jeudi 10 novembre 2016

AUTOUR DE LA QUESTION CRITIQUE DEBAT "Sois en forme, c’est un ordre"

Sois en forme, c’est un ordre
Les incitations à prendre soin de soi envahissent peu à peu notre vie quotidienne. Il s’agit d’avoir une alimentation équilibrée, de faire de l’exercice, de partir à la quête de soi. Mais cette injonction risque de rendre les individus seuls responsables de leur mal-être social.
09.11.2016 par Julie Jeunejean limprevu.fr*

Méditer pour mieux régner. (Illustration CC BY nSeika)

« Le crossfit déferle sur le monde du fitness », « Perte de poids, gain d’énergie : depuis que j’ai arrêté le sucre, je revis », « Que nous apporte le dépassement de soi ? », autant de titres de presse qui révèlent l’importance que l’on attache au soin du corps ainsi qu’à notre capacité de le maîtriser. Les émissions télévisées comme Nouveau look pour une nouvelle vie ou encore Relooking extrême : spécial obésité  témoignent également de ce phénomène. Le corps « est abordé comme un ouvrage dont chaque aspect est travaillé », explique Isabelle Queval, philosophe et maître de conférences à l’université Paris-Descartes. Elle précise au passage que la revendication du bien-être se double d’une quête du mieux-être. Ce qui compte n’est pas tant ce que nous avons achevé, mais ce que nous pouvons devenir.

Une pression sans limites

Depuis les années 1950, l’accent est mis sur les conduites individuelles en matière de prévention sanitaire. Dans une société qui assiste à l’effondrement des grandes croyances qui gouvernaient les individus, la santé devient un bien précieux tout en ressemblant de plus en plus à un idéal inaccessible.

Pour Patrick Peretti-Watel – sociologue à l’INSERM – et Jean-Paul Moatti – professeur d’économie à l’université d’Aix-Marseille II, ce que nous sacralisons avant tout, ce sont les signes extérieurs de la santé. Or « dans une société où cette dernière est devenue une valeur cardinale, l’opposition entre conduites saines et malsaines acquiert une dimension morale. Étymologiquement, le malsain est, d’ailleurs, à la fois ce qui est nuisible à la santé et contraire à la morale. »



L'avenir appartient-il à ceux qui courent tôt ? (Illustration CC BY Josiah Mackenzie)


Notre existence ne prend un sens que par le prolongement dans la vie saine


Cette quête d’un corps constamment amélioré s’observe aujourd’hui partout. Notamment sur les réseaux sociaux, dont Instagram. Support dédié entièrement à l’image, il est ainsi utilisé par des internautes pour s’auto-évaluer. Séances de sport, nourriture saine et attitude positive sont brandies, tels les totems d’un bonheur sans faille. Se conformer aux normes du bien-être est une manière d’afficher sa valeur. « Notre existence ne prend un sens que par le prolongement dans la vie saine et donc par l’entretien du corps », ajoute Isabelle Queval.
Carl Cederström et André Spicer, auteurs du Syndrome du bien-être, voient dans ces pratiques sur les réseaux sociaux un narcissisme obligatoire. Elles constituent une possibilité d’intégration sociale. « Les gens sont obsédés par eux-mêmes, non pas parce qu’ils le désirent, mais parce qu’ils y sont obligés. Ils subissent la pression d’avoir à se vendre aux autres mais aussi – et c’est plus inquiétant –, à eux-mêmes. Peut-être cherchent-ils à se convaincre qu’ils sont aimés par les autres et ce pour augmenter leur amour propre », estiment-ils.
Parfois, cette démonstration de bien-être soulève d’autres enjeux. Sandrine Bridoux – alias « frenchyogagirl » sur Instagram -, est professeur de yoga. Pour elle, le réseau est surtout un excellent outil de motivation pour les personnes qui la suivent. Et un moyen d’avoir de la visibilité, le métier n’étant pas exempt de précarité. La yogi reconnaît pourtant qu’il peut avoir des effets pernicieux : « Effectivement, ça peut mettre la pression. C’est pourquoi je rappelle aux internautes de s’en méfier ou du moins d’avoir du recul. J’ai conscience de l’influence que je peux avoir et c’est pour cela que je refuse, par exemple, de donner des conseils concernant l’alimentation. »  



Le yoga convainc de nombreux individus en quête de bien-être. (Illustration CC BY diamondmountain)

Le bien-être comme argument commercial

Si l’attrait des usagers des réseaux sociaux pour un – ou plusieurs – modèles de bien-être n’est pas négligeable, un autre attrait, celui des consommateurs, a été plutôt bien perçu par les entreprises. Le secteur du bien-être représentait environ 3 000 milliards d’euros en janvier 2016, selon le Global Wellness Institute. Le bien-être est devenu un argument de poids que l’on retrouve dans le discours publicitaire.


Un mode d’expression doté d’une dimension sociale


Pour influencer l’acheteur, « la publicité tente de le séduire en se calant aux représentations, tendances et modes sociales, à ses désirs et ses aspirations », explique Valérie Sacriste, sociologue de la communication publicitaire et maître de conférences à l’université Paris-Descartes. C’est « un mode d’expression doté d’une dimension sociale ».
Dans sa campagne de communication « Be More Human : révélez ce qui est en vous », la marque Reebok illustre cette injonction au bien-être, poussée à son paroxysme. Des pratiquants de crossfit évoluent dans un univers presque post-apocalyptique : ils retournent des pneus, se couvrent de boue et courent dans les bois pour sculpter leurs corps. Il s’agit de devenir « plus humain » et c’est par le sport que l’on gagnera son salut. Ce que laisse penser cette campagne ? Que tout homme est moins humain s’il ne pratique pas une activité physique.

Et la publicité n’est pas seule à user du filon. La télévision s’en est saisie, comme dans l’émission Koh Lanta, où des candidats doivent survivre sur une île inhabitée. Toutes deux s’inspirent des préceptes du développement personnel popularisés notamment par des coachs. La vente de leurs ouvrages représentaient en 2016, quelque 65 millions d’euros en France. « Tous ces ouvrages présentent et mobilisent une vision de l’être humain en tant qu’il serait doté de ressources inexploitées », qu’il a le pouvoir de libérer, confirme Nicolas Marquis, docteur en sociologie et auteur du Bien-être au marché du malaise.
Ce genre littéraire connaît un réel essor depuis cinq ans précise Gaëlle Bohé, programmatrice du square Cuisine et Bien-être du Salon du Livre de Paris 2017 : « Les éditeurs le savent, multiplient les collections, segmentent le public, ouvrent des thématiques. Si les classiques remportent un succès constant, quelques titres provoquent un engouement populaire. »



L'alimentation, élément clé d'une vie heureuse. (Illustration CC BY-SA Veganbaking.net)

Donner un sens à sa vie

Comment expliquer cette ruée pour le bien-être ? Aux yeux de Nicolas Marquis, les individus éprouvent une forme de défiance vis-à-vis des États et des gouvernements mais aussi une certaine inquiétude quant à leurs capacités de peser sur le monde, dans le domaine économique notamment. À ce sujet, l’auteur André Spicer évoque le cas de l’Égypte : « à la suite du coup d’État, les classes moyennes ont renoncé à l’activité politique et se sont mises au jogging. Selon une enquête du New York Times, les groupes de course à pied sont en plein essor. L’idée est la suivante : si on ne peut avoir une influence sur son pays, on peut investir un lieu sur lequel on en a une : son propre corps. »


L’action de soi sur soi est socialement valorisée


Se tourner vers ces techniques du bien-être serait une façon de donner sens à notre existence et de répondre à un malaise, puisqu’elles prétendent donner aux individus une marge de manœuvre. « Ils ne veulent pas s’entendre dire qu’ils ne peuvent rien y faire », énonce Nicolas Marquis : aussi même ceux qui peuvent en souffrir « acceptent ce jeu-là » car « l’action de soi sur soi – entrée dans les mœurs – est socialement valorisée ». Avec néanmoins comme effets délétères un risque de pensées anxiogènes, une tendance à l’auto-accusation et un sentiment de culpabilité en cas d’échec.

Quand on veut, on peut

Malgré leur succès, les techniques liées pour favoriser le bien-être renvoient donc à une vision du monde qui interroge. Dans une société, où la quête de perfection tourne à l’obsession, la crainte d’échouer dans la construction du corps idéal apparaît comme une épée de Damoclès. Dans cette quête du corps sain devenue norme, ceux « qui échouent à rentrer dans le moule portent inévitablement les stigmates de l’échec », précisent Carl Cederström et André Spicer. Et d’ajouter qu’ils « sont non seulement diabolisés, mais aussi perçus comme des individus paresseux, faibles et dépourvus de volonté ».



Le sport prend souvent une dimension exutoire. (Illustration CC BY Brad Greenlee)

Autre effet pernicieux, la façon dont ces techniques du bien-être engagent la responsabilité individuelle, aux dépens de la responsabilité collective. L’infléchissement du cours de notre vie ne dépendrait que de notre volonté, quand bien-même les circonstances extérieures ou nos conditions d’existence joueraient en notre défaveur. Cette idée est, aux yeux de Carl Cederström et André Spicer, non seulement « trompeuse mais aussi cruelle ». Car rendre l’individu responsable de son mal-être social est une manière de légitimer les injustices, la pauvreté et les divisions de classe.
Car nombre des pratiques liées au bien-être constituent des marqueurs sociaux. Une alimentation composée de cinq fruits et légumes par jour, des pratiques sportives, telles que le yoga ou encore le fit-boxing, et l’utilisation d’applications pour garder la forme, sont les marques du mode de vie de la classe moyenne. De même les individus interrogés par Nicolas Marquis sont, en général dotés, d’un capital économique et culturel relativement confortable.

L’action sur soi pour un changement social

Pour autant, considérer que ces individus, obnubilés par le bien-être, ne sont pas intéressés par la création d’un monde meilleur est faux. Ce « repli sur soi » que dénoncent les auteurs du syndrome du bien-être n’est pas perçu comme tel par les personnes investies dans le développement personnel. Ils estiment, analyse Nicolas Marquis, que « l’amélioration du monde n’est réellement possible qu’à partir du moment où chacun cherche à s’améliorer dans sa vie quotidienne ».
Ils ne pensent pas contribuer uniquement à leur bonheur personnel. Ils œuvrent également pour un changement collectif. « Le mécanisme tient autant d’une perspective new age que de la vision libérale d’une main invisible qui agence automatiquement les intérêts : que chacun s’occupe de lui, c’est le meilleur service qu’il peut rendre à l’harmonie globale. » C’est précisément cette hypothèse que rejettent Carl Cederström et André Spicer. Pour ces derniers, la création d’un monde meilleur – qui lutte contre les inégalités sociales – ne peut se faire en ignorant l’action collective essentielle à tout changement social. À l’image du Grand Défi, une chaîne humanitaire qui distribue des repas aux migrants à Paris.

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Pour comprendre l’émergence de cette obsession du bien-être, L’imprévu s’est intéressé aux États-Unis. Outre-Atlantique, l’individualisme et l’ultra-libéralisme s’expriment à travers toutes les strates de la société. Un terreau fertile pour le développement personnel, avec en toile de fond le mythe de l’« American dream ».

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