Les souffrances du jeune Werther dans les tabloïds américains Publié le 19/05/2014 sur http://www.jim.fr/medecin/e-docs/les_souffrances_du_jeune_werther_dans_les_tabloids_americains__145352/document_actu_med.phtml
Aussi mystérieuses et marquantes qu’elles puissent être, les séries de suicides sont peu étudiées dans la littérature médicale. En réalité, l’épidémiologie se heurtait au problème statistique de l’identification des suicides liés entre eux. L’étude des épidémies de suicide est donc un domaine récent. On a pu, par exemple, préciser que les suicides en série, ou « par imitation » sont plus fréquents parmi les adolescents et les jeunes adultes. L’un des enjeux est aujourd’hui d’identifier les vecteurs de contagion à l’œuvre lorsqu’une épidémie de suicide survient.
L’effet néfaste des médias sur le taux de suicide global est un phénomène déjà largement connu. Il existe même des recommandations éditées à l’intention des journalistes sur la façon de traiter les cas de suicide (1). Dans le Lancet, MS Gould et coll. présentent une étude cas-témoins astucieuse destinée à étudier l’effet des médias dans le déclenchement des épidémies d’autolyses parmi les adolescents et jeunes adultes américains.
Le poids des mots…
Cette étude repose sur les données concernant les suicides des sujets de 13 à 20 ans entre 1988 et 1996 dans 48 états des États-Unis. Les vagues de suicides sont statistiquement mises en évidence comme étant des suicides dont la proximité (temporelle et géographique) a moins de 5 % de chance d’être due au hasard. A partir de ces groupes de cas sont définis des témoins, suicides « non épidémiques » issus de communautés proches de celles où se sont déroulées des séries de cas.Pour chaque vague de suicide, les auteurs ont analysé les articles de la presse locale parus entre le premier et le deuxième suicide, et les ont comparés avec ceux parus après un suicide n’ayant pas été suivi d’une épidémie.
MS Gould et coll. ont ainsi analysé 48 vagues de suicide comprenant chacune 3 à 11 suicides. Le nombre moyen d’articles évoquant un suicide était plus important après ceux ayant été à l’origine d’une série de décès. Dans 25 % des cas, les journaux avaient fait état du premier suicide avant une épidémie (contre 14 % pour les suicides isolés, p=0,0003). Pour tous les articles évoquant un suicide (que ce soit le suicide « index » ou non), le fait d’être en première page, plus explicite et plus précis, était un facteur favorisant le déclenchement de la vague de suicide. Mais seule la présence d’une photo "triste", ou l’évocation du suicide d’une célébrité, semblent être des facteurs indépendamment associés au déclenchement d’une épidémie (p=0,048 et p=0,012).
Les médias pourraient rapporter préférentiellement les suicides les plus « épidémiques », les plus violents ou les plus exposés, constituant ainsi un biais de confusion. Cependant les suicides épidémiques et les autres ne semblent pas différer dans les faits, ce qui renforce l’hypothèse d’une influence de la couverture médiatique.
De la presse écrite à facebook
Le déclenchement d’une série de suicides est d’autant plus fréquent que les journaux ont relaté un véritable cas de suicide (en comparaison à la simple évocation de ce sujet de société). Cela suggère que le mécanisme de contagion est basé sur l’imitation d’un modèle identificatoire. L’influence du suicide des stars en est une preuve supplémentaire.Bien entendu, le rôle des médias dans les vagues suicidaires, bien que réel, ne rend pas compte de l’enchainement complexe des évènements qui conduisent à de telles séries de décès. Dans 75 % des cas, le suicide index n’avait pas été évoqué dans la presse. La même équipe de recherche mène également une étude qualitative du phénomène, basée sur des « autopsies psychologiques ».
On notera l’absence d’évaluation de l’impact d’internet sur cette population d’avant 1996. Selon les auteurs, la presse écrite reste une source majeure d’information sur le suicide pour les plus jeunes. Mais on ne peut douter que l’étude d’internet et des réseaux sociaux soit une piste intéressante pour comprendre cette contagion néfaste.
(1) http://iasp.info/pdf/task_forces/WHO_Indications_Professionnels.pdf
Dr Alexandre Haroche