mercredi 6 mai 2020

ENQUETE Fondation Jean Jaures La santé mentale des étudiants en médecine

La santé mentale des étudiants en médecine
02/05/2020
Ariel Frajerman
Les quelque 60 000 étudiants en médecine des hôpitaux français constituent, comme en témoigne leur mobilisation exemplaire face à la crise du Covid-19, un rouage indispensable de notre système de santé. Mais leurs conditions de travail sont difficiles et se dégradent. L’inquiétante prévalence d’épisodes dépressifs et la multiplication des cas de suicides parmi les futurs médecins français doivent alerter les pouvoirs publics. Pour la Fondation, le docteur Ariel Frajerman synthétise les connaissances actuelles sur la santé mentale des étudiants en médecine et identifie les pistes susceptibles de l’améliorer.
Au sein du monde médical français, le début d’année 2020 a été marqué par le suicide de quatre internes en médecine en deux mois[1]. Chaque année, les médias rapportent une dizaine de cas de suicides chez les internes[2]. Les internes français étant environ au nombre de 30 000[3], il est possible d’en déduire un taux de suicide approximatif de 33 pour 100 000. À titre de comparaison, le taux de suicide dans la population générale pour cette tranche d’âge (25-34 ans) était de 10,9 pour 100 000 habitants en 2014[4]. Un interne a donc environ trois fois plus de risque de se suicider qu’un Français de même âge de la population générale !

Le suicide est un phénomène complexe et multifactoriel. Il peut être considéré comme une manifestation extrême du mal-être mais se limiter à ce symptôme serait grandement sous-estimer la fréquence de la souffrance des étudiants. Ce phénomène doit amener à s’intéresser de manière plus générale à la santé mentale des étudiants en médecine.

Ce sujet est, certes, souvent abordé dans les médias, mais avec une confusion dans le vocabulaire utilisé. Nous commencerons donc par définir quelques termes techniques. Nous présenterons ensuite les données de la littérature scientifique sur la santé mentale des étudiants dans le monde et en France. Enfin, nous développerons quelques pistes de réflexion pour améliorer la santé mentale des étudiants en médecine français.

I - Définitions

Étudiants en médecine :
Le système des études médicales est similaire dans la plupart des pays : une phase pré-clinique (deux à trois ans) ; une phase clinique (trois à quatre ans) puis l’internat dont la durée est variable en fonction des spécialités et des pays. En revanche, le type d’examen et le mode de sélection sont très variables. Le système français est en pleine transformation. L’internat a été réformé en 2017[5] et divisé en trois phases (socle, approfondissement, mise en responsabilité). Cette réforme, en gestation depuis plusieurs années, a été faite en urgence sur la fin du mandat de Marisol Touraine et de manière bâclée selon les syndicats étudiants, ce qui a entraîné de nombreux problèmes (modalité d’attribution des stages[6], phase d’approfondissement[7] avec le « big matching »[8],…). L’examen national classant (ECN), qui détermine le choix de spécialité des étudiants et qui avait déjà été modifié à plusieurs reprises, devrait être supprimé. L’entrée en médecine, avec un concours en fin de première année, sera modifiée pour la rentrée 2020[9]

Les hôpitaux français comptent environ 100 000 médecins thésés[10], auxquels s’ajoutent 30 000 internes et environ autant d’externes. Beaucoup de médecins diplômés ont une activité de consultation qui leur prend plusieurs demi-journées par semaine. Il est important de comprendre que les étudiants en médecine sont donc indispensables au fonctionnement de l’hôpital et qu’ils sont souvent en première ligne. Ce sont généralement eux qui font l’entretien d’entrée d’un patient et qui vont ensuite l’examiner quotidiennement au cours de son hospitalisation. Sans leurs internes, les hôpitaux français ne pourraient pas fonctionner. Cet état de fait a été illustré en 2019 quand, à la suite de problèmes dans l’organisation des choix de stage des étudiants en médecine, des services de gériatrie ont fait savoir qu’ils ne seraient pas en mesure d’assurer l’accueil de leurs malades en raison d’un manque d’internes de médecine générale[11].

La santé mentale est un terme général, nous allons définir plusieurs termes.
Santé :
Elle est définie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme « un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité[12]. »

Dépression :
Elle est définie par l’OMS comme « un trouble mental courant se caractérisant par une tristesse, une perte d’intérêt ou de plaisir, des sentiments de culpabilité ou de dévalorisation de soi, un sommeil ou un appétit perturbé, une certaine fatigue et des problèmes de concentration ». Mais cela reste un terme trop flou, notamment à cause de son utilisation abusive par les médias. Il faut donc distinguer l’épisode dépressif majeur (EDM), qui correspond aux critères des classifications internationales internationales (Classification internationale des maladies (CIM) de l’OMS ou Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) rédigé par l’association américaine de psychiatrie), du syndrome dépressif, qui comporte seulement certains des critères de l’EDM. De ce fait, le syndrome dépressif est plus fréquent que l’épisode dépressif majeur.

Burn-out :
Il a été initialement défini par le psychanalyste américain Herbert. J Freudenberger pour le personnel soignant dans un article paru en 1974[13]. Le terme a été popularisé par la psychologue américaine Christina Maslach qui a créé l’échelle de mesure du burn-out la plus communément utilisée, la Maslach Burnout Inventory (MBI)[14], dont il existe maintenant plusieurs versions (pour les médecins, les enseignants, les étudiants, etc.). L’Académie nationale de médecine a émis un rapport sur le sujet en 2016[15], qui rappelle les différents symptômes du burn-out : « Épuisement émotionnel, dépersonnalisation, réduction de l’accomplissement personnel ». On peut y lire que le burn-out « peut s’apparenter soit à un trouble de l’adaptation, soit à un état de stress post-traumatique, soit à un état dépressif » et que ses causes sont à la fois semblables à celles des risques psycho-sociaux (« exigences du travail, exigences émotionnelles, manque d’autonomie, manque de soutien social et de reconnaissance, conflits de valeur, insécurité de l’emploi et du travail ») et liées à la personnalité du sujet : « des facteurs individuels peuvent être déterminants de vulnérabilité ». Le diagnostic de burn-out est présent dans la CIM.

Prévalence :
Elle est définie comme le « nombre de cas de maladies enregistrés pour une population déterminée et englobant aussi bien les nouveaux cas que les anciens cas[16] ». Au niveau mathématique, la formule est : (nombre de cas/population totale) *100. Il est important de préciser, notamment pour les maladies transitoires comme la dépression, sur quelle période de temps est effectuée cette mesure : les résultats seront différents selon qu’on interroge le sujet sur les deux dernières semaines, le dernier mois, les douze derniers mois ou la vie entière. Tous les questionnaires n’interrogeant pas la même période, il est possible d’obtenir des taux de prévalences qui diffèrent de façon artificielle.  

Méta-analyse :
Elle est définie comme « une démarche statistique qui permet de synthétiser quantitativement, par le calcul d’un effet combiné, les résultats d’études indépendantes ayant trait à une question de recherche bien précise. Cette synthèse des résultats est subséquente à une revue systématique et implique une méthodologie rigoureuse qui a pour but, entre autres, d’assurer l’impartialité de la synthèse et sa reproductibilité. […] Elle permet de tirer des conclusions significatives à partir de l’ensemble des données publiées, se faisant ainsi un outil puissant pour soutenir la prise de décision, notamment pour la santé publique »[17].

II - La santé mentale des étudiants en médecine

Dans le monde

La méta-analyse de LIsa S. Rotenstein parue en 2016 retrouve une prévalence du syndrome dépressif de 27 % et des idées suicidaires de 11 %[18] chez les étudiants en médecine avant l’internat. 

Dans notre méta-analyse sur le burn-out parue en 2019, la prévalence du burn-out est estimée à 44 % au niveau mondial et à 27 % au niveau européen[19]. Il n’y avait pas d’étude française. 

Chez les internes, une méta-analyse retrouve une prévalence du syndrome dépressif de 28,8 %[20], tandis que la prévalence du burn-out est estimée à 51,0 %[21].

À titre de comparaison avec la population générale, le rapport de l’OMS de 2017 estime la prévalence de la dépression en 2015 à 4,4 % au niveau mondial et à 4,8 % pour la France[22]

En France

Le Conseil national de l’Ordre des médecins a publié une enquête en 2016 : 33 % des externes et 56 % des internes ont eu un arrêt de travail dans les deux dernières années. Dans 20 % des cas, l’arrêt maladie était lié à un trouble psychique (soit un externe sur vingt et un interne sur dix). De même, 7 % des étudiants ont déclaré avoir été hospitalisés, dont 10 % pour des raisons psychiques, et 14 % des étudiants ont déclaré avoir des idées suicidaires[23].

Les syndicats d’étudiants en médecine ont réalisé une enquête en 2017 qui a inclus 21 768 réponses (4255 en pré-clinique, 8725 externes, 7631 internes et 1157 jeunes médecins) ; la prévalence du syndrome dépressif est estimée à 27,7 % et des idées suicidaires à 23,7 %.

En France, l’Observatoire national de la vie étudiante (OVE) est un organisme public d’études et de recherche. Le dispositif central de l’OVE est l’enquête « Conditions de vie des étudiants » (CdV), une étude nationale dont l’objectif est de recueillir et d’analyser des informations pertinentes sur les conditions de vie de la population étudiante sous leurs différents aspects. L’OVE a réalisé en 2016 la première enquête nationale sur la santé des étudiants[24] et a obtenu près de 19 000 réponses. La prévalence sur les douze derniers mois de l’épisode dépressif majeur chez les étudiants en médecine est de 15,8 % (11,3 % pour les hommes et 17,4 % pour les femmes) et des idées suicidaires de 8,8 %. La prévalence est similaire chez les étudiants des cursus non médicaux.

L’avantage de l’enquête de l’OVE est qu’elle utilise la même méthodologie que le baromètre santé des Français, ce qui rend la comparaison plus pertinente. Le baromètre santé est une étude nationale française sur un échantillon de personnes âgées de 18 à 75 ans (25 319 pour l’édition 2017). La prévalence de l’EDM sur les douze derniers mois en 2017 est de 9,8 % : 13 % chez les femmes et 6,4 % chez les hommes[25]. La prévalence des idées suicidaires sur les douze derniers mois est de 4,7 %[26].

On peut ainsi constater que les prévalences de l’épisode dépressif majeur et des idées suicidaires sont beaucoup plus élevées chez les étudiants en général, et plus particulièrement chez les étudiants en médecine, que dans la population générale.

Facteurs de risques

Tous les individus n’ont pas le même risque de faire un épisode dépressif majeur. Chez les étudiants, les facteurs de risque identifiés par l’enquête de l’OVE sont le fait d’être une femme, d’avoir des difficultés scolaires et le sentiment d’avoir des difficultés financières. Dans la littérature scientifique, le seul facteur de risque apparaissant régulièrement est le sexe féminin[27] mais reste discuté sur le fait d’être un facteur intrinsèque lié à des caractéristiques biologiques mais également un artefact de mesure dû à un biais de réponse lié au genre ou encore aux effets environnementaux des rôles sociaux genrés et de leurs facteurs de risques associés (expositions aux violences sexuelles notamment ou à des positions sociales et salariales plus fragiles)[28]. Pour le burn-out, une étude américaine retrouve une association entre la maltraitance des étudiants et le risque de burn-out[29]

III - Comment améliorer la santé des étudiants en médecine ?

Si l’on souhaite améliorer la santé des étudiants en médecine, il ne faut pas seulement soigner les troubles, mais également tenter de prévenir leur apparition. En termes de prévention, la Haute autorité de santé (HAS) distingue trois stades : « La prévention primaire qui agit en amont de la maladie (exemple : vaccination et action sur les facteurs de risque), la prévention secondaire qui agit à un stade précoce de son évolution (dépistages), et la prévention tertiaire qui agit sur les complications et les risques de récidive[30]. » 

Des avancées ont déjà eu lieu. Il faut d’abord opérer une prise de conscience du problème, ce qui a été permis grâce aux études scientifiques et aux enquêtes menées par les syndicats étudiants. Cette reconnaissance a été officialisée avec le rapport du Dr Donata Marra sur la qualité de vie des étudiants en santé qui a émis douze recommandations[31].

Il s’agit ensuite de mettre en place les structures nécessaires : le gouvernement a créé en 2019 le Centre national d’appui à la qualité de vie des étudiants en santé[32]. Cet organisme doit notamment aider au développement de structures par université, sur le modèle de ce qui existe déjà au sein de certains établissements tels que le Bureau interface professeurs étudiants (BIPE) à l’université Pierre et Marie Curie (UPMC-Paris 6)[33]

Au-delà, il s’agit désormais d’agir de façon concrète. Nous avons récemment publié une revue de littérature sur le sujet[34]. On peut, à l’heure actuelle, distinguer trois niveaux d’intervention : institutionnel, collectif et individuel. Au vu des données de la littérature scientifique, plusieurs pistes doivent être envisagées. 

Réduction du temps de travail

La réduction du temps de travail a été testée aux États-Unis dès le début des années 2000[35] et a montré son efficacité. Après quatre ans de procédure, le Québec a décidé en 2011 d’interdire les gardes de vingt-quatre heures[36]

En 2013, la Commission européenne avait demandé à la France de limiter le temps de travail à quarante-huit heures par semaine[37].

L’Intersyndicale nationale des internes (ISNI) a réalisé une enquête en 2019 sur le temps de travail des internes français. Il en ressort que ces derniers dépassent toujours le temps de travail hebdomadaire réglementaire de quarante-huit heures par semaine et que 30 % ne peuvent pas prendre leur repos de sécurité après une garde[38]

Il faut souligner que ces résultats cachent une grande hétérogénéité et que certaines spécialités poussent leurs étudiants à travailler bien au-delà de ces moyennes. Ainsi, selon une enquête menée en Franche-Comté en 2019, « 47,5 % des internes de spécialités médicales travailleraient au-delà de soixante heures par semaine et 43,4 % des internes en spécialités chirurgicales au-delà de soixante-quinze heures »[39]

Lutter contre la maltraitance et le harcèlement

En France, le livre Omerta sur l’hôpital. Le livre noir des maltraitances faites aux étudiants en santé écrit par Valérie Auslender a révélé l’importance de la maltraitance envers les étudiants en santé : 50 % des étudiants disent avoir été victimes de propos sexistes, plus de 40 % de pressions psychologiques, 25 % de propos racistes, 9 % de violences physiques et près de 4 % de harcèlement sexuel[40]. On a, de plus, observé ces dernières années une recrudescence des actes racistes et antisémites dans les facultés de médecine[41].

Au niveau du harcèlement sexuel, une thèse de 2018 sur les externes en Île-de-France retrouve une prévalence du harcèlement sexuel de 60 % chez les étudiantes en fin d’externat. Selon la même étude, seulement 20 % des étudiants interrogés sont capables d’identifier correctement les quatre situations de harcèlement sexuel. En outre, plus de 90 % des participants n’avaient jamais eu de formation sur les violences sexuelles[42]

Selon l’enquête Medscape de 2019, 16 % des internes disent avoir été victimes de harcèlement, d’inconduite ou d’abus sexuel et 25 % déclarent en avoir été témoins. Chez les médecins thésés, la prévalence du harcèlement sexuel diminue avec l’âge des médecins : 9 % chez les 28-34 ans contre 2 % pour les plus de 45 ans[43].

Selon un certain nombre de soignants, cette lutte contre le harcèlement n’est pas portée par les institutions[44] et il existe toujours aujourd’hui à l’hôpital un sentiment d’impunité pour les harceleurs, comme l’a illustré le tragique suicide du professeur Mégnien[45].

Amélioration de la rémunération

Les étudiants en médecine deviennent salariés et cotisent à la Sécurité sociale à partir de leur quatrième année de médecine (début officiel de l’externat) mais leur salaire mensuel brut est de 129,60 euros la première année, 251,40 euros la deuxième et 280,89 euros la troisième[46]. Rapportées aux heures travaillées, les externes en médecine sont donc payés 1,29 euro brut de l’heure ! 

À ce très faible salaire horaire, il faut ajouter le fait que toutes les gardes effectuées ne sont pas payées, alors même qu’elles durent vingt-quatre heures et que leur montant est déjà très inférieur au smic horaire[47]

L’enquête 2019 de l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf) montre que cette politique salariale entraîne une grande précarité chez ceux qui doivent la subir : 43,2 % des étudiants ne mangent pas à leur faim, 30 % sautent des repas tous les mois pour raisons financières, 25 % ont déjà pensé à arrêter leurs études pour des raisons financières[48].

Le salaire d’un interne augmente chaque année : 1392 euros brut (à bac +6) puis 1573 euros puis 2125 euros hors garde. En se basant sur une hypothèse de temps de travail hebdomadaire de cinquante-cinq heures par semaine, on peut calculer que les futurs médecins français touchent un salaire horaire de 6,3 euros en première année d’internat, 7,2 euros en deuxième année et 9,7 euros en troisième année. À titre de comparaison, le salaire horaire minimum légal (smic horaire brut) est actuellement de 10,15 euros[49].

Une garde de nuit est payée 119 euros, soit 10 euros brut de l’heure. D’une durée de douze heures, elle ne bénéficie pas d’une majoration pour travail de nuit[50]. À ces tarifs insuffisants s’ajoute pour les internes la nécessité d’être extrêmement vigilants sur leur fiche de paie : les erreurs y sont nombreuses et les retards de paiement fréquents[51].

Déstigmatiser les maladies psychiatriques, les patients souffrant de troubles psychiatriques et les psychiatres

Patients et maladies psychiatriques

Les maladies psychiatriques souffrent en France d’une mauvaise image. Selon l’enquête Ipsos-Fondation Pierre-Deniker de 2016, « 26 % des 15-25 ans ne seraient pas prêts à s’asseoir à côté d’une personne atteinte d’une maladie mentale dans le bus ; 51 % des 15-25 ans pensent que les personnes atteintes de maladies mentales sont dangereuses pour les autres et 86 % des 15-25 ans ne seraient pas prêts à être en couple avec une personne atteinte d’une maladie mentale ». 

Ces préjugés ont des conséquences négatives pour les patients qui, de ce fait, ont peur d’être diagnostiqués puis stigmatisés. Ce déni collectif s’étend aux étudiants et aux professionnels de la santé, chez qui la dépression est, en effet, un puissant tabou. Loin d’être une exception française[52], cet état de fait est notamment lié à l’image du médecin que certains considèrent comme devant être capable de tout encaisser et de ne jamais se plaindre[53]

Une étude américaine montre ainsi que les étudiants considèrent que reconnaître sa dépression ou demander de l’aide aurait des conséquences négatives sur leurs relations avec les autres étudiants, les enseignants et leur avenir professionnel[54]. Nombreux sont, en effet, ceux qui considèrent encore que la dépression « n’est pas une vraie maladie ». 

Une autre possibilité, qui consiste à arrêter ses études de médecine pour se réorienter dans une autre voie, est également très mal perçue : « L’échec est très mal admis en médecine. Ceux qui arrêtent sont considérés comme des fainéants, ne répondant pas aux besoins de santé publique[55] ».

Cette posture incite les soignants à ne pas se plaindre, à dissimuler leurs symptômes et à douter d’eux-mêmes et de leurs compétences[56]

Les psychiatres

La stigmatisation des maladies psychiatriques ne concerne pas seulement le patient mais peut également s’étendre à son entourage (famille, amis), voire aux psychiatres. C’est ce qui ressort notamment d’une enquête effectuée en 2013 par l’Association fédérative française des étudiants en psychiatrie (AFFEP) auprès de 1300 internes, dont 500 qui n’étaient pas en psychiatrie, et dont les résultats ont été repris par le Dr Déborah Sebbane pour sa thèse de médecine. 

Un quart des internes non-psychiatres n’ont jamais effectué de stage en psychiatrie au cours de leurs études. Plus de la moitié des internes non-psychiatres pensent que les internes de psychiatrie ont des antécédents psychiatriques et sont « bizarres », 40 % pensent qu’ils ne sont pas vraiment médecins et un tiers pensent qu’« un interne de psychiatrie, ça va mal finir, la psychiatrie c’est “contagieux” »[57]. Cette stigmatisation de la part de leurs confrères et collègues est un frein supplémentaire pour les étudiants en médecine à aller consulter un psychiatre.

Former le personnel pédagogique et les étudiants

Au niveau de l’encadrement, l’enjeu actuel est d’apprendre aux médecins à être plus bienveillants avec les étudiants qu’ils encadrent. Il faut également les rendre capables de dépister les cas de dépression et les former pour savoir comment réagir face à un étudiant qui en présente des symptômes afin de pouvoir l’orienter vers les structures adéquates. L’offre de formation est aujourd’hui insuffisante. S’il existe maintenant plusieurs diplômes interuniversitaires (DIU) de pédagogie médicale, l’université française ne propose à l’heure actuelle qu’un seul DIU « soigner les soignants », créé en 2015.

Pour les étudiants en médecine, la formation READ (Réagir à la discrimination vécue et anticipée, en anglais : « Responding to Experienced and Anticipated Discrimination ») a été mise en place à la faculté de médecine de Lille, avec des résultats encourageants[58].

Développer des consultations psychologiques et psychiatriques pour les étudiants en santé

Le système psychiatrique français pour les adultes est sectorisé. Pour chaque secteur géographique, il existe une unité d’hospitalisation et un centre de consultation (Centre médico-psychologique, CMP) dont l’accès est gratuit. Mais, en raison des restrictions budgétaires et du manque du personnel, le délai d’attente pour un premier rendez-vous peut être extrêmement long. 

Ce temps d’attente est encore exacerbé par le fait que la priorité est donnée aux patients considérés comme sévères car souffrant par exemple de troubles psychotiques ou ayant fait des tentatives de suicide. De plus, la sectorisation est faite en fonction du lieu d’habitation, qui peut être très éloigné de l’université : cela peut rendre difficile l’accès au CMP pour les étudiants.

C’est pour cela qu’il existe des BAPU (Bureau d’aide psychologique universitaire). Comme ils ne sont pas sectorisés, le délai d’attente pour avoir un premier rendez-vous[59] y est généralement malgré tout de plusieurs mois.

Ce manque d’infrastructures et d’organisation a des conséquences lourdes. Un rapport de 2017 estime qu’un tiers des étudiants en Île-de-France ont des signes de souffrance psychologique mais que seulement 30 % d’entre eux consultent un médecin ou un psychologue[60].

De même, selon l’enquête de l’OVE déjà citée, seulement un dixième des étudiants ayant un épisode dépressif majeur étaient sous antidépresseurs et seulement un quart avaient consulté un psychiatre ou un psychologue dans la dernière année.

Dans les facultés de médecine où elles existent, les consultations psychologiques sont souvent saturées de demandes, ce qui signifie que l’offre est clairement insuffisante. Afin de tenter de remédier à ces défaillances institutionnelles, les syndicats d’internes ont été contraints de développer leurs propres solutions, comme SOS SIHP en Île-de-France[61].

Le modèle biopsychosocial[62]

Il est important de comprendre qu’un étudiant doit être considéré dans son ensemble : il vit au sein d’une société, il a un entourage familial, amical et professionnel, des expériences de vie, une personnalité et un patrimoine génétique qui lui sont propres. Pour améliorer la santé d’un étudiant, il faut donc prendre en compte l’ensemble de ces paramètres personnels et de ses problèmes qui peuvent être variés : difficulté d’apprentissage, problèmes financiers, problèmes familiaux, mauvaise hygiène de vie, etc.

Le BIPE, cité précédemment, propose des interventions individuelles (aide à l’orientation, problème en stage, etc.) et collectives (gestion du stress, méthodes d’apprentissage, qualité de vie, etc.) mais agit également au niveau de l’institution sur les dysfonctionnements pédagogiques. D’autres institutions proposent de leur côté des cours de nutrition, des activités sportives, une aide pour les demandes de bourse, etc.

Le mépris des pouvoirs publics

Le non-respect de la durée de travail hebdomadaire, le salaire horaire inférieur au smic et l’impunité de la maltraitance à l’hôpital ont déjà été abordés dans cette note. À cette liste des manquements de l’État à l’égard de ses futurs médecins, il convient également d’ajouter le mépris des gouvernements envers les internes, qui resurgit et est exprimé régulièrement de manière explicite, notamment au moment de la gestion catastrophique du choix de stage des internes de médecine générale pour le semestre d’hiver 2019-2020[63], ou encore au travers de l’absence de réponse du gouvernement face à la grève illimitée des internes de 2019-2020[64]. En effet, comme le reste du personnel soignant, les étudiants en médecine peuvent être réquisitionnés et il arrive trop souvent que l’administration ne respecte pas la loi[65].

Ce mépris pour les étudiants s’étend également aux externes, comme l’illustrent les chiffres tirés de l’enquête 2019 de l’Anemf sur les droits des étudiants hospitaliers : dans 40 % des facultés de médecine, les étudiants dépassent les quarante-huit heures de travail hebdomadaire et ne disposent pas du repos de sécurité après une garde ; dans 20 % des facultés, les étudiants ne sont pas autorisés à prendre l’ensemble de leurs jours de congé ; 25 % d’entre eux ne reçoivent pas le salaire dû pour leur garde et constatent des retards de paiement supérieur à deux mois[66]

IV - Conclusion

Toutes les études retrouvent des résultats similaires : la prévalence de la dépression et des idées suicidaires chez les étudiants en médecine est trop élevée et largement supérieure à la population générale. 

Selon l’étude de l’OVE, un étudiant sur sept a fait un épisode dépressif majeur et près d’un étudiant sur deux a eu des idées suicidaires au cours des douze derniers mois.

Les autorités administratives et politiques ont pris conscience du problème, notamment grâce au travail des syndicats, mais les mesures concrètes tardent. Aujourd’hui, malgré les condamnations de la France par l’Union européenne, les grèves des étudiants en médecine et du personnel hospitalier, la multiplication des suicides et des arrêts de travail et des enquêtes de plus en plus alarmantes de la part des syndicats, la situation continue de se dégrader. 

Les solutions actuellement proposées demeurent locales et reposent en grande partie sur le bénévolat de médecins ou d’étudiants en médecine. Peu d’argent est consacré à améliorer la santé mentale des soignants, qui payent un tribut élevé. Leur situation s’aggravera tant que se poursuivra la dégradation des conditions de travail à l’hôpital.

La souffrance étudiante en médecine et des médecins n’est pas une fatalité. Certes, ils seront toujours confrontés à la souffrance et à la mort et ils travailleront inévitablement plus que trente-cinq heures par semaine. Mais leur santé mentale peut être améliorée à condition de s’en donner les moyens, notamment financiers. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera possible de faire évoluer les mentalités et d’améliorer leurs conditions de travail. 
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