Jacques CofardAuteurs et déclarations
8 septembre 2022 https://francais.medscape.com/*
France — Un clip de l’association Soins aux professionnels de Santé (SPS), dans le cadre d’une campagne de prévention du suicide chez les soignants, provoque un véritable tollé dans le monde de la santé. On vous explique pourquoi.
C’est un clip de campagne de prévention contre le suicide, où l’on voit un médecin se tirer une balle en pleine tête au chevet du lit de son patient, un autre soignant passer par la fenêtre d’une chambre d’hôpital, et un dernier se pendre au même endroit. Ce film est accompagné d’un message clair : « Avant d’en arriver là, des solutions existent, plus de 100 psychologues pour vous accompagner. » Cette vidéo a donc été produite dans le cadre d’une campagne de prévention contre le suicide de l’association SPS, un organisme, présidé par un médecin, le Dr Éric Henry, dont l’objectif est de « défendre la santé des étudiants et des professionnels de santé. »
Pour ce faire, l’association « réalise des enquêtes, met en œuvre des actions et développe des outils innovants pour améliorer la qualité de vie des étudiants et professionnels de la santé, prévenir et protéger leur santé, optimiser leur activité et la prise en charge des patients. »
Boycott de la journée de débats
Dans le cadre de cette campagne de prévention du suicide des soignants, SPS a organisé une journée de débats, le 30 août, à laquelle étaient conviés des membres de l’association de Papageno, « un programme national intégré à la stratégie globale de prévention du suicide ». Soutenu par la direction générale de la santé, Papageno « repose sur un partenariat entre le Groupement d’Études et de Prévention du Suicide (GEPS) et la Fédération Régionale de Recherche en Psychiatrie et Santé Mentale (F2RSM Psy) Hauts-de-France. »
Les membres de Papageno invités à cette journée de débats, précédée d’une conférence de presse de SPS, ont dû décliner l’invitation car le film de la campagne de SPS a suscité de nombreuses réactions scandalisées dans le monde de la santé.
« Je ne nie pas l’utilité d’avoir une campagne de prévention puisque les soignants sont touchés de plein fouet par le suicide, et cela mérite que l’on se mobilise. Mais cette campagne choc n’est pas du tout une force de mobilisation, mais une force de sidération. L’exposition à une représentation explicite de suicide peut générer de la détresse chez les personnes déjà endeuillées par le suicide, cela peut aussi provoquer des troubles [de stress] post-traumatiques chez des soignants qui ont déjà vécu le suicide d’un de leurs patients. Les revues de littérature, les méta-analyses notamment dans le domaine de la sécurité routière montrent que ce type de communication génère de la peur, de la tristesse, du regret, de la honte... Il est préférable d’éviter ce type de campagne choc », explique Nathalie Pauwels, chargée du déploiement du programme Papageno en France.
Effet Werther
D’après Nathalie Pauwels, le film de l’association SPS pourrait générer, chez ceux qui le visionnent, un effet Werther : « L’effet Werther (du nom du roman de Goethe, Les Souffrances du jeune Werther), est l’augmentation du nombre de suicides induite par une exposition médiatique à ce geste — la publication du roman de Goethe a coincidé avec une augmentation du nombre de suicides en Europe. Les personnes qui se suicidaient étaient de jeunes hommes, utilisaient le même moyen létal que le jeune protagoniste, et avaient lu cet ouvrage, c'est ainsi qu'un lien a été fait entre les deux. On doit au sociologue américain David Philipps qui, en 1974, a constaté une augmentation des suicides dans la population générale lorsqu’il y avait une médiatisation de suicides, l'appelation donnée à ce phénomène. »
Le film de SPS aurait donc des effets contre-productifs, pour ne pas dire délétères, auprès d’une population de soignants où le taux de suicide est plus important que dans la population générale : « je ne peux qu’exprimer des regrets qu’une association qui a des moyens financiers pour lancer une telle campagne fasse ce choix-là. SPS se justifie en affirmant qu’il y a moins d’impact puisque leur spot est fictionnel et ne reflète pas la réalité. Il est vrai que des études ont montré que les œuvres de fiction montrant le suicide ont moins d’impact que les faits réels. Mais on ne peut pas non plus dire que cela n’a aucun impact. L’OMS a d’ailleurs émis des recommandations pour les auteurs de fiction. De notre côté, nous prônons dans un premier temps l’avis des personnes concernées. Nous faisons régulièrement des focus groupes, en travaillant en amont la littérature », ajoute Nathalie Pauwels.
Vidéo choquante
Un avis partagé par la Dre Marine Lardinois, vice-présidente de l’association des jeunes psychiatres et addictologues, et par ailleurs psychiatre au CHU de Lille.
« Les réactions que cette vidéo a suscitées ont été multiples et plutôt négatives. Cette campagne est qualifiée, par les soignants que nous avons interrogés, de « choquante, violente, dangereuse, inadaptée, horrible, pitoyable, culpabilisante, sensationnaliste, problématique, stupide, contre-productive, irresponsable, inconséquente. Elle a suscité un profond malaise et des sociétés savantes, notamment le groupement d’études et de prévention du suicide, s’est positionné contre cette campagne. Ce groupement a qualifié la démarche de cette campagne contraire aux données scientifiques de ces cinquante dernières années, qu’elle pouvait réactiver la douleur chez les endeuillés... », analyse-t-elle.
L’association des jeunes psychiatres et addictologues a demandé à SPS le retrait de cette vidéo, mais son président, le Dr Éric Henry, reste droit dans ses bottes, et n’a semble-t-il pas l’intention de faire amende honorable : « C’est vrai que le président de SPS a donné une interview dans un journal de la presse professionnelle, où il campe sur ses positions. Pourtant comme je vous le disais, il y a eu de nombreuses alertes à la fois de soignants et de sociétés savantes, pour demander le retrait de cette vidéo contre-productive », explique la Dre Marine Lardinois.
Pour autant, la jeune psychiatre ne baisse pas les bras : « Nous continuons de faire de la veille, pour savoir quelles sont les réactions des soignants à son visionnage. Nous continuons à la signaler par ailleurs, puisqu’elle est opposée à tout ce qui est recommandé. Nous avons déjà réagi sur le compte de l’association en les incitant à s’informer pour mieux faire de la prévention suicidaire. Toutefois, le président de l’association a déclaré lors de son interview qu'il était tout à fait en respect avec les principes de Papageno... »
Papageno
A contrario de l’effet Werther, il existe l’effet Papageno, vertueux en matière de prévention du suicide : « l’effet Papageno est l’augmentation des traitements de prévention du suicide lorsqu’il y a exposition à un traitement médiatique responsable du suicide. L’OMS recommande ainsi de réduire l’effet Werther et de promouvoir l’effet Papageno. L’effet Papageno est inspiré d’une œuvre artistique, La Flûte enchantée de Mozart. Dans cette œuvre, au moment où Papageno pense se suicider, on lui rappelle qu’il a dans sa poche des clochettes magiques, lesquelles lui permettent de faire revenir l’être aimé, Papagena, et de renoncer à se suicider. La symbolique est claire : lorsque l’on est animé par des pensées suicidaires, on ne voit plus de solutions à notre mal, car on est envahi par la souffrance. L’effet Papageno, c’est de dire : « regardez à côté de vous, il y a encore des aides ». C’est pour cela que l’on indique souvent dans ces campagnes de prévention un numéro de téléphone gratuit et ouvert 7j/7 », explique Nathalie Pauwels.
« S’agissant de la population des soignants au sens large, la prévalence des troubles psychiques, quels qu’ils soient (troubles du sommeil, anxiété, dépression) est plus importante que dans la population générale. La létalité est aussi plus importante pour des professionnels qui ont accès à certains moyens, donc faire de la prévention, cela semble évident, encore faut-il le faire avec énormément de précaution. Il faut travailler en focus groupe, en réunissant des personnes concernées », abonde Marine Lardinois.
Cette dernière recommande également de « suivre les données de la science : toutes les études montrent que le sensationnalisme ne fonctionne pas. En revanche, il existe des ressources disponibles : pour les soignants l’association MOTS œuvre en faveur de la santé des soignants, il y a aussi le numéro de téléphone gratuit 3114. Par ailleurs, certains spécialistes comme les anesthésistes-réanimateurs proposent des ressources spécifiques comme ce dépliant ». Contacté par Medscape, l’association SPS n’a pas donné suite.
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