mardi 18 mars 2025

PRESSE : Pourquoi les hommes ont-ils plus de mal à consulter un psy ?

Pourquoi les hommes ont-ils plus de mal à consulter un psy ?

Les études montrent que les hommes ont plus de mal à exprimer leur mal-être. Décryptage de ce phénomène social avec Vincent Lapierre, directeur du Centre de prévention du suicide.

Propos recueillis par Nathan Tacchi

En France, le taux de suicide des hommes est presque quatre fois supérieur aux femmes. 

20,8 pour 100 000. C'est le taux de suicide des hommes en France en 2024, selon l'Observatoire national du suicide (ONS). En comparaison, ce taux s'élève à 6,4 chez les femmes. Si la souffrance psychique des femmes est plus élevée selon des études, les hommes aussi souffrent de problèmes de santé mentale. Or, cette détresse masculine est sous-diagnostiquée et sous-évaluée. Autour de cette question règne un tabou, alimenté par les stéréotypes de genre.

Au cœur de cette problématique : la virilité. Ce mélange de fierté et de compétition va à l'encontre de l'expression de sa vulnérabilité, de ses angoisses. Décryptage de la prise en charge de la santé mentale des hommes et comment changer la donne avec Vincent Lapierre, psychologue, directeur du Centre de prévention du suicide à Paris et ambassadeur de la fondation Movember.

Le Point : Quels sont les freins psychologiques qui empêchent les hommes de demander de l'aide ?

Vincent Lapierre : C'est un des rares domaines où la construction sociale genrée désavantage le masculin. L'appel à l'aide est généralement plus ardu pour les hommes. J'évoque souvent l'exemple du couple mixte en voiture : les femmes demandent leur chemin avec bien plus d'aisance.

Cette réticence s'intensifie face aux enjeux de santé, particulièrement mentale. Les hommes s'acharnent à résoudre leurs difficultés en solitaire. Confrontés à la détresse psychique, ils élaborent des mécanismes compensatoires souvent nocifs. Le recours aux substances, l'alcool en tête, est fréquent. Ce schéma domine dans l'univers masculin, bien que présent chez les deux sexes.

Cette attitude entrave significativement le soin. Les hommes tardent à admettre leur vulnérabilité. Certains ne se l'avouent jamais. Ou alors, leur lucidité survient quand ils envisagent déjà des solutions extrêmes. Parfois fatales.

Au CPS Paris, spécialisé dans la problématique suicidaire, notre ratio est éloquent. 70 % de femmes contre seulement 30 % d'hommes consultent.

Est-ce une construction sociale selon vous ?

Absolument. Ni les gènes ni l'épigénétique n'expliquent ce phénomène. Cette réserve s'enracine profondément dans l'identité masculine. Face à l'adversité, l'homme recherche instantanément une issue par lui-même. Les femmes aussi, mais elles intègrent naturellement autrui dans leur démarche.

Dans le domaine de la santé mentale, nous touchons à l'intime. C'est un territoire où les hommes évoluent différemment. Un homme avec un problème urologique consultera bien plus tardivement, une femme confrontée à un souci gynécologique hésitera moins.

Nos collègues québécois proposent une lecture peu consensuelle en France. Dans leur conception du masculin, l'intime se confond avec le sexuel. Un homme se confiera sur sa vie affective principalement à sa partenaire sexuelle. Rarement à d'autres, et encore moins à un inconnu.

La « pression sociale positive par les pairs » est évoquée par certains comme levier d'action. Pouvez-vous développer ce concept ?

Cette stratégie émerge d'un constat simple : les campagnes de prévention sanitaire échouent auprès des hommes. Leur résistance s'explique par leur vision particulière de la santé. Elle requiert souvent un proche partageant cette préoccupation.

Un exemple révélateur : les femmes célibataires restent bien soignées, pas moins que celles en couple. Les hommes célibataires, eux, sont nettement moins suivis que leurs homologues en couple.

La pression sociale positive repose sur l'influence de figures identificatoires : quelqu'un qui vous ressemble, attentif à sa santé, qui consulte un médecin ou un psychologue quand nécessaire. Par son exemple, il légitime ces comportements.

Cette figure peut être un partenaire sportif. Un collègue apprécié. Un ami de longue date. Son témoignage authentique surpasse toute campagne institutionnelle. « J'ai traversé une période difficile après ma séparation. J'ai consulté un psy. Aujourd'hui, ça va mieux. »

Avez-vous observé une différence générationnelle entre les hommes concernant la santé mentale ?

Indéniablement. Depuis 2021, notre patientèle masculine rajeunit considérablement. Parmi les 30 % d'hommes reçus, deux groupes prédominent. Les plus de 70 ans et les moins de 30 ans. La tranche intermédiaire demeure quasi absente.

La présence des seniors s'explique facilement : nous avons un programme historique de prévention du suicide des aînés. Le phénomène nouveau concerne les jeunes hommes. Même ceux de moins de 25 ans. Nous y voyons l'émergence d'une génération différente. Pour eux, consulter un psychologue est socialement plus accepté. La santé mentale s'affirme comme préoccupation légitime.

Vous avez mentionné l'alcool comme facteur masquant les problèmes de santé chez les hommes. Y a-t-il d'autres formes d'automédication ou comportements d'évitement spécifiques aux hommes ?

L'alcool reste l'échappatoire privilégiée. Les anxiolytiques classiques demeurent davantage féminins chez les plus de 30 ans. Les jeunes générations s'orientent vers divers psychotropes. Mais après 30 ans, alcool et cannabis conservent leur primauté.

Fait crucial : l'alcool amplifie le risque suicidaire chez les personnes vulnérables. De nombreux patients admis aux urgences après une tentative de suicide avaient bu. Tous genres confondus. Cette substance agit comme déclencheur. Elle catalyse le passage à l'acte.

Avez-vous observé des différences socioculturelles dans les profils qui viennent vous consulter ?

Le dernier rapport de l'ONS est clair. Il souligne une disparité sociale manifeste, l'accès aux soins psychiques s'avère plus aisé pour les catégories professionnelles supérieures. Au CPS, nous offrons des consultations gratuites, financées par l'ARS. L'obstacle financier disparaît. Persiste néanmoins le frein culturel, lié à la familiarité avec le système de santé.

Y a-t-il des approches thérapeutiques qui semblent mieux fonctionner spécifiquement chez les hommes ?

La psychothérapie traditionnelle rebute souvent les hommes. Précisément par son rapport à l'intime. Une démarche médicalisée rencontre généralement moins de résistance. Le psychiatre est mieux accepté.

L'invitation à « s'asseoir et raconter sa vie » suscite des réticences. En revanche, l'approche clinique trouve plus d'écho. « Vous souffrez de dépression, c'est une pathologie traitable. » Les solutions médicamenteuses sont mieux reçues.

Lors de détresses psychologiques, les hommes ont-ils un discours différent des femmes ?

Notre vigilance s'accentue face à un consultant masculin. Cette démarche, socialement moins évidente, suggère une souffrance significative. En épidémiologie, être homme et exprimer des idées suicidaires constitue un risque majeur.

Une expérience éclairante au CPS : nous interrogions davantage les femmes sur les violences sexuelles subies. Nous avons changé d'approche. En posant systématiquement cette question aux hommes, nous avons découvert un fait inquiétant. Un sur quatre rapportait de telles violences. Cette proportion dépasse largement les statistiques générales. Beaucoup confiaient que c'était leur première évocation du sujet. La première fois qu'on les questionnait.

Y a-t-il des moments de vie identifiés qui sont à risque pour la santé mentale, notamment chez les hommes ?

Essentiellement tout ce qui crée une rupture : séparation sentimentale, divorce, déménagement, licenciement, perte d'emploi. Ces transitions exigent une vigilance accrue. Un handicap soudain peut également fragiliser. Pensez au sportif contraint à l'inactivité.

Toute discontinuité dans le mode de vie fragilise. Le déménagement illustre parfaitement ces événements déstabilisants. Tout change. Le corps subit. Cette période critique mobilise d'importantes ressources. Si d'autres difficultés surviennent simultanément, notre résilience s'effondre.

Quels sont pour vous les prochains défis concernant la santé mentale des hommes ?

Le paradoxe actuel réside dans l'engorgement du système de santé. On est gêné de dire aux gens « consultez, consultez » quand ils vont nous répondre qu'ils ont du mal à trouver des rendez-vous.

Je participe au déploiement du plan national de prévention du suicide. Notre module « Sentinelle » vise à créer des réseaux efficaces. Des personnes formées au repérage des individus en souffrance sont capables d'orientation aussi. Nous avons implanté ce dispositif dans plusieurs milieux : les universités, la police nationale, le monde agricole via la MSA…

Notre objectif est clair : forger une culture commune autour de la santé mentale. Dépasser les tabous. Il ne s'agit pas d'imposer des confidences aux hommes. Plutôt d'instaurer une vigilance bienveillante, comme quand un collègue est en pleine séparation : celui-ci affirmera gérer la situation, surtout dans le contexte professionnel, mais en réalité, ses ressources s'épuisent.

L'idée n'est pas de traiter tout le monde comme un « flocon fragile », mais de ne pas s'arrêter à ce qui est dit et d'essayer de voir un peu derrière. Mon aspiration serait qu'on ait les moyens de créer des environnements bienveillants sur les questions de santé mentale au masculin dans le plus d'endroits possible.