Une « épidémie de solitude » se répand chez les jeunes
Le Monde (site web)
campus, mardi 8 octobre 2024
Alice Raybaud
Alors que l’isolement est souvent associé aux personnes âgées, les plus jeunes sont nombreux à en souffrir : un mal-être grandissant, qui peut avoir de sérieuses conséquences sur la santé mentale et physique.
Germain s’efforce de ne pas trop y penser. Mais le sentiment de solitude avec lequel le jeune homme de 21 ans compose depuis des années refait toujours surface. Ne serait-ce que voir, sur les réseaux sociaux, des connaissances passer du temps entre amis, « ça [lui] rappelle que [lui, il] ne compte pour pas grand monde », confie le Corrézien. Depuis le passage au lycée – où son orientation en bac pro dans une nouvelle ville l’a éloigné de ses copains du rugby et de sa famille –, ses interactions sociales se sont réduites comme peau de chagrin. La crise due au Covid-19, survenue durant son année de 1re, les a encore un peu plus émoussées.
Aujourd’hui, Germain (qui a souhaité rester anonyme, comme les autres témoins) a « heureusement » une petite copine avec qui partager une partie de sa semaine. Mais aucun ami proche, « et cela pèse ». « J’ai des discussions la journée avec des camarades ou des collègues, mais une fois en week-end ou en vacances, personne ne va prendre de nouvelles. C’est difficile d’avancer comme ça : comment avoir confiance en soi quand personne ne voit de valeur en nous ? », s’interroge-t-il avec gravité. La solitude s’est installée comme un gigantesque éléphant dans la pièce, dont il ne parle habituellement jamais. « Je ne veux pas qu’on me prenne en pitié et qu’on décide de m’inviter à des sorties juste pour cette raison », explique le jeune diplômé d’un BTS.
Pas évident non plus de se confier sur son isolement à un âge associé, dans l’imaginaire collectif, à une période de lien social permanent, de sorties et de fêtes. Mais bien loin de cette image d’Epinal, la solitude est un mal de plus en plus répandu au sein des jeunes générations, dans une société toujours plus atomisée. Les jeunes sont même les premiers à souffrir de cette « épidémie de solitude », comme l’ont appelée, en 2023, des chercheurs et hauts fonctionnaires américains.
En France, 62 % des jeunes de 18-24 ans se sentent régulièrement seuls, selon une étude de l’Institut français d’opinion publique (IFOP) publiée en janvier 2024. En juin 2023, une étude annuelle de la Fondation Jean Jaurès révélait aussi que, si près de la moitié des Français (46 %) déclarent se sentir seuls, cette proportion culmine à 71 % chez les 18-24 ans. Et pourtant, tandis que cette problématique est plus volontiers attribuée aux personnes âgées (les plus de 65 ans sont 37 % à être concernés, selon l’IFOP), « la plupart des recherches et des politiques sur la solitude ont trop souvent négligé les jeunes », regrette le rapport de la Fondation Jean Jaurès.
Effets durables du confinement
Or, s’il est des solitudes choisies et ressourçantes, l’isolement subi (63 % des jeunes qui se sentent seuls déclarent en souffrir dans l’enquête de l’IFOP) a des conséquences majeures sur la santé, tant physique que mentale. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) alertait, en 2023, sur cette « menace » en utilisant une comparaison marquante : passer trop de temps seul aurait le même effet néfaste que de « fumer quinze cigarettes par jour ».
Le poids écrasant de la solitude revient constamment dans les appels à l’aide que reçoit l’association En avant toute(s), sur le dispositif d’écoute de la Coordination nationale d’accompagnement des étudiantes et étudiants et sur son tchat. « Ces jeunes ont vécu, du fait de la crise due au Covid, les dernières années de lycée enfermés, observe sa directrice, Ynaée Benaben. A un moment déterminant où se fait l’apprentissage de la création de lien à l’autre, ils ne pouvaient se projeter qu’avec l’idée que le collectif était dangereux. Cela a altéré leur rapport à la sociabilisation, chez certains de façon durable. »
Loin de s’être apaisé depuis la levée des restrictions sanitaires, le sentiment de solitude ressenti par les jeunes confinés s’est alors parfois intensifié. « Les confinements ont créé des éléments de phobie sociale : de nombreux jeunes ont confié avoir même du mal à refaire du lien avec d’anciens copains », a constaté le professeur d’épidémiologie Christophe Tzourio, qui intervient au service de santé de l’université de Bordeaux.
Mais il y a aussi eu ceux pour qui les confinements n’ont été qu’une continuité du quotidien. C’est ce qui a frappé la sociologue Yaëlle Amsellem-Mainguy, quand elle a enquêté sur les effets de la crise notamment en milieu rural : « Toute une frange de jeunes étaient déjà très seuls, sortis du système, et pour eux, confinés ou pas, ça ne changeait pas grand-chose », raconte la chercheuse à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire.
S’il s’accentue, ce phénomène n’est en effet pas complètement nouveau. Bien des éléments de cette période de la vie rendent la jeunesse vulnérable. Quitter le foyer familial constitue un moment charnière, demandant de se recréer un réseau de toutes pièces. « En France, les campus universitaires n’aident pas : contrairement à ce qu’on observe dans d’autres pays avec toute une vie organisée sur place, les étudiants y ont peu de contacts entre eux et se retrouvent vite comme perdus au milieu de la foule », estime Christophe Tzourio.
Petits boulots en soirée
Le défi est encore plus grand pour ceux qui ont déjà des antécédents de maladie mentale, comme Maud, originaire d’Alsace. Elle grandit dans une famille « compliquée », dont elle raconte les violences quotidiennes. Dès ses 17 ans, elle traverse de nombreux épisodes de dépression menant à des hospitalisations, qui l’empêchent « de vivre une adolescence et une vie étudiante “normales” ». En école d’infirmières, elle se retrouve face au vide qui s’est fait autour d’elle. « Cette solitude a fait que j’ai plongé dans le cannabis. Après ça, je ne voyais plus personne. Je passais mes journées seule dans ma chambre, chez mon père, à fumer », décrit la jeune femme de 23 ans, aujourd’hui aide-soignante à Strasbourg – un projet professionnel qui lui a permis de rebondir, il y a deux ans.
Le passage à la vie adulte est aussi, de plus en plus, marqué par une confrontation à la précarité. Et cette dernière s’avère, avec l’âge, un des principaux facteurs de risque d’isolement, note la Fondation Jean Jaurès. « Mes parents pouvaient juste me donner de quoi me nourrir, pour le reste je travaillais le soir et le week-end, à La Poste ou à McDo. Quand mes camarades sortaient le soir, moi je bossais. Cela coupe les liens », confirme Germain, qui souligne aussi que la socialisation en ville impose souvent de consommer.
Se sentir ainsi en décalage avec les habitudes sociales, réelles ou fantasmées, de sa tranche d’âge alimente d’autant plus le sentiment de solitude. « On nous dit que c’est censé être nos plus belles années, qu’il faut profiter. Alors on se sent encore plus mal d’être superseul », raconte Timour (le prénom a été modifié), étudiant de 19 ans à Lille.
Pour cette génération, l’usage massif des réseaux sociaux, alliés et ennemis de la création de liens, vient renforcer les effets de comparaison. « Avec tous ces codes de sociabilité intense qui sont rattachés à la jeunesse, on est vite stigmatisé, à ces âges, quand on est aperçu seul. Cela pousse les jeunes concernés à se mettre encore plus en retrait du monde, à rester chez eux », souligne Yaëlle Amsellem-Mainguy.
Après les études, l’entrée dans la vie active, avec les ajustements qu’elle demande, est un nouveau moment de fragilité. Une fois son capes en poche, Laetitia est mutée pour sa première année d’enseignante dans la campagne picarde, loin de ses amis et de sa famille. Avec cet éloignement, un entourage de travail bien plus âgé qu’elle et la charge de travail de début de carrière, elle est vite isolée. Adolescente, elle avait déjà expérimenté un vif sentiment de solitude, se découvrant lesbienne dans un environnement catholique traditionaliste. Là, Laetitia finit par sombrer. « Je ressentais une perte de sens totale », raconte la femme de 23 ans, qui a été hospitalisée pour dépression. Depuis, elle a décidé de démissionner pour revenir près de ses proches.
Dans un contexte où la santé mentale des jeunes ne cesse de se dégrader, cette vague de solitude a des conséquences préoccupantes. Des études menées depuis la crise sanitaire auprès d’un large panel de jeunes par l’université de Bordeaux ont montré que la solitude est très fortement associée aux pensées suicidaires. « Chez les jeunes qui font part d’un sentiment de solitude, on multiplie par quatre le risque de pensées suicidaires : c’est un facteur de risque dont on ne s’attendait pas à ce qu’il soit aussi puissant », explique le professeur Tzourio.
Décrochages
« C’est vrai qu’au bout d’un moment, on finit par voir tout en noir », confie ainsi Sniéjana, 27 ans, dont les relations sociales se sont effilochées au fil des années. « C’est un cercle vicieux : la solitude crée de la détresse psychique, et la détresse isole elle-même », explique Charles-Edouard Notredame, psychiatre à Lille. « Ces situations mènent à des décrochages à tous niveaux, avec des sorties du système scolaire ou des abandons de postes », ajoute Ynaée Benaben. Durablement ensuite, les atteintes portées à l’estime de soi peuvent être grandes, à un « moment crucial de la construction psychique », souligne la directrice d’En avant toute(s), qui constate que cela rend ces jeunes plus vulnérables aussi aux violences, dans le couple notamment.
L’expression « épidémie de solitude » n’est toutefois pas du goût du psychiatre Charles-Edouard Notredame. « C’est une manière de sanitariser un enjeu qui est avant tout social et politique, et pour lequel la réponse ne sera pas médicale, soulève-t-il. La question est celle de notre modèle de société, de la façon de recréer du lien dans un tissu social qui fait à présent prévaloir l’individu sur le groupe. Les jeunes sont le pouls de la société tout entière, et elle souffre de son atomisation. »
Cette vague de solitude pose des questions politiques. « La grande solitude qui touche les jeunes génère un vrai malaise par rapport au monde, un sentiment dévastateur de non-appartenance », s’inquiète Ynaée Benaben. A ses yeux, « l’équilibre des sociétés dépend de l’intégration sociale de ses membres ». Peut-être encore davantage s’agissant des jeunes, en pleine quête de leur place dans la société. Cet article est paru dans Le Monde (site web)