Le suicide ne doit pas faire exception au traitement de l'information
10/09/2016 sur huffingtonpost.fr* Jean-Claude Delgènes Fondateur et directeur général du cabinet Technologia
En 1984 à Berlin-Est, le capitaine de la Stasi Gerd Wiesler, matricule HGW XX/7, espionne le dramaturge Georg Dreyman, une figure de la dissidence est-allemande. A la suite du suicide d'un de ses amis metteur en scène dont la carrière a été détruite, Dreyman rédige, pour le magazine ouest-allemand Der Spiegel, un article destiné à révéler une vérité dérangeante pour le régime... On aura reconnu la trame du film "La vie des autres" qui a connu un immense succès en 2006. Mais quel était le secret explosif que Dreyman cherchait à faire connaître à l'ouest ? Il s'agissait d'un chiffre ; un chiffre simple mais qui dit presque tout de la vérité d'une société : le taux de suicide anormalement élevé en RDA...
Parler de suicide aujourd'hui en France et du nombre de morts (27 par jour...) n'a sans doute pas la même charge politique qu'il y a 30 ans en RDA. Néanmoins, parler du suicide c'est toujours prendre un risque. Cela revêt la même signification et surtout cela jette le même trouble : faut-il vraiment en parler et comment le faire sans être morbide, larmoyant, alarmiste, racoleur ou tout simplement incitatif ?
La question est lancinante ; elle ressurgit d'ailleurs à chaque nouvelle journée mondiale de prévention du suicide, le 10 septembre : n'y a-t-il pas un risque à aborder ouvertement cette question ? Les personnes concernées ne vont-elles pas en déduire qu'en raison d'une expression plus libre, l'acte suicidaire deviendrait acceptable et surtout accepté ? Tous ceux qui sont en charge du traitement de cette question dans les secteurs de la santé, des études, ou encore des médias, doivent-ils alors s'astreindre au silence ? Et les familles endeuillées, les amis meurtris, les collègues ou salariés choqués et interpelés par un suicide sur le lieu de travail... Doivent-ils se taire ? Si l'on répond "oui", même avec les meilleures raisons du monde, le débat est clos. Mais la question n'est pas pour autant réglée. Et le silence va devenir aussi pesant que dans "La vie des autres".
Avant d'être un désarroi devant ce qui peut être dit, le silence autour du suicide répond d'abord à la peur d'un effet de contagion. On connaît en effet, depuis le 18ème siècle, le fameux "effet Werther" dont les souffrances et la mise en scène romantique du suicide par Goethe, dans son premier roman, avaient provoqué une vague de suicides chez les jeunes européens de l'époque. Ce fut la même chose aux Etats-Unis après le 05 août 1962 et le suicide ultra-médiatisée de Marylin Monroe.
Cet effet de contagion est bien connu et peut conduire à ce qu'on appelle des "suicides en grappe". Il y a ainsi des effets de contagion dans certaines familles, certaines localités, ou encore dans certaines entreprises. Tout se passe comme si lorsqu'il y a crise suicidaire, l'acte renvoyait aux personnes en proie à des tourments existentiels une solution qu'elles n'avaient pas envisagée jusqu'ici pour traiter un problème qu'elles jugent insurmontable.
Pourtant, l'alternative ne se résume pas, d'un côté, à l'omerta lourde de culpabilité mais tissée de chuchotements gênés, et de l'autre à l'exhibition contagieuse, on pense par exemple à ce suicide d'une jeune femme filmé en direct sur Périscope en mai 2016. Disons-le, il n'existe pas de prévention sans expression ; pas de programmes éducatifs et pédagogiques envers les jeunes sans démarche collective ; pas de prise en charge des Anciens, souvent abandonnées dans un isolement facteur de passage à l'acte, sans mise en place de programmes d'assistance qui supposent là encore des actions d'information ; et enfin, pas de qualité de vie au travail sans la possibilité pour les salariés de mettre des mots sur la mort volontaire d'un collègue qu'ils en soient proches ou non. Il est donc nécessaire de parler du suicide. Encore faut-il savoir comment en parler.
C'est dans les collectifs et notamment les entreprises, parfois les écoles, que la question se pose de manière la plus aiguë.
Sortir du déni d'expression face au suicide c'est d'abord accepter de se préparer à subir la crise. C'est le temps de l'anticipation et de la prévention. A ce niveau, il est nécessaire de former ceux qui seront en première ligne en cas de suicide dans une équipe : les managers, les dirigeants, les représentants du personnel. Il s'agit à ce stade de les rendre sensibles aux signaux qu'envoient, sans forcément les exprimer clairement, ceux qui souffrent.
Le suicide est une mort qui jette sur ceux qui restent, les collègues, les éducateurs, les familles, une culpabilité lancinante : on recherche immédiatement les raisons d'un acte forcément insondable, les responsables ; on s'accuse, on se dédouane, on blâme la victime... Tout cela est naturel mais tout cela n'est pas sain. Parler du suicide, c'est d'abord suspendre son jugement pour laisser la tristesse et les faits simples et vrais parler en premier.
Ainsi parler, c'est d'abord nommer l'acte pour ce qu'il est, un suicide. Mais la parole doit savoir immédiatement se restreindre en matière de retranscription d'éléments matériels : rien sur les modalités de passage à l'acte, rien sur les circonstances trop précises de la mort, rien sur les personnes qui ont découvert le corps ou l'ont pris en charge. Dire donc, mais en mesurant le propos et en étant attentif aux effets négatifs possibles de ce que l'on dit. Attentif aussi aux proches et aux familles pour les aider à sortir de l'idée que l'acte suicidaire serait le seul événement humain dont on ne pourrait rien dire. Ce qui aggrave leur repli sur eux-mêmes et plus encore, leur culpabilité.
Si le déni du suicide n'est pas acceptable, le spectacle autour de l'acte ne l'est pas plus. Il faut tout de suite en souligner la gravité afin d'éviter tout risque de viralité et d'imitation. Parler donc, mais en évitant la spectacularisation, l'esthétisme ou le romantisme.
Cette retenue concerne aussi ceux qui ont survécu à leur passage à l'acte. Ils disparaissent un temps du collectif pour se soigner, reprendre pied mais regagnent un jour leur place dans l'entreprise. Là aussi, il n'est pas question de les ignorer et de passer sous silence leur retour au travail. Préparer au mieux leur retour dans l'entreprise suppose une prise de parole soigneuse et régulière vis-à-vis de l'encadrement et des collègues.
Comme on le voit, parler du suicide c'est prendre un risque ; celui de se tenir sur une ligne de crête entre le silence impuissant et l'expression maladroite. Mais c'est la seule certitude de pouvoir ainsi mener des actes de prévention, susciter des demandes d'aide, inciter à appeler les structures d'écoute, encourager à mettre en place des programmes de prévention dans les entreprises. La prévention ne peut avoir lieu sans une étape préalable de connaissance de la situation du suicide en France. C'est pour cela que nous nous étions mobilisés afin qu'existe un Observatoire des suicides et des crises suicidaires. Celui-ci fête aujourd'hui ses trois ans d'existence : cette première étape de compréhension du phénomène doit désormais mieux servir la prévention. C'est le sens que nous donnons à la journée nationale de prévention du suicide ce 10 septembre.
http://www.huffingtonpost.fr/jean-claude-delgenes/journee-suicide_b_11947468.html