La gouvernance du mal-être au prisme du genre : le cas d’un dispositif de prévention du suicide en milieu agricole. Entre gouvernance de soi et maintien des normes de genre

Gwenaëlle Icart

Doctorante au Département Communication, Unité Mixte de Recherche PREFICS, Université Rennes 2
 

Pour citer cette publication : Gwenaëlle Icart, La gouvernance du mal-être au prisme du genre : le cas d'un dispositif de prévention du suicide en milieu agricole. Entre gouvernance de soi et maintien des normes de genre, AgriGenre, février 2023. Source en ligne : https://agrigenre.hypotheses.org/14512

Des causes multiples, pas uniquement d’ordre économique, conduisent certains agriculteurs et agricultrices au suicide. Depuis plusieurs années maintenant, les pouvoirs publics, les acteurs et actrices professionnels et associatifs se sont emparés de la problématique du suicide dans le monde agricole.

En engageant des travaux pour mieux identifier et comprendre les déterminants, il se déploie sur les territoires ruraux des dispositifs de repérage et d’accompagnement des agriculteurs et agricultrices en difficulté. C’est le cas du service d’écoute en ligne dit Agri’écoute mis en place par la Mutualité Sociale Agricole (désormais MSA).

Des travaux se sont donc penchés sur la question du suicide des « groupes sociaux agricoles » (Bessiere, Giraud et Renahy 2008) et ont montré que dans certains pays industrialisés comme la France, l’Angleterre et l’Australie, les agriculteurs y affichent une surmortalité par suicide (Alston, 2012; Droz et al., 2014; Hawton, Simkin, & Malmberg, 1998; Judd, Jackson, Fraser, et al., 2006). De nombreux travaux qui traitent la question du suicide en contexte agricole comme les études psychosociales, montrent que la frontière entre vie professionnelle et vie privée au sens de Lourel et Gueguen (2007) est pratiquement quasi-inexistante. En effet, le modèle productiviste a été fondé sur l’articulation entre famille et travail et le couple hétérosexuel comme socle de référence professionnelle. D’autres travaux articulant dynamiques de genre et agriculture ont montré que l’agriculture constitue un espace de reproduction de la masculinité hégémonique où se perpétue cette ascendance (Delphy, 1983 ; Saugeres, 2002 ; Annes et Wright, 2017 ; Barthes, 2005 ; Chush et Macken- Walsh, 2018).

La modernisation et la standardisation des techniques amène a une certaine idéologie de l’exemplarité sociale et économique qui fonctionne comme un système de pression. Il implique pour l’individu une obligation de réussite, liée a un déni des phénomènes problématiques émergeant, et une angoisse vis-a-vis de l’attente sociale qui s’exerce envers lui. La souffrance est exacerbée par la peur de l’échec (Michele Salmona, 1994). Ce sont alors des valeurs de contrôle, de robustesse et de domination de la nature qui deviennent les caractéristiques d’une masculinité se présentant comme hégémonique (Annes et Handfield, 2019). En ce sens, la forme familiale du travail en agriculture, comme l’a souligné Alice Barthez (1982), est vue comme une mobilisation totale de la personne au service du projet professionnel. Plusieurs risques psychosociaux sont alors spécifiques à la population agricole (Lenoir et Laplante, 2014). Tout d’abord il y a la transmission transgénérationnelle, la dimension macroéconomique (notamment la politique agricole), mais également microéconomique avec le problème des endettements, les difficultés au travail, les contrôles sanitaires et la PAC ainsi que le management. Tous ces aspects génèrent des conditions de sur-travail qui s’inscrit dans une logique « d’adaptation au marché » (Lemery 2003). C’est dans ce contexte que les dispositifs de détection et d’accompagnement de la population agricole vulnérable se développent et proposent une réponse qui s’aligne aux politiques néolibérales.

Cette contribution propose une vue d’ensemble, non- exhaustive, des réflexions en cours sur les dispositifs de prévention mis en place dans le milieu agricole au regard du concept de gouvernance articulé avec les études critiques sur les masculinités imbriqués à l’intersectionnalité comme cadre d’analyse des subjectivités vulnérables.

Si la prévention du suicide à destination de la population agricole fait déjà l’objet de réflexions sociologiques (Nicolas Deffontaines, 2021), Élodie Jimenez rappelle que peu d’études traitent du malaise agricole comme objet de recherche à part entière en sciences humaines et sociales. La plupart des recherches sur la santé des agriculteurs abordent peu la dimension des masculinités et inversement, celles sur la santé des hommes abordent peu la réalité des agriculteurs, et ce, malgré les interactions reconnues entre le genre et la santé 1. Ainsi il s’agit ici de mettre en exergue la mise en place d’une politique de gestion de prévention du suicide qui cristallise les tensions autour du « soucis de soi » au regard des masculinités hégémoniques.

Nous commençons par un préalable théorique qui aborde de manière non-exhaustive les études menées sur la demande d’aide au prisme du genre, puis nous reviendrons sur les conditions d’émergences du dispositif numérique de prévention du suicide mis en place par la MSA . Nous l’appréhenderons au regard des approches foucaldiennes du dispositif et des techniques de soi. Enfin nous conclurons en articulant gouvernance de soi et masculinité hégémonique.

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