vendredi 21 juillet 2023

Reportage Suicides forcés : à l’AP-HP, les soignants formés à réagir avant qu’il ne soit trop tard


A l'AP-HP, les soignants formés à réagir avant qu'il ne soit trop tard

Par MARLÈNE THOMAS mardi 18 juillet 2023 https://www.liberation.fr/*

Suicides forcés L'ancienne avocate Yael Mellul, qui a porté la reconnaissance du suicide forcé comme infraction, sensibilise le personnel de santé à la détection d'un harcèlement pouvant pousser une femme à se tuer. A la Pitié-Salpêtrière, en mai, l'échange a mis en lumière leur rôle central face à ces violences.

 suffit de compter les doigts timidement levés pour se rendre compte du chemin restant à parcourir. «Combien d'entre vous ont déjà entendu parler de suicide forcé?» amorce Yael Mellul, ex-avocate qui a porté la reconnaissance de cette nouvelle infraction dans le sillage du Grenelle des violences conjugales de 2019. Verdict, sur la vingtaine de personnes présentes en ce dernier jour de mai à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris: six personnes. «Si on en a entendu parler ce matin, ça compte?» tente dans un sourire Jacky Nizard, gynécologue obstétricien.

Depuis 2020, un nouvel article du code pénal compte deux circonstances aggravantes au délit de harcèlement moral sur conjoint ou ex : lorsque ces violences psychologiques ont conduit la victime -majoritairement des femmes- à se suicider ou à tenter de se suicider, la peine est désormais de dix ans d'emprisonnement et 150000 euros d'amende. Yael Mellul appuie comme pour l'ancrer dans les esprits : «Le suicide apparaît comme la seule façon pour les victimes de se libérer de leurs souffrances.» Morrigan Rives, interne en gynécologie à la Pitié-Salpêtrière, reconnaît : «J'avais une notion du suicide forcé, ça paraît assez logique quand on prend en charge des femmes victimes de violences, mais je ne savais pas qu'il y avait un cadre légal.» Une méconnaissance à laquelle Yael Mellul est habituée : «Il n'y a eu pas ou peu de communication des pouvoirs publics», embraye-t-elle, comme pour rassurer.

L'ancienne pénaliste organise depuis près de trois ans des sessions de prévention dans des commissariats ou hôpitaux en ne comptant que sur les bonnes volontés individuelles. Ce jour-ci, c'est celle de Sophie Duchesne, gynécologue obstétricienne à la Maison des femmes de la «Pitié», déjà formée lors d'une session antérieure, qui l'amène entre ses murs décorés de coupes anatomiques d'accouchement. Mine studieuse, bloc-notes en main, une bonne partie de l'assistance est ce jour-là «acquise» à cette cause, «experte même», anticipait l'intervenante avant cet échange de près de deux heures. En majorité, des médecins, aides soignantes, accueillantes, psychologues des trois Maisons des femmes de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) - trois structures qui proposent un accompagnement global aux victimes de violences - mais aussi de la maternité ou de centres médico-psychologiques (CMP). «Tous les services sont susceptibles d'accueillir des personnes victimes», remarque Sophie Duchesne. Former des soignants implique de s'accommoder à un va-et-vient régulier au gré des urgences médicales. Courant après l'horloge, l'intervenante débite un maximum d'informations. «Mon rôle est de vous ouvrir à une nouvelle approche. Quand une victime de violences conjugales vient vous voir, il y a deux risques importants : le risque de féminicide mais aussi le risque de passage à l'acte suicidaire.» En amont, elle développait : «On a surtout en tête le risque d'assassinat ou de meurtre.» Une tentative de suicide antérieure, une séparation ou un épisode de violence très récent constituent notamment des signes avant-coureurs à ne pas négliger.

Spirale mortifère Les services de police et de gendarmerie ont enregistré 684 victimes ayant tenté de se suicider ou s'étant suicidées à la suite du harcèlement de leur conjoint ou ex en 2021. Les conclusions d'un rapport du Projet européen sur les suicides forcés, remis en novembre à la Commission européenne, comptabilisaient, lui, 209 Françaises poussées au suicide en 2017. «Ça veut dire qu'au moins deux fois plus de femmes meurent de suicides forcés que de féminicides», interpelle Yael Mellul.

Le parallèle avec la mort par suicide de la jeune Lindsay, 13 ans, victime de harcèlement scolaire est rapidement dressé par les blouses blanches. En 2022, le harcèlement scolaire a été reconnu comme un délit pénal avec un texte inspiré de celui du suicide forcé comprenant les mêmes circonstances aggravantes. Le personnel des Maisons des femmes fait également face à des cas de suicides lors de «violences sexuelles, d'incestes, de violences en contexte migratoire», complète la gynécologue Sophie Duchesne. Des angles morts pour la justice.

Les soignants forment le premier rempart à cette spirale mortifère. «Vous êtes dans l'écrasante majorité des cas en première ligne, c'est vous que les victimes de violences conju- gales viennent voir en premier, c'est auprès de vous qu'elles viennent se faire soigner lorsqu'elles sont blessées ou qu'elles ont fait une tentative de suicide», déroule-t-elle tout en ayant conscience de leurs conditions d'exercice précaires. Le gynécologue Jacky Nizard rebondit: «Parfois, on reçoit ces paroles lors d'un suivi médical, pas forcément en urgence. Ce n'est pas facile de mettre en branle toute la machine au milieu de dizaines de consultations.» Le parallèle entre le manque de moyens pour la justice est vite dressé avec celui tout aussi criant pour l'hôpital public. «On a un grand manque de ressources en santé psychique», pointe le professeur Marc Dommergues, chef du service gynécologie de la Pitié-Salpêtrière. Le poste provisoire de psychiatre dévolu à la Maison des femmes -seulement présent à quart-temps- va disparaître dès la rentrée. Amélie Glading, sage-femme coordinatrice de la Maison des femmes de Bichat, indique: «On ne peut pas créer de postes pendant deux ans.» «On est un petit maillon de la chaîne. Même s'il y a peu de psychologues ou psychiatres, on fait ce qu'on peut » lâche une soignante depuis le fond de la salle. Le personnel médical avance avec cette crainte de ne pas réagir assez vite, de ne pas trouver les mots, de ne pas pouvoir fournir les soins adéquats au moment approprié. «On a cette charge mentale lorsqu'une personne nous évoque des idées noires, on se dit: "Pourvu qu'elle ne passe pas à l'acte ce soir après ma consultation." On ne peut pas envoyer toutes les patientes qui évoquent des idées suicidaires vers le psychiatre, d'ailleurs certaines ne le souhaitent pas», dit Sophie Duchesne.

La Haute Autorité de santé recommande de questionner systématiquement les patientes sur les violences au sein du couple, même en l'absence de signaux d'alerte, pour effectuer un repérage précoce. «On s'est rendu compte que cette question était systématiquement posée en obstétrique mais pas en psychiatrie», remarque Marc Dommergues.

Pour le chef de service, «l'approche standardisée» de sa spécialité, leur «relation de soins de court terme» à leurs patientes et cette habitude de questionnements intimes rendent la démarche plus aisée. «Nous, on les voit trente ans ! On amène la question plus longuement mais effectivement, je pense que ce n'est pas assez abordé», complète Jane (1), psychiatre en CMP. L'intervention de l'avocate aux urgences de Cochin, à Paris, a permis la mise en place d'un protocole. «Ils n'interrogeaient pas systématiquement la présence de violences intrafamiliales, maintenant c'est le cas», illustre-t-elle. Depuis la loi du 31 juillet 2020, la levée du secret médical est possible «lorsque les violences mettent la vie de la victime majeure en danger immédiat» et qu'elle «se trouve sous l'emprise de l'auteur des violences». Une mesure qui a suscité de vifs débats. La gynécologue Sophie Duchesne la salue sous l'approbation de collègues: «Ça donne un cadre aux soignants, surtout les non-spécialistes des violences, très attachés au secret médical et pouvant craindre de faire un signalement au procureur.

» Dans la mesure du possible, les soignants doivent s'efforcer de récolter l'accord de la victime. «Celles qui portent plainte sont dans un tel état d'épuisement Les encourager à porter plainte est compliqué, il est hyper rare qu'au bout d'années de procès il se passe quelque chose», nuançait Jane quelques minutes plus tôt.

«Autopsie psychologique» La responsabilité des médecins est double dans le cas d'un suicide forcé. Il y a la réaction à l'urgence immédiate et ce qu'il consigne pour l'après. Les certificats médicaux constituent des éléments probatoires clés. «Qu'est-ce que l'on doit noter lorsque l'on reçoit une patiente victime de violences qui pourrait être repris dans le cadre d'une plainte?», demande Jacky Nizard. Caractériser un suicide forcé nécessite de procéder par faisceau d'indices concordants: certificats médicaux, éventuels écrits de la victime, témoignages de proches qui ont assisté à des scènes de violence, exploration des téléphones «Il faut procéder à une autopsie psychologique. L'aspect médical a une place très importante, il faut raconter la dégradation de son état. Vos certificats permettent à une victime ou une famille endeuillée de porter plainte pour cette nouvelle infraction», expose Yael Mellul en plaidant pour une retranscription complète de ce qui est dit en consultation. Les soignants marchent sur des oeufs. Si le texte de loi n'exige pas que le harcèlement moral soit l'unique cause du suicide, les conséquences traumatiques des violences conjugales (dépression, perte d'emploi, alcoolisme, isolement, hospitalisation en psychiatrie) sont encore souvent retenues comme des raisons du passage à l'acte plutôt que comme des preuves du harcèlement moral. «On est très limités dans nos certificats, car ce sont des termes qui peuvent être utilisés à

charge par la partie adverse», réagit Candie Grangé, sage-femme coordinatrice de la Maison des femmes de l'Hôtel-Dieu. Sophie Duchesne dresse le même constat: «Ce qui est "astucieux" dans le mécanisme de l'agresseur, c'est que les violences vont aggraver les troubles psychiatriques, ce qui peut se retourner contre elle. On va entendre des réflexions du type: "C'est une personne dépressive à la base, est-ce qu'on peut être sûre que ses idées suicidaires sont la faute de l'agresseur ?"» Fin mars, la Chancellerie reconnaissait auprès de Libération que «ce qui va être déterminant est notamment la sensibilisation de l'environnement médical, concomitante avec la levée du secret médical. Cette détection-là est déterminante dans la prise en compte judiciaire pour ensuite objectiver et caractériser l'infraction». Les premiers échanges encourageants de Yael Mellul avec le ministère de la Santé n'ont pour l'heure pas abouti sur un plan de plus grande ampleur. ? (1) Le prénom a été modifié. Si vous avez des idées suicidaires, ne restez pas seul·e. Parlez-en à vos proches et contactez votre médecin traitant, le 3114 (numéro national gratuit 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, écoute professionnelle et confidentielle) ou le 15 (Samu).

LA JUSTICE DE PLUS EN PLUS SAISIE La prise en compte des nouvelles circonstances aggravantes du harcèlement moral sur conjoint et ex avance lentement. Au premier semestre 2022, le ministère de la Justice dénombre 6 condamnations pour suicide forcé, ce qui porte le total à 10 depuis l'entrée en vigueur de la loi. En 2021, 16 poursuites correctionnelles ont été enregistrées pour 190 affaires transmises au parquet, contre 2 poursuites pour 19 affaires transmises en 2020. «Cette augmentation signifie que les enquêteurs se saisissent de plus en plus de cette qualification, là où auparavant ils retenaient seulement le harcèlement par conjoint, complète la Chancellerie en insistant sur la nécessité de décorréler nombre de poursuites et condamnations. Ces affaires prennent plusieurs mois d'enquête. Un acte de poursuite ne donne pas forcément de condamnation dans la même année.» Impossible aussi d'en déduire un nombre de relaxes pour les autres procédures. «Cela signifie qu'il n'y a pas eu de condamnation sur cette qualification très spéciale, mais il peut y avoir une requalification du tribunal correctionnel en harcèlement moral par conjoint sans la circonstance aggravante, voire en violences habituelles.» Campant sur ses positions, le ministère de la Justice ne juge pas nécessaire d'envoyer une circulaire aux parquets sur cette infraction.

«Vous êtes dans l'écrasante majorité des cas en première ligne, c'est vous que les victimes de violences conjugales viennent voir en premier.» Sophie Duchesne gynécologue

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