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POINT DE VUE
Boissons énergisantes et risque suicidaire : interrogez vos patients sur leur consommation
Selon une méta-analyse portant sur plus de 1,5 million de participants, la consommation de boissons énergisantes et de café présenterait des effets opposés sur le risque suicidaire : une consommation élevée de café (plus de 60 tasses par mois) réduirait significativement les tentatives de suicide grâce à ses effets stimulants et améliorateurs d'humeur, tandis qu'une seule canette de boisson énergisante par mois augmenterait le risque de pensées et tentatives suicidaires, avec un effet dose-dépendant pouvant tripler le risque à forte consommation. Cette différence s'expliquerait par la présence, dans les boissons énergisantes, d'autres substances psychoactives (taurine, guarana, ginseng) et de fortes concentrations de sucre, qui peuvent provoquer anxiété et sautes d'humeur, particulièrement chez les jeunes hommes qui en sont les principaux consommateurs.
Medscape a interrogé le Dr Guillaume Davido, psychiatre spécialisé en addictologie à l’hôpital Bichat à Paris, sur les conclusions de cette étude.
Medscape : En quoi cette étude présente un intérêt particulier, selon vous ?
Guillaume Davido : Les résultats sont assez impressionnants : les tentatives de suicide étaient 30% plus faibles chez les buveurs de café comparativement aux consommateurs de boissons énergisantes.
Cette méta analyse est également intéressante par le fait qu’elle nous incite à être plus nuancés sur les effets de la caféine, et à bien différencier les boissons énergisantes contenant de la caféine, du café. Il semblerait que le café, qui est pourtant un excitant, n'aggrave pas le risque suicidaire : c’est pour le moins surprenant. C’est, pour moi, presque une révélation.
Pourquoi cet effet protecteur de la caféine vous surprend-il ?
L’idée que la caféine pourrait améliorer le risque suicidaire est assez contre-intuitif. Sans compter que beaucoup de publications renseignent sur les effets de la caféine en psychiatrie, et notamment sur son impact sur la qualité du sommeil : moins on dort, plus on est stressé et impulsif, et plus on est sujet à développer des comorbidités dépressives. Qui dit comorbidités dépressives, dit risques suicidaires. Les pathologies psychiatriques seraient d'autant plus décompensées chez les patients qui prennent de la caféine.
Donc on pensait que c'était plutôt l'aspect « caféine » des boissons énergisantes qui allait potentiellement augmenter ce type de pathologies, or cette étude conclut plutôt à un effet protecteur de la caféine.
En revanche, il n’est pas surprenant que les boissons énergisantes soient liées à un risque suicidaire plus élevé étant donné que leur consommation est associé à davantage de comorbidités addictives et psychiatriques. Il n’y avait pas, jusqu’à présent, de recherche spécifique sur le suicide, mais cela semble plausible.
Au-delà de la caféine, comment expliquer le lien potentiel entre risque suicidaire et consommation de boissons énergisantes ?
La méta-analyse cite des publications sur les facteurs de risques de comorbidité psychiatrique et de risque suicidaire qui sont aggravés par la consommation de boissons énergisantes. Ils mentionnent notamment la taurine, la guarana ou le ginseng : selon eux cela pourrait favoriser l'anxiété. Néanmoins, la littérature actuelle reste très prudente quant à la toxicité réelle de ces substances. Il me semble important de garder aussi en tête que la consommation de boissons énergisantes s’inscrit dans un mode de vie globalement à risque, et c’est probablement cela qui explique en partie les associations observées.
Quid des effets sur le microbiote et l’axe intestin-cerveau ?
Il est vrai que le café a un effet antioxydant et des vertus sur le microbiote : la caféine pourrait impacter positivement l’humeur. À l’inverse, les autres composants des boissons énergisantes, et notamment le sucre, ont un effet délétère sur le microbiote. Ainsi, une étude a montré que la consommation régulière de boissons énergisantes diminuait l'expression des gènes bactériens bénéfiques à l’humeur et la diversité microbienne dans l'intestin.
La comparaison café vs boissons énergisantes, dans cette étude, est-elle selon vous solide ?
Elle est intéressante, mais elle a ses limites. Dans la méta-analyse, la quantité de café — et par extension de caféine — est bien identifiée, avec un seuil (60 tasses de café par mois), alors que pour les boissons énergisantes, les quantités sont moins claires, on parle d’une cannette. Une tasse de café fait à peu près 200 ml et une cannette de boisson énergisante représente environ deux tasses de café. On sait que ces boissons contiennent plus de caféine que le café ou que les autres boissons conventionnelles à base de cola, avec une teneur de l’ordre de 75 à 300 mg par boisson. On estime par ailleurs que les amateurs de boissons énergisantes en consomment beaucoup, ils ne se rendent pas toujours compte qu'ils ingèrent énormément de caféine. Cela nous amène à nous interroger sur les résultats de la méta-analyse : les buveurs de café sont-ils protégés par la caféine, ou est-ce simplement le fait qu’ils en consommeraient moins que les consommateurs de boissons énergisantes ?
Les publications qui mettent en avant les risques associés au café en psychiatrie indiquent qu’une consommation modérée ne présente pas de souci particulier. On observerait même un effet neuro-protecteur. Donc deux tasses de café par jour ne semblent pas problématiques.
Quid de la population consommant les boissons énergisantes ?
C’est également une des limites soulignées par les auteurs de cette méta-analyse. On sait que les personnes qui consomment régulièrement des boissons énergisantes n’ont pas le même profil que les buveurs de cafés « classiques ». Ce sont surtout des hommes assez jeunes. Or on sait que le risque suicidaire est augmenté chez les jeunes hommes et que les consommateurs de boissons énergisantes vont parfois consommer d'autres substances — il existe un lien clairement établi dans la littérature entre boissons énergisantes et substances addictives. Et chez les patients qui ont des problématiques addictives, le risque suicidaire est augmenté. Il faudrait donc approfondir la question de la population.
Mais c’est pour moi également un des grands intérêts de cette étude : il est important de connaître ce lien bidirectionnel entre consommateurs de boissons énergisantes et patients suicidaires. En consultation, la boisson énergisante devrait être vue comme un « red flag ». Que ce soit en médecine générale ou en psychiatrie, si vous avez devant vous un patient qui consulte pour des questions psychologiques, il est pertinent d'évaluer ses consommations de boissons énergisantes parce que cela va potentiellement ouvrir des portes vers d'autres problématiques : peut-être consomme-t-il également d’autres substances et qu'il a un style de vie que vous ignorez (cela permet ainsi d’aborder la discussion sur le mode de vie). C'est peut-être quelqu'un qui aura envie de consommer beaucoup de sucre, qui a un trouble du comportement alimentaire (hyperphagie, etc.). On sait que le sucre est dépressiogène et entraîne des complications métaboliques, qui à leur tour entraînent des complications psychiatriques. Il est donc important de dépister ces comportements qui pourront permettre de repérer d’autres risques associés (p. ex. syndrome métabolique, voire stéatose hépatique due à des surconsommations de sucre).
Interrogez-vous vos patients sur leur consommation de boissons énergisantes ?
Pas suffisamment ! Dans les consultations spécialisées dans le sommeil, la question est systématiquement posée afin d’évaluer la consommation de caféine. Dans ma pratique, à l’hôpital et aux urgences psychiatriques, je ne la pose pas systématiquement lors d’une première consultation (on est surtout dans la gestion de crise), mais elle aurait sa place lors d’un suivi ou en fin de prise en charge. Il n’est pas question de diaboliser la caféine, mais c’est un sujet à aborder : chez les patients anxieux, on recommande plutôt de limiter les excitants et d’éviter d’en consommer après 16 h, car cela peut majorer l’anxiété ou perturber le sommeil. En médecine générale, dans le cadre d’un dépistage de trouble anxieux, il serait intéressant de questionner plus précisément les patients.
Existe-t-il des interactions possibles entre les boissons énergisantes et certains médicaments utilisés en psychiatrie ?
Sur le plan moléculaire, il existe des interactions, mais elles sont discutables. Si vous prenez de la caféine avec un antidépresseur ou un antipsychotique, vous n’aurez pas forcément d'effets délétères, mais il existe des publications qui indiquent des interactions avec la clozapine qui est un neuroleptique donné en dernier recours (traitement de référence des schizophrénies pharmacorésistantes). La caféine pourrait augmenter le taux de clozapine, mais de façon assez modérée.
Aussi, il faut garder à l’esprit que la caféine et la plupart des psychotropes ont un métabolisme hépatique commun, avec certaines enzymes hépatiques (dont la CYP1A2) qui sont mobilisées par la caféine. Mais de là à voir des répercussions mentales à la suite de la prise concomitante de ces produits, on ne peut pas l’affirmer.
Néanmoins, la glycémie et la clozapinémie pourraient être perturbées chez les gros consommateurs de boissons énergisantes. Il faudrait donc peut-être effectuer des dosages, mais selon la littérature, les évidences d’un impact sur la santé ne sont pas claires.
En revanche, concernant les antidépresseurs, il n’y a, clairement, pas d’interaction connue.
Enfin, on recommande bien entendu de ne pas consommer de boissons énergisantes ni de café lorsque lorsqu’on prend des traitements sédatifs : ce serait comme appuyer à la fois sur l’accélérateur et la pédale de frein ! Il est donc important de dépister cette consommation chez les patients à qui on prescrit des somnifères.
En conclusion, que retenez-vous de cette étude ?
Je pense que les auteurs de cette méta-analyse ne voulaient pas forcément mettre en évidence un effet protecteur du café, mais plutôt évaluer si la caféine, que ce soit dans le café ou dans les boissons énergisantes, avait un impact sur le suicide. Et là, ils ont montré, de façon un peu surprenante, une différence significative entre les 2 groupes de consommateurs.
Pour la pratique, je retiens que :
la caféine pourrait avoir un effet protecteur vis-à-vis du risque suicidaire lorsqu’elle est consommée avec modération. À l’inverse, la caféine très hautement dosée (comme on en retrouve, en grande quantité, dans les boissons énergisantes), pourrait favoriser le risque suicidaire. Car si vous consommez 15 tasses de café par jour, j’ai du mal à croire que l’effet potentiellement « protecteur » persiste, compte tenu de l’impact sur le sommeil et autres fonctions métaboliques (cardiovasculaires notamment).
il faut être très attentif à la population des consommateurs de boissons énergisantes, et ne pas hésiter à interroger les patients, puisque ce type de consommation peut être associé à de multiples comorbidités (substances addictives, syndrome métabolique, suicidalité…).
Low CE, Chew NSM, Loke S, et al. Association of Coffee and Energy Drink Intake with Suicide Attempts and Suicide Ideation: A Systematic Review and Meta-Analysis. Nutrients. 2025 Jun 2;17(11):1911. doi: 10.3390/nu17111911. PMID: 40507181; PMCID: PMC12157705
source https://francais.medscape.com/voirarticle/3613255#vp_1