La crise suicidaire : la goutte qui fait déborder le vase
Considéré comme « une cause de décès évitable » par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), le suicide peut et doit faire l'objet d'efforts de prévention variés et soutenus.
Anne Marie Lecomte Publié 25/07/24 https://ici.radio-canada.ca/*
Des décennies de recherche en prévention n'ont pas permis d'élucider un cruel mystère : qu'est-ce qui fait qu'une personne se suicide? Prédire la probabilité que ce geste terrible sera posé reste difficile.
Les facteurs de risques, on les connaît. On est capable de bien identifier les gens qui sont vulnérables au suicide, explique Monique Séguin, professeure émérite de l'Université du Québec en Outaouais et chercheuse au Groupe McGill d'études sur le suicide. Ils ne vont pas tous se suicider. Ils vont y penser, ils vont souffrir – malheureusement pour eux – certains feront des tentatives... Mais tous ne vont pas décéder par suicide.
La crise suicidaire, par contre, reste un mystère. Le moment du passage à l’acte : ça, c’est dur à savoir, dit Monique Séguin, qui a consacré sa vie à la recherche en prévention du suicide et à l'intervention auprès des endeuillés de ce fléau qui fauche environ 12 Canadiens chaque jour.
Cette docteure en psychologie a travaillé comme experte notamment en France et aux États-Unis, elle a publié des articles scientifiques et des ouvrages... Et même elle reconnaît qu'il est difficile de prédire, d’évaluer la probabilité qu’une personne va franchir cet irrémédiable pas.
Qu’est-ce qui fait qu’à ce moment-là, pouf? Qu’est-ce qui arrive à ce moment-là..? Ça fait partie du mystère.Une citation de Monique Séguin, professeure émérite de l'UQO et psychologue
Cela dit, le sort des personnes qui pensent au suicide n'est pas inéluctable. Une trajectoire suicidaire peut être déviée, insiste Monique Séguin, qui a colligé plus de 700 trajectoires de vie de personnes décédées par suicide ou ayant eu des conduites suicidaires; une rare et précieuse mine de renseignements pour les chercheurs.
Il est possible de sortir de cette souffrance-là et de vivre, dit-elle. Parce que le suicide, c'est une façon d'arrêter la souffrance.
On voit bien que les taux de suicide baissent d'année en année, dit-elle. Donc, s'il était impossible de changer [une trajectoire suicidaire], les taux ne baisseraient pas.
Chercheur et professeur invité à l'UQAM, Louis-Philippe Côté fait observer que bien que les taux de suicide dans la population générale aient diminué au Canada et au Québec, ils demeurent élevés au sein de certaines populations spécifiques comme les Premières Nations, les Inuit et les personnes LGBTQ2+. Cela souligne l'importance de développer des programmes de prévention ciblés pour ces groupes à risque.
Louis-Philippe Côté, conseiller scientifique à l'AQPS et professeur invité à l'UQAM, affirme qu'au Canada et au Québec, bien que les taux de suicide dans la population générale aient diminué, ils demeurent élevés chez certaines populations spécifiques, comme les Premières Nations, les Inuit et les personnes LGBTQ2+.
De plus, dans la population, la prévalence des problèmes de santé mentale tels que la dépression n'a pas diminué, dit-il.
L’intervention de crise, c’est écouter
Pour évaluer une personne suicidaire, les professionnels de la santé s’en remettent à des grilles d'entrevue. C'est un début d'évaluation, un outil de dépistage, dit Monique Séguin, mais la grille n’est pas une recette. La procédure, la paperasse, la peur de manquer une case du questionnaire, tout ce schéma peut rendre l’intervenant moins disponible à la personne qui est en face de lui, qui souffre et qui a besoin d’un lien pour être sortie de sa solitude.
L’intervention de crise, c’est écouter. L’alliance thérapeutique, c’est l’ingrédient actif. Une citation de Monique Séguin, professeure émérite de l'UQO, psychologue et chercheure
Aussi psychologue en cabinet privé, Monique Séguin a des clients à qui elle demande : êtes-vous en train de me dire que vous souffrez au point de songer au suicide? Et quand la réponse est oui, elle poursuit : avez-vous déjà pensé à comment vous feriez? Avez-vous élaboré un scénario?
Le scénario, s’il existe, la thérapeute va faire tout en son possible pour l’éloigner. Avec l’accord de son client, elle pourra aller jusqu’à appeler une personne qui vit avec ce dernier pour demander à ce qu’il éloigne le moyen XYZ.
Quand le client ne donne pas son accord et que la psychologue évalue qu'il y a imminence du passage à l'acte, elle le protégera malgré lui. Dans un cas comme ça, il faut que je sois capable d'expliquer que ce que je fais, de documenter, d'appeler quelqu'un en disant : "cette personne là, pour telle raison, il faut lui envoyer les ambulanciers, maintenant".
La valeur plus importante que la confidentialité, c'est la vie.
« Il faut être à l'écoute de la personne qui souffre, qui a besoin d’un lien pour être sortie de sa solitude », dit Monique Séguin, chercheuse au Groupe McGill d'études sur le suicide et professeure émérite de l'UQO.
Le psychologue peut communiquer un renseignement protégé par le secret professionnel, en vue de prévenir un acte de violence, dont un suicide, lorsqu’il a un motif raisonnable de croire qu’un danger imminent de mort ou de blessures graves menace une personne ou un groupe de personnes identifiable.
Code de déontologie des psychologues, Légis Québec
Mais une personne hospitalisée en crise suicidaire n'y restera pas ad vitam aeternam. L’évaluation de l’imminence [du passage à l’acte], c’est à court terme, dit Mme Séguin.
Or, dans une vie, les idées suicidaires vont et viennent dans une même journée et peuvent s'échelonner sur des années. Souvent, le geste irréparable est posé parce que le vase est plein, décrit Monique Séguin. Des fois, on voit la goutte et on se dit : mais pourquoi s’est-elle suicidée pour "ça"?
Je dis souvent quand je donne de la formation : une goutte n’a jamais fait déborder un vase vide.Une citation de Monique Séguin, professeure émérite de l'Université du Québec en Outaouais
Quand il intervient auprès d'endeuillés par suicide, Brock Dumville, du Centre de prévention du suicide de Montréal, explique à ces derniers qu'ils ne sont pas responsables de ce qui est arrivé. Il compare la situation à un casse-tête auquel il manque des morceaux. L'entourage en avait quelques-uns entre ses mains et la personne décédée est partie avec les derniers morceaux. Donc, on ne pourra jamais complètement comprendre ce qu'elle vivait.
Ce n'est pas facile, mais c'est la chose avec laquelle on doit composer, décrit-il.
Les causes d’un suicide sont multifactorielles : il n’y a jamais qu’une seule raison. Les facteurs de risque sont : une situation de vie difficile;
des troubles de santé mentale;
un problème de dépendance;
les sentiment que ça ne sert à rien de continuer, que l’avenir est bouché, qu'on représente un fardeau pour l'entourage... La détresse et le désespoir, quoi;
les pensées suicidaires comme telles;
l'existence d'un scénario suicidaire.
Des progrès pour aider les personnes suicidaires
On est mieux équipés qu'auparavant, affirme Élise Benoît, psychiatre à l'Institut universitaire en santé mentale à Montréal. Elle cite le progrès énorme d'avoir, dans l'est de Montréal, l'Équipe mobile Résolution, disponible 24 heures sur 24, sept jours sur sept, qui évalue, rencontre et offre au besoin de l'hébergement aux adultes en période de crise psychosociale.
Une telle ressource permet d'offrir autre chose qu'une inscription sur une liste d'attente aux gens qui se sont présentés en crise suicidaire aux urgences, dit la Dre Benoît : les listes d'attentes, on le sait, ça marche pas.
L'AQPS souligne qu'ailleurs au Québec, d'autres formules existent pour venir en aide aux personnes en détresse : des centres de crise se sont dotés d'équipes volantes, des CIUSSS collaborent avec des services de police pour des interventions sur le terrain, etc.
Pour la psychologue Monique Séguin, il importe d’écouter la personne suicidaire afin qu'elle se sente moins seule, qu’elle évacue. On enlève quelques gouttes. Partager sa souffrance avec quelqu’un n’enlève pas la souffrance, mais ça la rend humainement supportable.
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