jeudi 17 novembre 2011

BD "Suicide Island, la jeunesse japonaise et la mort"

Article du blog  lecomptoirdelabd sur une nouvelle série japonaise, Suicide Island chez Kaze

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"Suicide Island, la jeunesse japonaise et la mort

Les statistiques mondiales sur les taux de suicide par pays voient le Japon positionner en huitième position (suivant des chiffres de 2005), derrière des pays de l'est (Lituanie, Biélorussie, Russie, Kazakhstan... ?) et le nombre de suicidés pour 100 000 habitants reste important d'année en année au Pays du Soleil Levant, avec plus de 30 000 par an. Si on ne parle guère des pays qui le précèdent au palmarès, on peut dire tout de même que la question du suicide au Japon est persistante dans les médias français, présentée (à tort ou à raison) comme les effets ravageurs d'une société rigoriste à l'extrême, la pression des traditions, la perte de valeurs, la peur de l'échec et la désorientation des jeunes générations. Il faut aussi dire que cela fonctionne comme un exorcisme par rapport à nos propres rapports d'occidentaux face à la mort volontaire et sans doute cela exprime t-il une xénophobie latente basée sur l'exacerbation des différences. Le suicide est aussi affaire redondante par chez nous, il suffit de voir les tempêtes médiatiques qui s'abattent sur les grandes sociétés qui enregistrent des suicides de salariés trop élevés au goût de l'opinion public (et parfois, malheureusement, au détriment d'une réalité beaucoup plus contrastée et un manque d'approfondissement). Pour paraphraser une remarque intelligente d'un bon copain, Joël du blog des Séries et des hommes, quand on parle de milliers de morts suite à une catastrophe, on oublie qu'il s'agit de milliers de fois une personne qui meurt, des milliers de drames donc, de parents effondrés et plusieurs dizaines de milliers de suicides par an signifient plusieurs dizaines de milliers de personnes qui ont décidé, pour des raisons variables, d'en finir. Chaque année ce sont donc des drames qui s’additionnent bien qu''ils sont fractionnés dans le temps par la grâce de la statistique. Il demeure une grande part d'irrationnelle et d'incompréhension pour le commun dont je fais parti.
Cette longue introduction pour vous préparer à découvrir une nouvelle série japonaise, Suicide Island chez Kaze, qui part du postulat que la société japonaise doit mettre désormais les récidivistes qui tentent de se suicider devant leurs responsabilités en les extrayant physiquement et administrativement de la société. Concrètement, ils sont évacués vers une île, un peu dans le mode Battle Royale, où ils sont abandonnés à leur sort : soit tenter de survivre, soit crever loin de sa terre et enfin réussir leur TS. Dans le même temps ils sont effacés des documents officiels, pour la société, ils n'ont jamais existé. Cet acte sociétal, absurde et radical, est d'une violence inouïe : la mort légale précède la mort physique, laquelle ne peut logiquement bénéficier d'une sépulture décente puisque celui qui se suicide n'existe plus au registre d'état civil et ne peut être enterré. L'objectif de cette décision est de faire comprendre que celui qui ne respecte pas sa vie ne mérite pas de la vivre au sein de la société et toute tentative de mort volontaire doit être sanctionnée. Il s'agit bien entendu de l'expression d'un aveuglement et d'une surdité monstrueux, et accessoirement d'une espèce de double peine - plutôt que de chercher à rendre la société meilleure pour déjouer les pulsions de mort et désamorcer la morbidité des candidats au suicide, plutôt qu'être davantage à l'écoute de celui qui échoue dans sa tentative, la société décide de se séparer de ses éléments jugés les plus faibles et qui n'en sont en réalité que les plus fragiles. Elle échoue à protéger tous ses "petits", à tendre vers la solidarité, le partage, la prise en charge. Comme elle ne pourra jamais obtenir un monde fait d'une élite parfaite, infaillible, sombrement optimistes par nécessité et réflexe de survie, elle se transforme en pays totalitaire et auto-destructeur. On en viendrait à se demander pourquoi, dans cette effroyable logique, n'achève t-elle pas plus tôt ces enfants perdus, par exemple dès qu'ils atterrissent à l'hôpital ? Quelles visées cherche cette société en les exilant tels des bagnards sur une île désolée des Caraïbes ?

Suicide Island se contente dans son premier tome de raconter, à la manière de LOST, comment les enfants perdus (car ce sont très majoritairement des ados ou des jeunes adultes) réagissent face à une situation que leur vision de l'avenir à très courte vue était incapable d'envisager : se voir priver de leur mort et par conséquent, pour certains du moins, être condamnés à vivre parce que leurs raisons de mourir se sont évanouies ou ont perdu leur sens. Ce n'est pas si souvent qu'un album m'interpelle sur tout ce à quoi il ne répond pas, tout ce qu'il ne dit pas, et qui pose avec une confondante facilité le cadre d'une terrifiante réalité, sans hésiter à jouer d'ailleurs sur des codes éculés, comme le héros suicidaire qui voit soudain dans la jeune fille prête à sauter de la falaise à côté de lui un possible salut par l'amour (oulala !). Cette série a un potentiel incroyable, c' est peu dire. Tout peut y être vite stupéfiant et passionnant : comment s'organisent des jeunes adultes qui n'ont plus peur de la mort et qui décident de créer une communauté nouvelle en opposition à l'ancienne ? Est-ce qu'une société ancienne qui bannit les suicidaires ne devient-elle pas à terme elle-même mortifère ? Comment s'épanouissent ensemble des gens qui sortent d'une longue descente aux enfers de la conscience ? Je ne sais pas si l'auteur ira au bout de son propos mais il a toute la matrice ici d'une série très puissante. Suicide Island s'ajoute chez Kaze à des titres comme Freesia, Ikigami ou Dolls, qui dévoilent une vision très noire de la société contemporaine japonaise et la questionnent par une tranchante absurdité qui permet d'en faire ressortir quelques unes des peurs les plus viscérales. Petite réserve cependant, le dessin n'est pas vraiment à la hauteur de l'enjeu narratif, mais bon...
J'aimerai bien qu'un de ces jours des auteurs français se lancent dans des récits aussi radicaux, peut-être est-ce déjà le cas mais sincèrement je ne vois pas d'équivalent de cette violence morale et sociale contemporaine qui, par certains côtés, lorgne du côté de la Generation X chère à Bret Easton Ellis.
Sébastien Naeco le 17 novembre 2011"