Prévention du suicide des résidents en Ehpad: des clés pour évaluer les risques
En ce jeudi 10 septembre, journée
mondiale de la prévention du suicide, Anaïk Birot Alcouffe, psychologue
clinicienne spécialisée en gérontologie, nous explique sa démarche
d'évaluation du risque suicidaire en Ehpad. Objectif pour la direction
et les soignants: être à l'écoute des résidents afin de mieux prévenir
de tels traumatismes en établissement.
En France, plus d'un quart des suicides concernent les plus de 65 ans. Des personnes âgées isolées, à domicile, évidemment... mais aussi des résidents très entourés, en établissements.Dans le cadre de son travail au sein de l'Ehpad privé La Renaissance de Pessac (Gironde), Anaïk Birot Alcouffe, psychologue clinicienne spécialisée en gérontologie, a été confrontée au suicide d'une résidente. "J'ai vu à quel point l'équipe était démunie, à quel point on n'avait rien vu". Après avoir "recoupé" certains faits, elle se dit que "plein de choses auraient dû nous alerter".
En 2008, elle occupe déjà la fonction de présidente de l'Association des géronto-psychologues d'Aquitaine (Agpa) et s'aperçoit que ses collègues ont toutes vécu au moins une fois la même situation en Ehpad, qu'il s'agisse d'une tentative ou d'un suicide "abouti". De là, l'équipe s'aperçoit qu'il existe peu de données sur le suicide des personnes âgées en Ehpad ou à domicile, et décident de formaliser une démarche d'évaluation du risque suicidaire.
"Une grande proportion de résidents présente un trouble dépressif, dans le cadre d'une démence, ou de l'entrée en Ehpad, souvent un non-choix. Il y a aussi souvent un vécu insupportable de la perte progressive de l'autonomie", commente Anaïk Birot Alcouffe.
• Elle conseille d'apprendre à repérer "un désespoir fort, parfois associé à de la froideur affective, coupée des émotions". Elle cite des propos directs comme "je veux en finir" ou des regrets tels que "je ne peux même plus me déplacer seul(e)". Et le plus important, "même si elle est fréquente, il faut traquer la dépression car elle est très banalisée", alerte-t-elle. A quelqu'un qui partage ses idées noires, on évitera par exemple la réponse: "Vous dites ça parce que vous n'êtes pas en forme aujourd'hui, ça ira mieux demain".
Très concrètement, ceux qui expriment leurs émotions clairement (pleurs, mal-être) doivent bénéficier d'une oreille attentive. "Si personne ne prend le temps de les écouter au cours d'un entretien posé, elles ne se sentiront pas entendues. Contrairement aux adolescents, envisager le suicide est rarement un appel au secours chez la personne âgée. A moins d'avoir fonctionné toute leur vie sur le mode du chantage affectif, quand ils commencent à en parler, il faut prendre les choses au sérieux". En résumé, "qu'une personne parle clairement de suicide ne signifie pas qu'elle ne va pas passer à l'acte, tout comme creuser la question avec elle ne va pas précipiter le geste"
• Attention aussi "aux résidents qui mettent leurs papiers en ordre dans une espèce de résignation, ou mangent moins que d'habitude".
• A l'inverse, ceux qui présentent une euphorie ne sont pas hors de danger… "cela peut vouloir dire qu'ils ont planifié leur geste et sont apaisés d'avoir trouvé leur solution", traduit-elle.
• Enfin si le résident est connu pour avoir eu des troubles, par exemple bipolaires, la famille peut alerter sur l'apparition ponctuelle d'épisodes dépressifs.
De manière générale, Anaïk Birot Alcouffe attire l'attention sur la période délicate qu'est l'entrée en Ehpad, "notamment chez ceux qui n'ont jamais voyagé ou déménagé, ayant moins de capacité d'adaptation". La psycholoque indique qu'un protocole d'accueil est normalement mis en place dans les Ehpad avec toute l'équipe, le directeur, le psychologue (qui recueille l'histoire de vie), les infirmiers, les aides-soignants (AS) et les agents de service hospitalier (ASH), afin d'accompagner nouveau résident et sa famille au-delà d'une "période normale de tristesse".
Comme le résume le Comité national pour la bientraitance et les droits des personnes âgées et des personnes handicapées (CNBD), "rechercher la présence d’idéations suicidaires constitue le préalable à l’évaluation du potentiel suicidaire. Les trois volets de cette évaluation RUD (Risque, Urgence, Dangerosité) commande prioritairement un temps d'évaluation clinique, psychologique et contextuelle approfondie, et oriente la prise en charge, hospitalière ou ambulatoire", des résidents supposés "à risque".
• Les facteurs de risques et les idées 'velcro': "Il est intéressant d'examiner à la fois les points de fragilité (antécédent(s) de tentative de suicide à titre personnel ou chez un proche, entrée récente en Ehpad, mise sous tutelle, deuil récent d'un proche ou d'un animal de compagnie, maladie mentale, enfance avec des ruptures psycho-affectives…) et les idées dites 'velcro', qui retiennent la personne: croyances religieuses, proche encore vivant, naissance à venir… Anaïk Birot Alcouffe conseille de les garder en tête et de vérifier leur solidité au cours d'une discussion.
Il ne suffit pas de connaître les risques, il faut aussi les transmettre, ainsi que toute information digne d'intérêt, à l'infirmier coordonnateur ou au psychologue. En première ligne, les aides-soignants (AS) et les agents de service hospitalier (ASH), qui peuvent se voir confier des discours préoccupants. "Derrière, cela permet de mettre en place un réseau autour de la personne", détaille la psychologue clinicienne.
•L'urgence à intervenir: repérer le niveau de maturité des idées suicidaires, leur fréquence, l'approche d'une date symbolique approchant (anniversaire de la mort de quelqu'un…), le réalisme du scénario (si la personne souhaite se noyer alors qu'aucun point d'eau n'est à proximité, le risque est plus faible que la menace d'une défenestration si l'établissement fait plusieurs étages), et les mettre en balance avec les idées 'velcro'
•La dangerosité: autrement dit, l'accessibilité aux moyens létaux. "Il revient aux soignants, dans les périodes de crise importante, d'enlever ponctuellement des chambres ce qui est potentiellement à risque (cordons de la télé, de la sonnette d'appel, du téléphone, ce qui peut couper), tout en prévenant le résident que l'on pense qu'il existe une autre manière de résoudre son problème", soutient Anaïk Birot Alcouffe
En cas de crise suicidaire, "l'hospitalisation doit être envisagée", en lien avec le médecin traitant, le médecin coordonnateur et le centre 15. Mettre en place une surveillance accrue et sécuriser l'environnement du résident.
Si le risque apparaît comme "moyen", la praticienne conseille de faire un point avec le médecin traitant et le médecin coordonnateur, instaurer un traitement psychotrope et une surveillance fréquente jour et nuit, sécuriser l'environnement, programmer des entretiens psychologiques et une réévaluation du risque suicidaire.
En cas de risque jugé "mineur": en plus de ces deux derniers points, prévenir le médecin traitant et instaurer une surveillance soignante modérée.
Lorsque le suicide est hélas abouti, il est essentiel d'accompagner les équipes -qui culpabilisent- et les autres résidents. "Il n'y a pas de recette, mais il est important de réactiver la communication en rassemblant les équipes dans le cadre d'une réunion de crise", souligne la psychologue.
Elle conseille d'être notamment attentif aux personnes concernées de près par le drame (celles qui ont trouvé le défunt ou qui s'en sont occupés la veille), dans les jours qui suivent.
Concernant les résidents, qui vont voir débarquer la police, inutile de leur cacher: "Il est essentiel de libérer la parole et de ne pas en faire un tabou", sans aller jusqu'à l'annonce officielle au dîner, relève-t-elle. "S'ils étaient proches de la personne décédée et s'ils sont capables de percevoir ce qui s'est passé, on peut monter un petit groupe de parole avec le psychologue ou bien passer de chambre en chambre pour en discuter avec eux".
Enfin, les familles. Celle du résident ayant mis fin à ses jours sera reçue par l'équipe (directeur, médecin coordonnateur, psychologue principalement), "d'où l'importance d'un protocole clair en cas d'évaluation d'un risque avéré: surveillance accrue, passage à telle fréquence et transmissions écrites, c'est essentiel si la famille porte plainte", souligne Anaïk Birot Alcouffe.
Concernant les familles des autres résidents, la praticienne préconise de ne communiquer que si ces dernières posent des questions. Et avec parcimonie. "S'il s'agit d'une inquiétude par rapport à la sécurité et à l'accompagnement de leur proche, on pourra leur proposer une réunion avec le directeur, le médecin coordonnateur ou l'infirmier coordonnateur. Si les interrogations portent sur l'état émotionnel de leur parent qui avait un lien affectif avec le résident décédé, on cale un entretien avec le psychologue". Le fait de proposer un rendez-vous filtre selon elle toute curiosité morbide.
•Ne jamais banaliser un symptôme dépressif chez la personne âgée, prendre le temps d'écouter un résident qui se replie
•Sensibiliser les équipes à la nécessité de transmettre tout élément potentiellement important au psychologue ou au médecin
•L'accompagnement humain est fondamental: plus la personne est entourée, plus il y a de chances de faire passer l'accès suicidaire
•Evaluer le risque selon les facteurs négatifs et positifs, l'urgence et la dangerosité
•Mettre en place les bons garde-fous en fonction de l'évaluation
•Accompagner le personnel et les autres résidents en cas de suicide abouti
•Informer le personnel sur les réponses à apporter à d'éventuelles questions posées par les familles.
cbe/eh