lundi 9 août 2021

Jusqu’à quel point les réseaux sociaux lèvent-ils le tabou sur les troubles psychiques ?

Jusqu’à quel point les réseaux sociaux lèvent-ils le tabou sur les troubles psychiques ?
Usbek & Rica *  Pauline Porro - 6 août 2021

Dans les œuvres de fiction, par la voix de célébrités… Jamais les troubles psychiques n’ont été si présents dans l’espace public. Une visibilité croissante à laquelle la crise du Covid n’est pas étrangère. En la matière, les réseaux sociaux font office d’espace d’expression privilégié. Comment comprendre cette libération de la parole numérique ? Mais surtout, jusqu’à quel point contribue-t-elle réellement à une véritable prise de conscience sociétale plus globale ?


Kristine souffre de bipolarité de type 2 et de cyclothymie. Lors d’une période de down particulièrement sévère, elle décide de créer la page cyclothymia.and.bipolar sur Instagram. « Je me suis dit qu’il devait bien exister quelque part quelqu’un qui souffrait de bipolarité et qui comme moi ne parvenait pas à être comprise par ses proches. »

 « J’ai toujours été très seule avec ma maladie, confie Julie, 30 ans, qui souffre de dépression chronique et d’anorexie mentale restrictive. À la suite de mon diagnostic en 2019, cela ne s’est pas arrangé ».

Afin de sortir de sa solitude, l’idée d’ouvrir un compte Instagram fait son chemin. Elle lance alors la page depression_sans_pression. Lorsqu’elle est hospitalisée sous contrainte en raison d’un risque suicidaire, elle témoigne au jour le jour de son quotidien sur son compte, où 1188 abonnés la suivent.


Je voulais mettre en évidence la gravité de la maladie mais également faire connaître le traitement hospitalier qui nous est réservé. Je voulais témoigner et surtout dénoncer

Sandra*, détentrice du compte Instagram Noire et Bipolaire

C’est suite à une hospitalisation particulièrement traumatique que Sandra* suit les conseils d’une amie psychologue et crée sa page Instagram, Noire et Bipolaire. « Je voulais mettre en évidence la gravité de la maladie mais également faire connaître le traitement hospitalier qui nous est réservé. Je voulais témoigner et surtout dénoncer. »
23,7 millions de publications pour #depression

À l’instar du compte de Kristine, Sandra ou de Julie, les réseaux sociaux regorgent de pages consacrées aux troubles psychiques et psychiatriques. En la matière, Instagram fait figure d’application reine. Sur le réseau social, le hashtag #depression culmine à 23,7 millions de publications, celui de #bipolar à 2,5 millions. À tel point que les psychologues en font désormais un lieu d’information et de promotion incontournable.

Ouvrir un espace d’échanges ou d’aide mutuelle, volonté de dédramatiser et de démystifier la maladie, dénoncer les failles du système médical… les raisons qui poussent à médiatiser sa maladie mentale sur les réseaux sociaux sont multiples. En agissant comme révélateur, les réseaux sociaux participent d’un phénomène de libération de la parole autour de la maladie mentale, notamment pour le jeune public.


« La crise a suscité des idées suicidaires. Auparavant, on se battait pour lever les tabous liés à la santé mentale, mais désormais, on se permet beaucoup plus de communiquer sur ses maux, et de les assumer publiquement. »

Vanessa Lalo, psychologue clinicienne, spécialiste des pratiques numériques

Pour Vanessa Lalo, psychologue clinicienne, spécialiste des pratiques numériques, la visibilité croissante des troubles psychologiques sur les réseaux sociaux est incontestable. Surtout, elle constate « une augmentation de ce que l’on montre en termes de pathologies mentales sur les réseaux sociaux ». [1] [2] Pour la clinicienne, l’épreuve du confinement est également passée par là. « La crise a suscité des idées suicidaires. Auparavant, on se battait pour lever les tabous liés à la santé mentale, mais désormais, on se permet beaucoup plus de communiquer sur ses maux, et de les assumer publiquement. »

La Pop culture, autre relais fondamental

Pour la clinicienne, la question dépasse cependant largement le cadre des réseaux sociaux : « il s’agit d’un mouvement de grande ampleur. Des personnes très influentes annoncent être dépressifs, bipolaires, anxieux. » Mariah Carey, Kanye West, Selena Gomez… nombreuses sont les célébrités, surtout transatlantique, à avoir réalisé leur coming-out en la matière. Là encore, ce sont souvent via les réseaux sociaux que cette parole se fait entendre.

Dans le monde du sport, la levée du tabou s’est notamment illustrée cette année par la décision de la tenniswoman Naomi Osaka, quadruple gagnante du Chelem, de renoncer à Roland-Garros afin de « préserver sa santé mentale ». Teddy Riner, le judoka le plus titré de l’histoire, a lui médiatisé son suivi psychologique dans « Teddy », le documentaire qui lui a été consacré en 2020. Au Jeux Olympiques de Tokyo, la gymnaste Simone Biles a marqué les esprits en se retirant du concours général par équipe, déclarant qu’elle devait « lutter contre ses démons » et « préserver sa santé mentale ». C’est sur Instagram que la gymnaste la plus médaillée de l’Histoire a choisi de donner les détails de sa décision. Le phénomène n’est pas inédit : avant eux, Michael Phelps, ou encore André Agassi avaient évoqué publiquement leur combat contre la dépression. Une libération de la parole relative cependant : les troubles de la santé mentale affecteraient jusqu’à 35 % des athlètes d’élite à un stade ou à un autre de leur carrière, selon les chiffres du CIO.

Cette plus grande visibilité s’observe également sur le terrain de la production culturelle. D’après le psychiatre Jean-Victor Blanc, auteur de l’ouvrage Pop and Psy (Plon, 2019), les troubles mentaux seraient aujourd’hui beaucoup mieux représentés et documentés dans les œuvres de fiction. Les séries 13 Reasons why, Mental, Atypical, Euphoria, En Thérapie (Arte) ou Dans ma tête, tentent (avec plus ou moins de succès) de sortir des clichés sur la maladie mentale et de coller davantage à la réalité. Une évolution salvatrice et révélatrice d’un changement de paradigme, selon lui.
La visibilité des malades, une histoire de lutte

S’approprier sa maladie en décidant de la rendre visible, cela n’a pas toujours été possible. « L’histoire de la visibilisation des malades dans l’histoire de la médecine, qu’il s’agisse de personnes souffrant de troubles somatiques ou de troubles mentaux, c’est toujours une histoire de lutte, détaille le philosophe Guillaume Le Blanc. Cette visibilité, le savoir-pouvoir médical ne la confère pas facilement. »

Au XIXe siècle, la médecine envisage le malade comme un obstacle entre le médecin et la pathologie. C’est contre cette conception de la médecine que le médecin et philosophe Georges Canguilhem s’érige en 1943 avec sa thèse de médecine qui deviendra ensuite son ouvrage majeur, Le Normal et le Pathologique. « Canguilhem permet de penser que la relation thérapeutique est une relation fondamentalement clinique, ce qui signifie qu’il n’existe pas de maladie sans un individu malade qui perçoit une précarité de son intégrité corporelle et mentale », explique Guillaume Le Blanc. Canguilhem remet ainsi le malade au centre de la discipline médicale. Un préalable théorique indispensable pour que le malade se constitue enfin comme sujet, acteur de sa maladie.

L’histoire de la médecine peut en effet se comprendre comme une histoire de la promotion du malade. Les luttes sociales, menées par des collectifs de personnes psychiatrisées, ne sont pas absentes de cette évolution. En France, c’est notamment le cas du Groupe information asile (GIA), créé au début des années 1970 contre « l’usage répressif et normatif de la psychiatrie » ou de la Fédération Nationale des Associations d’usagers de la Psychiatrie (Fnapsy), créée en 1992, dans un registre moins contestataire.
Un risque de réduire les personnes à leurs troubles psychiques ?

Dans L’invisibilité sociale (PUF, 2009), Guillaume Le Blanc a réalisé un travail philosophique sur la question des normes et sur les processus d’invisibilisation de certaines existences. « L’une des manières de rendre une personne invisible, c’est de la survisibiliser, d’attacher à cette personne une ou plusieurs caractéristiques qui vont retenir toute l’existence. Si on identifie constamment une personne à un trait dominant, paradoxalement, on ne la voit plus telle qu’elle est, mais seulement à travers un symbole qui finit par devenir un trompe-l’œil. »

« Personne ne se revendique paranoïaque, pervers narcissique, ou fou. Le côté « déficitaire » de la maladie, lui, reste masqué et n’est jamais revendiqué »

Pierre Sidon, psychanalyste

Les réseaux sociaux, en ce qu’ils définissent et figent les identités à travers les profils, comportent ainsi le risque de réduire les personnes aux troubles dont elles souffrent. Donc, paradoxalement, à les invisibiliser. Pour le psychanalyste Pierre Sidon, le besoin d’identification est, pourtant, précisément au cœur du phénomène : « La revendication d’une identité, via les réseaux sociaux mais pas seulement, aujourd’hui peut passer par l’appropriation d’un diagnostic. » Quant à la plus grande visibilité des troubles psychiques, le psychanalyste est sceptique : « personne ne se revendique paranoïaque, pervers narcissique, ou fou. Le côté « déficitaire » de la maladie, lui, reste masqué et n’est jamais revendiqué. »

« Cela invisibilise dans le même temps les personnes qui sont-elles-même réellement dans la marge. Je ne suis pas sûre que l’enfant autiste qui tourne en rond tout seul chez lui a une plus grande visibilité… »

Mardi Noir

Même réserve du côté d’Emmanuelle Laurent. Plus connue sous le nom de Mardi Noir, la psychologue, autrice récemment de Êtes-vous bien sûr d’être normal ? (Flammarion, juin 2021) a contribué à travers sa chaîne Youtube « Psychanalyse toi la Face » à populariser les concepts lacaniens et dédramatiser le suivi psy – elle évoque régulièrement son analyse, qui dure depuis 15 ans. Pour elle, la plus grande visibilité des troubles psychiques est une illusion. « Cela invisibilise dans le même temps les personnes qui sont-elles-même réellement dans la marge. Je ne suis pas sûre que l’enfant autiste qui tourne en rond tout seul chez lui a une plus grande visibilité… »


Et de fait, en France, malgré une relative libération de la parole sur les réseaux sociaux et une production culturelle plus inclusive sur ses questions, le tabou autour de la santé mentale demeure. Selon une enquête réalisée en décembre 2020 par YouGov et Qare (une plateforme de téléconsultation), un Français sur dix aurait consulté un psy entre le premier confinement et l’enquête. 20 % d’entre eux n’en auraient parlé à personne. Plus éloquent, 87 % des personnes interrogées n’oseraient pas parler de leurs problèmes de santé mentale avec leur famille. « Dans beaucoup de milieux, ce n’est pas la norme de dire que l’on a rendez-vous chez le psy », abonde Mardi Noir.

Pourtant, pour Sandra, le constat est net : sa page Instagram contribue à aider les personnes en situation de détresse psychique : « Cela m’aide car je me sens utile, autant auprès des malades, que des familles, ou que des personnels de santé. » Idem pour Julie : « On se sent pas mal inutile lorsque l’on est en dépression. Et très clairement, ma page m’aide à me sentir utile. »
« Ce n’est pas en communiquant sur Instagram que les gens iront mieux »

Du côté des psychanalystes en revanche, l’utilité thérapeutique de cette pratique est questionnée. Pour Mardi noir, « La santé mentale et l’offre de soins psychologiques vont très mal dans notre pays. Pour moi, ce qui permet d’aller mieux c’est d’aller voir des professionnels de santé. Parler de sa maladie mentale sur les réseaux sociaux peut soulager, mais ce n’est pas en communiquant sur les réseaux sociaux que les gens vont aller mieux. »

Psychanalyste, Pierre Sidon est également psychiatre et directeur du CSAPA UDSM, un centre d’addictologie à Champigny-sur-Marne. « En institut comme en libéral, je reçois de nombreuses personnes qui viennent avec une souffrance ou une addiction liée à la consultation de sites, des écrans en général, des réseaux sociaux en particulier. » Dans un rapport de 2017 qui a fait date, la Royal Society for Public Health classait Instagram comme le pire réseau social pour la santé mentale et le bien-être des jeunes. Sur les réseaux sociaux, la parole sur la maladie mentale se libère, certes. Mais gare à ce que les remèdes ne soient pas pire que les maux…

*Le prénom à été changé

* https://usbeketrica.com/fr/article/jusqu-a-quel-point-les-reseaux-sociaux-levent-le-tabou-societal-sur-les-troubles-psychiques