par les toiles de Cranach, les peintures noires de Goya, les fragments de Fernando Pessoa ou les poèmes de Gérard de Nerval comme ceux de Paul Celan, les philosophes, les écrivains, les poètes et les artistes, ont fait de la mélancolie une expérience morale essentielle, que l’on dit liée à la supériorité humaine de l’esprit, voire au génie (voir encadré ci-dessous). S’il y a bien une permanence du fait mélancolique, au fil des siècles, le mot s’est chargé des significations les plus diverses.

On trouve l’une des premières utilisations du mot mélancolie (mélas, noir et kholé, la bile) dans la théorie des humeurs du médecin Hippocrate. Selon cette théorie, affinée par Galien, le corps contient quatre humeurs (le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire), chacune déterminant un type de tempérament. Le tempérament est donc sanguin lorsque le sang prédomine, lymphatique lorsque c’est la lymphe, bilieux pour la bile jaune et enfin mélancolique pour la bile noire. Mais il est aussi dit que l’humeur mélancolique rend les hommes plus sombres, plus taciturnes et plus intelligents. Ainsi, dans le Problème XXX, Aristote se demande pourquoi « tous les hommes qui se sont illustrés en philosophie, en politique, en poésie, dans les arts, sont mélancoliques, et certains au point même d’être saisis par des maux dont la bile noire est l’origine ? »
Au début du IVe siècle, des chrétiens commencent à pratiquer massivement l’anachorèse. Ce retrait dans le désert pour rompre avec une société jugée décadente aboutit à l’expérience d’une mélancolie particulière, l’acédie.


Au Moyen Âge : la mélancolie, fille du diable


On trouve la première description connue de la mélancolie monastique dans l’Épître que saint Jean Chrysostome adresse, en 380, au moine Stagirios, « tourmenté par le démon », en proie à des envies suicidaires, des troubles émotifs et des idées de damnation – motif qui perdurera tout au long du Moyen Âge. La mélancolie est interprétée comme envoyée par Dieu : c’est une mise à l’épreuve de la foi contre la tentation qu’incarne le diable. Au XIIIe siècle, les moralistes laïcs appliqueront l’acédie à l’ensemble des individus : la fonction du moine est la prière, celle du laïc doit être le travail. Si à l’époque, la représentation archétypique du mélancolique n’est pas encore fixée – un personnage effondré, la tête appuyée sur un coussin ou sur la main, le regard vague, perdu dans une « rêverie sans objet ni image (2) », Adam et Ève sont figurés de la sorte dans plusieurs lieux de culte. 


La détresse de l’aristocratie


La Renaissance renoue avec la tradition aristotélicienne. À cette époque, la mélancolie est un sujet favori des beaux-arts. Citons quatre tableaux de Lucas Cranach, peints entre 1528 et 1533, représentant la mélancolie, chef-d’œuvre dont on retrouve de nombreuses allusions déguisées dans le Melancholia (2011) du cinéaste Lars Von Trier. Dans le Melencolia I (1514) d’Albrecht Dürer, la mélancolie devient une stupeur accompagnée de désespoir, la rêverie mêlée de fureur d’un personnage perdu dans la contemplation du néant, au milieu d’un bric-à-brac d’objets épars, emblèmes de la dissolution du sens. En 1621, Robert Burton publie l’Anatomie de la mélancolie, livre total sur les théories et connaissances de l’époque concernant la mélancolie, que l’auteur lie explicitement au deuil. Au xixe siècle, Chateaubriand, puis plus tard Gustave Flaubert, Nerval, Kierkegaard et August Strindberg témoigneront, dans ce qui compte parmi les plus belles pages de la littérature, de leur « conviction inébranlable que l’enfer existe, mais ici, sur la terre (3) ».


La mélancolie, un délire


Progressivement, la mélancolie se constitue comme objet d’étude pour le savoir psychiatrique. Pour Philippe Pinel, les causes de la mélancolie sont avant tout morales (1816). Étienne Esquirol propose de laisser le terme de « mélancolie » aux poètes, et d’y substituer celui de lypémanie (1820) caractérisée par un « délire partiel chronique, entretenu par une passion triste, débilitante et oppressive ». Les communications de Jules Cotard, interne de Jean Martin Charcot, sur le délire des négations s’échelonnent entre 1880 et 1888. Dans ce type de mélancolie, particulièrement impressionnante, la disposition négative atteint son paroxysme. Le malade en vient à nier l’existence même de ses organes ou de son corps, mais aussi, parfois, du monde entier (4). 


Freud : « L’ombre de l’objet tombe sur le moi »

Pourquoi, quand elles sont confrontées à une perte réelle, une déception amoureuse ou la perte d’un idéal, certaines personnes réagissent-elles par un affect de deuil, surmonté progressivement, tandis que d’autres sombrent dans la mélancolie ? Si Deuil et mélancolie (1917) de Freud est un texte majeur, c’est parce qu’il ouvre un nouveau chapitre dans la compréhension du statut de l’objet au cœur du processus mélancolique. Tout comme le deuil, la mélancolie se caractérise par une suppression de l’intérêt pour le monde extérieur, une inhibition de toute activité, et la perte de la capacité d’aimer. Si dans le deuil, il n’y a ni abaissement du sentiment de soi via l’autoaccusation, ni attente délirante de la punition, pour le mélancolique, ce n’est plus le monde qui est vide, c’est son propre moi. Le mélancolique, plutôt que de hurler la haine du monde, se voit lui-même comme un déchet. L’objet n’est pas forcément réellement mort, mais il est perdu en tant qu’objet d’amour et ne donne plus à voir que sa face noire. La mélancolie se caractérise par une relation à l’objet d’amour perdu placée sous le signe de l’ambivalence (non pas de la simple nostalgie, mais aussi du reproche), et par une identification narcissique à l’objet perdu, par scission du moi et constitution d’un double sadique et surmoïque. Ce qui fera dire à Freud que, dans la mélancolie, « l’ombre de l’objet tombe sur le moi ».


Autonomie et fatigue d’être soi


Freud, Karl Abraham et Melanie Klein ont vu la dépression comme un processus, la résultante d’un conflit psychique. Mais à la fin des années 1950, la découverte des premiers antidépresseurs – imipramine, puis inhibiteurs de la mono amine oxydase (IMAO) – marque un tournant. Comme le souligne le sociologue Alain Ehrenberg (5), la dépression devient l’idiome de détresse moderne par excellence pour qui veut demander l’aide d’autrui. C’est la pathologie de l’impuissance de l’individu soumis aux contraintes de l’autonomisation et du « culte de la performance ». Parallèlement, la mélancolie est à nouveau renvoyée à l’histoire ou la littérature. De nos jours, dans les manuels de psychiatrie, on parle plutôt de dépression majeure ou de dépression sévère, à côté de laquelle on distingue une constellation impressionnante d’autres formes de dépression dont : la dépression anxieuse ou agitée ; la dépression du post-partum (après l’accouchement) ; la dépression catatonique ; la dépression saisonnière ; les dépressions masquées (absence d’humeur dépressive et prépondérance de plaintes somatiques). 

S’il y a bien une maladie de la tristesse, sa caractérisation s’est faite, jusqu’à la troisième édition du DSM, en 1980, par opposition à un état de tristesse jugé normal quand il est lié à un contexte précis (par exemple, être triste parce qu’on a perdu son travail ou après une rupture). Or, les années 1980 ont vu l’émergence d’une nouvelle classe d’antidépresseurs, les ISRS (inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine) dans laquelle s’est engouffrée la nouvelle définition, plus inclusive et plus large, de la dépression, puisque l’on ne s’intéresse plus à ses causes. Jusqu’au DSM-IV-TR inclus (2000), on estimait toutefois qu’être triste à la suite du deuil d’un proche depuis moins de deux mois était normal, et n’avait absolument pas à être rangé dans les états dépressifs. À partir de 2013, dans la nouvelle édition de ce manuel, ça ne sera même plus le cas : le chagrin, même normal (il est plutôt logique d’être très triste suite au décès d’un proche) sera pathologisé. Les endeuillés pourront donc être des dépressifs comme les autres… Mais est-ce une consolation ?

NOTES
(1) William Styron, Face aux ténèbres. Chronique d’une folie, Gallimard, 1990.

(2) Hélène Prigent, Mélancolie. Les métamorphoses de la dépression, Gallimard, 2005.

(3) August Strindberg, Inferno, 1898, rééd. Gallimard, 2001.

(5) Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob, 1998.


La mélancolie


Humeur dépressive, diminution du plaisir ou de l’intérêt, variation importante de poids, troubles du sommeil, agitation ou ralentissement psychomoteur, fatigue, dévalorisation ou culpabilité injustifiée, difficultés à réfléchir, se concentrer, ou décider, idées morbides ou suicidaires : cinq de ces symptômes récurrents (comprenant au moins l’un des deux premiers) sont nécessaires pour diagnostiquer un épisode dépressif majeur. Environ 5 % de la population serait dépressive, et 1 personne sur 5 le serait au moins une fois dans sa vie.


L'«obscène nudité» de l'existence


On l’ignore souvent mais le célèbre roman de Jean-Paul Sartre La Nausée (1938), récit du vécu subjectif de la ruine du sens, devait à l’origine s’appeler Melancholia. Car ce que traverse Roquentin, l’antihéros sartrien, c’est l’expérience vertigineuse du drame de l’existence, dévoilée derrière le « vernis » qui recouvre « une effrayante et obscène nudité ». C’est-à-dire qui ne recouvre rien. Si les mots du mélancolique nous touchent, qui que nous soyons, c’est parce qu’ils mettent à nu ce que nous nous efforçons de nous cacher chaque jour : l’instant est perdu dès qu’il passe. Dans une lettre à Louise Collet, Gustave Flaubert écrira ainsi : « Depuis que nous nous sommes dit que nous nous aimions, tu te demandes d’où vient ma réserve à ajouter pour toujours. Pourquoi ? C’est que je devine l’avenir, moi. C’est que sans cesse, l’antithèse se dresse devant mes yeux. Je n’ai jamais vu un enfant sans penser qu’il deviendrait vieillard, ni un berceau sans songer à une tombe. La contemplation d’une femme nue me fait rêver son squelette, c’est ce qui fait que les spectacles joyeux me rendent tristes et que les spectacles tristes m’affectent peu. Je pleure trop en dedans pour verser des larmes en dehors. »
Sarah Chiche
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