vendredi 4 avril 2014

POINT DE VUE : « Accident voyageur »: l’épidémie qui frappe les transports en commun

« Accident voyageur »: l’épidémie qui frappe les transports en commun

04.04.2014 par Sébastien Bohler, sur http://www.scilogs.fr/l-actu-sur-le-divan/accident-voyageur-lepidemie-qui-frappe-les-transports-en-commun/
Sébastien Bohler est journaliste à la revue Cerveau & Psycho, chroniqueur à l’émission La tête au carré sur France Inter et auteur d’ouvrages de psychologie et neurosciences, et de littérature. Neurobiologiste de formation.

On parle "d'accident voyageur" quand quelqu'un se jette sur les voies d'un train de banlieue ou d'un RER. Les usagers des transports en commun en région parisienne y sont maintenant habitués.
accident-voyageur
Ces suicides commencent à faire parler. Comme cet article du site Rue89 qui pose des questions dérangeantes: pourquoi est-ce devenu banal? Quel lien avec le stress dans les entreprises? L'opérateur Orange est mis en cause dans cet article, à propos d'un employé qui se serait ainsi donné la mort en janvier.
Au moment où l'article paraissait, les statistiques du début d'année 2014 n'étaient pas encore connues. Elles le sont maintenant. 10 suicides chez l'opérateur téléphonique en deux mois et demi selon Le Monde, soit l'équivalent de toute l'année 2013.

La culture du stress

Pour en avoir parlé avec la sociologue Nicole Aubert, la cause est d'après elle évidente. Aujourd'hui, les grandes entreprises (spécialement celles qui ont connu une privatisation avec des exigences de rendement imposées de manière soudaine) ont déshumanisé le travail. Les immenses open-space, l'interchangeabilité des employés, l'obligation d'être localisable à tout moment, de consulter ses mails chez soi, de fournir le résultat demandé dans des délais incompatibles avec un travail bien fait, ôte toute notion du sens du travail, de sa qualité, de sa continuité et de sa reconnaissance. Son article dans Cerveau & Psycho donnait le ton; lorsque nous avons organisé une émission avec Mathieu Vidard sur France Inter au mois de janvier, l'idée se précisait.
L'an dernier, l'écrivain et ancien directeur de la rédaction du Monde Eric Fottorino parlait de son livre Suite à un accident grave de voyageur.

"Qu'ils aillent se suicider ailleurs"

Au cours de cet entretien, Fottorino fait apparaître un cercle vicieux: les passagers des trains bloqués par un suicide s'emportent contre ceux qui les retardent pour aller à leur travail. Ils sont, eux aussi, pressés. Ils sont soumis à cette pression du temps, de la vitesse, du rendement. Ils sont sur les mêmes rails. Certains d'entre eux sont peut-être sur le chemin qui les mènera à cet épuisement professionnel dont il est tant question.
Les managers savent maintenant détecter les "pré-burnout".

Un nouveau concept: le "pré-burnout"

Dans un entretien post-antenne de la même émission du 8 janvier 2014, Nicole Aubert, professeur de sciences humaines à l'ESCP Europe, confiait que de plus en plus d'entreprises parlent maintenant de "pré-burnout", c'est-à-dire qu'elles repèrent très bien les employés qui vont faire un burnout (syndrome d'épuisement professionnel et de démotivation à tendance dépressive). Changent-elles quelque chose à leur méthode de gestion de leurs employés? Non, elles font intervenir ponctuellement des coachs pour rafistoler des blessures toujours plus profondes.

Changeons de modèle

La réponse d'Orange à ce problème? "Phénomène social". Circulez, il n'y a rien à voir, c'est la société dans son ensemble qui est responsable des suicides. Pas l'entreprise. Une tournure  habile, car renfermant une part de vérité, à savoir que l'exigence de rendement et l'accélération des rythmes de travail touchent tous les secteurs. La plupart des acteurs économiques acceptent l'idée qu'il n'y a pas d'autre voie. Mais ce faisant ils renoncent à l'idée que les hommes pourraient travailler mieux et produire de meilleurs produits, en ayant plus de temps tout en retrouvant le sens de leur travail. Une maturité que la société attend, mais que ne connaîtront pas ceux qui y ont laissé la vie.