lundi 10 juillet 2023

OPINION AUTOUR DE LA QUESTION L’appel des psys sur la fin de vie : aide au suicide ou suicide médicalement administré ?

L’appel des psys sur la fin de vie : aide au suicide ou suicide médicalement administré ?  

TRIBUNE
Collectif  https://www.nouvelobs.com*

Le 15 mars, « l’Obs » lançait « l’Appel des 109 » pour faire évoluer la loi sur la fin de vie. A l’initiative de Bruno Dallaporta et Faroudja Hocini, une centaine de professionnels de la psychiatrie, psychanalyse et psychologie ont décidé de répondre et de pointer les angles morts d’un débat dans lequel ils s’estiment trop peu entendus.
Publié le 7 juillet 2023  https://www.nouvelobs*
 

Alors que l’hôpital et les institutions de soins souffrent d’un manque cruel de moyens à mettre au service de la vie, on veut nous « offrir » les moyens de donner la mort et le suicide médicalement administré. Pourquoi une société en crise en vient-elle à réclamer si massivement de pouvoir recevoir la mort par le corps médical ?

Que la lutte contre l’acharnement thérapeutique et le pouvoir abusif de médecins soit primordiale, que le manque de formation de nombreux soignants à l’accompagnement de fins de vie soit manifeste, que les dispositifs légaux déjà existants soient mal connus et donc mal appliqués, tout cela justifie-t-il de supprimer l’interdit fondamental de donner la mort ou d’y participer de quelque façon, alors que cet interdit est à la fois le cadre et la condition de possibilité du soin ?

Peu de commentaires interrogent la disproportion qui existe entre les 75 % de personnes bien portantes favorables à l’euthanasie et les 1 à 2 % en situation réelle de handicaps sévères ou de fin de vie qui la réclament (rapport Sicard, décembre 2012, PDF). Comment comprendre un tel abîme ?

Les personnes bien portantes s’imaginent être des identités closes. Quand elles se projettent dans la peau de personnes gravement handicapées, elles jugent aujourd’hui qu’elles seront indignes de vivre ainsi. Dans notre société du productivisme, du culte du jeunisme et du mythe de l’autonomie pure, elles intègrent l’idée que dépendance, grand âge et vulnérabilité sont des contre-valeurs. Ces personnes ne réalisent pas qu’elles auront changé d’identité et de point de vue quand la maladie grave ou le handicap les aura transformées. Car notre identité est ouverte : nous ignorons absolument qui nous deviendrons, ce que nous désirerons quand des évènements nous auront métamorphosés. Pourquoi les personnes en fin de vie ou en situation de handicap psychique ou physique extrême ne réclament pas, pour 98 à 99 % d’entre elles, une aide à mourir ? Peut-être parce que la vie veut la vie et les personnes vulnérables aussi.

Parmi les personnes militant pour l’euthanasie, beaucoup ont vu un proche souffrir, être maltraité ou abandonné par des médecins : leur propos légitime est : « Plus jamais ça. » On trouve aussi, selon la sociologue Anita Hocquard, une surreprésentation de personnes au fort prestige social qui ont intériorisé le fait qu’elles deviendront une contre-valeur une fois devenues vulnérables et dépendantes. Si bien que l’argument « chacun est libre de recourir ou non à l’aide à mourir » n’est pas aussi transparent qu’il y paraît. La question est : voulons-nous construire une société fondée sur la toute-puissance de l’individu réclamateur ? ou sur l’accueil et la responsabilité vis-à-vis des grandes vulnérabilités ?
Dilemmes insurmontables

Comment comprendre la fascination euthanasique (étrangement corrélée à l’augmentation du grand âge que nous isolons dans des établissements) dans nos démocraties individualistes ? Celles-ci sont en multicrise et en perte de repères symboliques remplacés par les logiques marchandes, l’hypercontrôle et la prolifération de protocoles administratifs. Distinguons la loi « légale » qui évolue selon les époques, les mœurs et les sociétés, et la loi « symbolique » ouvrant l’interprétation et l’horizon du sens.


Quelle serait la signification d’une loi qui établirait un protocole de gestion de nos morts ? Imaginer qu’un dispositif législatif répondra à toutes les situations humaines si plurielles et si complexes est un leurre et un piège. Si nous levons l’interdit de participer à la provocation de la mort, nous aurons certes la solution radicale aux rares cas difficiles, mais en contrepartie nous fabriquerons de toute pièce des dilemmes bien plus insurmontables comme chez nos voisins qui ont dépénalisé l’aide active à mourir ou l’euthanasie.

Au début, ils s’engageaient à protéger les plus fragiles au plan psychique ou cognitif. Ces limites sont tombées. Geneviève Lhermitte, d’abord emprisonnée puis suivie en psychiatrie après avoir tué ses enfants dans une crise psychotique, a été euthanasiée en Belgique en février 2023. Que dire de la « koffie-euthanasie » aux Pays-Bas où une dame bien portante avait demandé l’euthanasie dans sa directive anticipée dès lors qu’on déciderait de sa mise en maison médicalisée ? Devenue démente, son désir de vie persistait : le médecin a dû la tromper avec un sédatif dans son café et la tenir de force car elle se débattait lors de l’injection létale. Au plan légal, tout est respecté. Au plan symbolique, comment ne pas trembler ?


Notre travail quotidien est fait de demandes de mort par des personnes aux « souffrances psychiques réfractaires » et aux « maladies incurables ». Nos expériences nous apprennent que nous ne devons pas répondre en miroir à la personne qui veut mourir. Notre écoute ne se situe pas dans le registre de l’offre et la demande. La demande de mort porte une part d’ambivalence, de zones grises : elle est demande d’une autre vie moins souffrante. Comment d’ailleurs vouloir la mort, cet inconnu radical ? Tout notre travail consiste à faire dé-coïncider la personne de sa demande pour créer ensemble un écart vers une dynamique nouvelle. L’interdit de participer de près ou de loin à la mort garantit la sécurité de la relation et permet d’être inventifs et imaginatifs.

Autre chose : nous ne sommes pas dupes, nous soignants, comme les familles, des désirs de mort qui peuvent nous saisir parfois vis-à-vis de certaines personnes malades qui nous attaquent ou nous malmènent. Nous savons aussi que si cette agressivité n’est pas pensée, elle risque d’être mise en acte par nous, exaucée d’une façon ou d’une autre. Il faut reconnaître et élaborer l’opacité de nos intentions souterraines sans quoi nous aurons tôt fait d’appeler « soin bienveillant » la mort médicalement administrée.

L’aide active à mourir ou l’euthanasie promet le suicide réussi et la mort au bout du protocole. Nos expériences de terrain nous font rencontrer des personnes ayant réalisé des tentatives de suicide gravissimes. On est souvent surpris que ces personnes (malgré la paraplégie après défenestration, le délabrement par arme à feu) veuillent vivre et même se sentent revivre. Laissons une chance de seconde vie aux personnes déjà fragilisées par nos sociétés. Laissons une chance à l’hôpital de survivre, sans pervertir les valeurs du soin déjà si meurtries par les thanatopolitiques.

Pour une clarification approfondie des enjeux, on se rapportera au podcast gratuitement accessible « Alors, on s’pose » : « L’euthanasie et son angle mort ».

BIOS EXPRESS

Bruno Dallaporta est médecin à la Fondation Santé des Etudiants de France, docteur en éthique médicale. Faroudja Hocini est psychiatre-psychanalyste, enseignante en psychopathologie à l’université Paris-Cité (Centre de Recherche Psychanalyse, Médecine et Société), chercheure associée à la chaire de philosophie à l’hôpital.

Liste des trente premiers signataires : Stéphane Amadeo, professeur de psychiatrie, PUPH, chef de service, Centre hospitalier universitaire de Martinique Pierre Zobda-Quitman, Fort-de-France, Béatrice Badin de Montjoye, psychiatre, cheffe de service GHU Paris psychiatrie et neurosciences, Jean Chambry, psychiatre d’enfants et d’adolescents, chef de pôle GHU Paris psychiatrie et neurosciences, Jean-Christophe Chauvet-Gelinier, professeur de psychiatrie, PUPH, chef du service de psychiatrie adultes, Centre hospitalo-universitaire de Dijon, Raphaël Gaillard, professeur de psychiatrie, PUPH, université Paris-Cité, chef de pôle, Pôle hospitalo-universitaire Paris-15e, GHU Psychiatrie et eurosciences, site de Sainte-Anne, Nicolas Girardon, pédopsychiatre, chef de service, FSEF, Neufmoutiers-en-Brie, Guillaume Giret, psychiatre, chef de pôle, santé mentale des personnes détenues et psychiatrie légale, Centre hospitalier Le Vinatier, Bron, Pierre-François Godet, psychiatre, chef de pôle, Centre hospitalier Le Vinatier, Bron, Mathias Gorog, chef de service, pédopsychiatre, IJ06 au GHU Paris psychiatrie et neurosciences, Raphaël Gourevitch, chef de service, Centre psychiatrique d’Orientation et d’Accueil (CPOA), chef du pôle CPOA-SMPR-PsyLine, GHU Paris psychiatrie et neurosciences, Cyril Hazif-Thomas, psychiatre, chef de service de l’intersecteur de psychiatrie du sujet âgé à l’hôpital Bohars du CHRU de Brest, Patrice Huerre, psychiatre des hôpitaux, Paris, Véronique Morville, psychiatre, cheffe de pôle de la psychiatrie adulte, CHITS, Toulon, Noël Pommepuy, pédopsychiatre, chef de pôle, EPS Ville-Evrard, Neuilly-sur-Marne, Isabelle Sabbah-Lim, psychiatre, cheffe de service de pédopsychiatrie, GHU Paris psychiatrie et neurosciences, Sarah Smadja, psychiatre, cheffe de service du SHU, Pôle hospitalo-universitaire Paris-15e, Ion Valeriu Fruntes, psychiatre, praticien hospitalier, chef de service intrahospitalier-urgences, Pôle universitaire de psychiatrie de Reims, EPSM de la Marne, Roland Gori, psychanalyste, professeur émérite de psychologie et de psychopathologie clinique à l’université Aix-Marseille, Mi Kyung Yi, professeure de psychopathologie clinique, psychologue clinicienne, psychanalyste, directrice de l’Ecole doctorale 450 « Recherches en psychanalyse et psychopathologie » UFR IHSS (Institut Humanités, Sciences et Sociétés), université de Paris, Nathalie de Kernier, psychologue clinicienne, docteure en psychologie, psychanalyste, maîtresse de conférences HDR à l’université Paris-Nanterre, Mathilde Laroche Joubert, psychologue clinicienne, hôpital Avicenne-APHP, Bobigny, maîtresse de conférences en psychopathologie psychanalytique, université Paris-Ouest-Nanterre, Véronique Lefebvre des Noëttes, psychiatre de la personne âgée, docteur en éthique médicale, APHP, Centre hospitalier Emile-Roux, Limeil-Brévannes. chercheure associée LIPHA, Delphine Peyrat-Apicella, psychologue clinicienne, maîtresse de conférences en psychologie, université Sorbonne-Paris-Nord, François Richard, professeur émérite à l’université de Paris-Cité, psychologue clinicien, psychanalyste, Axelle Van Lander, docteure en psychologie-HDR, MCU associé laboratoire ACCePPT-université Clermont-Auvergne et psychologue clinicienne, USP CHU Louise-Michel, Clermont-Ferrand, Caroline Gros, psychanalyste, docteur en philosophie, Marseille, Elsa Godart, psychanalyste, philosophe, Sara Piazza, PhD, psychologue clinicienne, présidente du Comité local d’Ethique, Centre hospitalier de Saint-Denis, Alexandre Sinanian, psychologue clinicien, PhD, chercheur associé du laboratoire PCPP-université Paris-Cité, Thierry Trémine, psychiatre des hôpitaux, rédacteur en chef de « l’Information psychiatrique ».

Par Collectif

https://www.nouvelobs.com/opinions/20230707.OBS75458/l-appel-des-psys-sur-la-fin-de-vie-aide-au-suicide-ou-suicide-medicalement-administre.html

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Pour aller plus loin podcast à écouter :

« Alors, on s’pose », le podcast de philo par Faroudja et Bruno Un podcast pour penser les problèmes d'aujourd'hui et agir par gros temps de désorientations. Avec pour horizons: Une seule santé / la riposte poétique:  pour prendre soin de soi, des autres (humains et non humains), et de notre monde commun, proche et lointain, présent et à venir.  Car les valeurs du soin sont les valeurs de demain

Episode 1 : « Le suicide assisté et son angle mort » Épisode 1/3 " Nous commençons notre podcast avec ces questions :"peut-on faire tomber l'interdit de donner la mort? Quelles conséquences pour une société ?" . Cette première série aura lieu en trois épisodes. Épisode 1/3: De la confusion à la réflexion ou les bases pour mieux comprendre. Épisode 2/3: Les arcanes du psychisme humain face à la question du suicide.  Épisode 3/3: Quels liens entre dépénalisation du suicide assisté et de l'euthanasie et les enjeux écologiques ? 

https://www.deezer.com/fr/show/6144075

https://deezer.page.link/9ZhsmtEiAYkRBxsb6

ou 

  "L'euthanasie et son angle mort" en accès libre à cette adresse : https://open.spotify.com/episode/1SrofCPuN4ieF4rHEehnGB?si=vRXuvyg3T8Wi5W9E5dPSsg&context=spotify%3Ashow%3A0KN03x197UpADDfEqzcfwb

 Podcasts didactiques pour participer au débat et tenter de passer de la confusion à l'orientation.  le podcast 2 « Les arcanes du psychisme humain face au suicide assisté »  et le podcast 3 sur « euthanasie et écologie » sortiront prochainement.