jeudi 13 septembre 2012

POINT DE VUE ACTEUR SOCIAL : Interview Jean-Claude Delgènes

Tchats  «Pourquoi le travail ne protège-t-il plus autant du suicide ?» 
Alors que la précarité fragilise les populations, Jean-Claude Delgènes (photo DR), du cabinet Technologia, a relayé l'appel du psychiatre Michel Debout pour la création d'un observatoire du suicide. Ils sont à l'origine de «l'appel des 44» en faveur d'un tel organisme. Jean-Claude Delgènes a répondu à vos questions.

Evariste Les suicides à France Telecom, Renault, la Poste... ne sont-ils pas plutôt liés directement à la pression qui s’exerce sur les salariés, plutôt qu'à la crise économique ?
Jean-Claude Delgènes C’est une question compliquée de mettre sur le même plan toutes les entreprises que vous citez. Il évident que le suicide est multifactoriel, et que des organisations qui ne respecteraient pas l’individu peuvent contribuer au passage à l’acte. La vraie question aujourd’hui est de savoir : pourquoi le travail, qui est essentiel dans notre socialisation, ne protège plus autant qu’avant ?
Observons Un observatoire, mais dans quel but ? On n’empêchera jamais quelqu’un de se suicider, je ne comprends pas vos intentions.
J-C. D. Le problème n’est pas d’empêcher les gens qui sont conscients, déterminés, de se donner la mort. Il faut comprendre que le suicide est très souvent retenu comme solution par des gens qui n’ont pas d’autres alternatives, et qui pour faire taire une souffrance quotidienne, pour sortir de cette souffrance, considèrent que c’est la seule solution.

L’observatoire doit permettre d'étudier d’une manière précise les facteurs qui génèrent des crises suicidaires. Par exemple, le surendettement, l’isolement, l'éloignement de sa famille ou de ses proches. Tous ces facteurs qui peuvent déboucher sur des actes suicidaires doivent être mieux connus pour prévenir les suicides.
Etienne Le gouvernement soutient-il votre démarche de création d’observatoire des pratiques suicidaires ?
J-C. D. L’ancien gouvernement, de messieurs Fillon-Sarkozy, n’avait pas donné suite à notre demande, en dépit du soutien manifeste de toute la profession. Des gens aussi avertis sur le sujet que Boris Cyrulnik, la psychiatre Marie-France Hirigoyen, le professeur Michel Debout, tous des spécialistes, considèrent que l’on a beaucoup de retard et que la création d’un observatoire est indispensable. Tous les syndicats nous soutiennent, ainsi qu’une partie du patronat, et beaucoup d’acteurs de la société civile... Le nouveau gouvernement est en cours de réflexion, j’espère que l’on va aboutir. De toute façon, le besoin est immense.
Charles Existe-t-il un Observatoire européen sur les pratiques suicidaires ?
J-C. D. A ma connaissance, non, il y a des études, mais pas d’observatoire. C’est normal, parce qu’il y a quand même des traditions nationales. En France, où tout est dispersé, atomisé, cet observatoire permettra de réunir ce qui est épars, et permettra l'échange et l’enrichissement de tous.
Théo Quelle est la tranche d'âge la plus touchée ?
Dédé Savez-vous s’il y a une région française plus particulièrement affectée par le suicide ?
Midepain Il semblerait que les pratiques suicidaires touchent plus particulièrement les hommes ? Le confirmez-vous ?
J-C. D. Les pratiques suicidaires concernent plutôt les femmes, qui font plus de tentatives. Mais les suicides qui aboutissent concernent plus particulièrement les hommes. Il y a entre 220 000 et 240 000 tentatives de suicides chaque année en France. Et 10 500 aboutissent, auxquelles ils faut rajouter 10% environ - 1 000 personnes - qui sont maquillés en accidents. Il y a entre 11 000 et 12 000 morts chaque année par suicide.
Le suicide des plus jeunes, des adolescents en particulier, a régressé, du fait des grandes campagnes d’information et de sensibilisation. Chez les adultes, la situation reste stable, à un peu plus de 6 000, et le suicide des personnes âgées a tendance à augmenter. Il faut comprendre que le nombre de morts par suicide équivaut à trois fois celui des accidents de la circulation. Les professions où l’on se donne la mort le plus souvent sont celles liées à la santé, notamment les urgentistes, les médecins.
La région la plus touchée est la Bretagne : on a beaucoup parlé des suicides des agriculteurs en Bretagne, parce qu'ils sont très souvent confrontés à une confusion entre leur lieu de travail et leur lieu de vie. Ils ne sortent jamais du travail, sont très souvent isolés, et rencontrent très souvent des difficultés, comme le surendettement. Le fait de ne jamais sortir de cette bulle, d'être isolés, peut les conduire au passage à l’acte.
DL75 Sur ces chiffres, sait-on ce que représentent les suicides au travail ou manifestement liés au travail ? A-t-on une idée chiffrée de l'évolution de ces suicides sur les dix dernières années ?
J-C. D. En fait, il n’y a quasiment aucune étude sérieuse menée sur l’impact du travail en matière de risque suicidaire. Seule exception : des médecins du travail se sont penchés sur l’imputabilité professionnelle du suicide, en 2002, en Normandie, d'après une extrapolation qui est loin d'être scientifique. A partir de cette région, on a calculé un nombre de suicides au niveau national : environ 500. Mais cela n'a pas de valeur scientifique. La création de l’observatoire est nécessaire pour faire la part des choses entre les drames qui sont liés à la société, et ceux plutôt liés au travail. En sachant que le suicide est toujours multifactoriel. Sauf que le travail a un effet intégrateur de l’individu, et quand le travail va bien, globalement cela permet à l’individu de s’en sortir.
Pode42 Dans le sens où l’acte de se suicider est souvent/toujours le fruit de plusieurs causes, comment est-il possible de déterminer si un facteur (en l’occurence, la précarité) est déterminant ?
J-C. D. Le suicide est une pathologie liée à l’isolement, à la souffrance, liée au fait que l’on a perdu espoir. On peut le prévenir lorsque des solidarités s’exercent, lorsque de l’humanité vit réellement entre les êtres humains. On peut aller chercher des gens qui sont très mal en leur ouvrant d’autres solutions, d’autres voies, en leur permettant de comprendre tout simplement qu’ils ne partiraient pas dans l’indifférence générale. Notre société souffre de la comparaison par rapport à celles du Sud, où l’on voit qu’il y a malgré tout, en dépit de la crise, le maintien des liens familiaux et sociaux, ce qui permet aux individus de mieux supporter les souffrances infligées par la crise.
Jean-Luc Quelle va être la première tache de l’Observatoire des conduites suicidaires ?
J-C. D. L’observatoire aura quatre grandes fonctions :
Il doit permettre l’actualisation des données mais dans un sens opérationnel. Il nous faut aujourd’hui des données statistiques sur, par exemple, le «surendettement et le suicide», ou «l'éloignement familial et le suicide». L’observatoire doit être indépendant pour que les données soient indépendantes en dépit des enjeux politiques.
Cet observatoire doit permettre de réunir l’ensemble des professions qui sont confrontées à cette tragédie : médecins du travail, urgentistes, psychiatres, psychologues, sociologues, avocats, magistrats. Pourquoi ? Parce que le rassemblement dans un Grenelle de l’humain de toutes ces professions permettra des progrès considérables, on aura des échanges de bonnes pratiques, des enseignements.
L’observatoire pourra lancer des études spécifiques. Par exemple, certaines études ont été réalisées dans le passé, mais n’ont pas été réactualisées. Aujourd’hui, il nous en faut une sur le thème «conduite des restructurations et suicides». En clair, quand une restructuration est bien conduite, par exemple quand on retrouve un travail dans le bassin de vie, quand on permet aux gens, malgré la crise, de dépasser le traumatisme par une conduite appropriée de la restructuration, on a moins de dégâts humains. Par contre, si on ne se préoccupe pas suffisamment de cette restructuration, elle peut avoir des effets amplifiant la crise.
Le quatrième axe concernerait l’international, regarder et échanger avec les autres pays pour voir ce qui se fait de mieux en matière de prévention. Ces actions, nous les proposons pour une expérimentation que l’on situe sur quatre ou cinq ans. Nous sommes persuadés que nous aurons réussi une grande avancée pour prévenir, sauver des vies, car il n’y a pas de fatalité au suicide. Son coût humain est incalculable. En revanche, le coût financier, lui, peut être estimé en France à plus de 5 milliards d’euros.
Sur les 11 000 à 12 000 personnes qui aboutissent chaque année, 35 à 40% environ ont déjà fait une ou plusieurs tentatives. En clair, on voit bien que nous avons un vrai problème dans la prise en charge de la tentative du suicide. On pourrait faire de grands progrès.

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«La crise économique est peut-être plus encore une crise humaine et sanitaire»

décryptage Quel est l'impact de la crise économique sur les suicides ? C'est pour répondre à cette question, et améliorer la prévention, que plusieurs professionnels plaident pour la création d'un observatoire des conduites suicidaires.

Par SYLVAIN MOUILLARD
France Télécom, Renault, La Poste... Ces dernières années, les vagues de suicides dans certaines grandes entreprises françaises ont défrayé la chronique. Alors que le chômage atteint des niveaux records, la crainte d’un effet massif sur la situation sanitaire des salariés ressurgit. De quoi justifier la création d’un observatoire sur les conduites suicidaires, selon de nombreux professionnels.

La crise économique, un facteur aggravant ?

Le psychiatre Michel Debout, auteur de Suicide, un tabou français, n’en doute pas : «La crise financière et économique est peut-être plus encore une crise humaine et sanitaire.» En France, il estime la surmortalité par suicide liée à la crise à environ 750 personnes, entre 2009 et 2011. Le phénomène n’est pas nouveau. Après la crise de 1929, on avait constaté aux Etats-Unis un pic de suicides trois ans plus tard, en 1932. Plus récemment, une étude britannique a montré que la crise outre-Manche a provoqué 1 000 suicides en plus entre 2008 et 2010. «Chaque augmentation de 10% du nombre de chômeurs est associée à une augmentation de 1,4% du nombre de suicides masculins», remarque ainsi le texte de BMJ.
Les chômeurs font partie des populations «à risques». «Quand on perd son emploi, on sort de la médecine du travail, explique Michel Debout. C’est un problème car c’est précisément la période durant laquelle on est vulnérable. Dès lors qu’on est resté un temps suffisant dans l’entreprise, je souhaiterais que le médecin du travail maintienne le lien avec le salarié licencié dans les deux années qui suivent, pour qu’il ne se sente pas à nouveau abandonné.»

Le suicide en France, où en est-on ?

On recense chaque année entre 200 000 et 220 000 tentatives de suicide, parmi lesquelles 10 500 aboutissent. Mais le «halo de répercussion», selon l’expression de Jean-Claude Delgènes, est bien plus large. Pour le fondateur du cabinet Technologia, qui a travaillé dans de nombreuses entreprises en crise, «le suicide est un tueur social, qui touche entre 20 et 30 personnes dans le cercle de connaissances de la victime». Soit plusieurs millions de Français concernés par le phénomène chaque année. Le traitement de la récidive est une des faiblesses hexagonales : 40% des personnes qui se donnent la mort avaient déjà commis une tentative de suicide auparavant.
Certains indicateurs sont toutefois positifs. Depuis une quinzaine d’années, la mortalité par suicide chez les moins de 20 ans a baissé de 45%. Une évolution logique, selon Michel Debout : «C’est la période sur laquelle on a le plus communiqué et sensibilisé, via les points écoute jeunes notamment.» Les suicides chez les seniors sont aussi en régression (-10% sur la même période). Seul point noir, la légère augmentation chez les 30-60 ans. Un phénomène qui pourrait s’aggraver avec les difficultés économiques.

Un observatoire pour quoi faire ?

L’idée remonte au printemps 2011. 44 professionnels signent dans Libération un appel pour la mise en place d’un «observatoire des suicides et des pratiques suicidaires». Pourquoi un énième observatoire ? «Parce que notre connaissance de ces phénomènes est très pauvre, souligne Jean-Claude Delgènes. L’absence de savoir avéré ne nous permet pas d’avoir les comportements adéquats. Par exemple, la seule étude sur l’imputabilité professionnelle du suicide a été menée en 2002 en Haute-Normandie. Cela ne veut rien dire !» Michel Debout abonde : «Nous ne cherchons pas à établir des responsabilités, mais nous pensons que beaucoup de signes montrent un état de fragilité. Il ne faut pas attendre le passage à l’acte pour agir.»
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Les signataires de l’appel plaident donc pour un rapprochement des différents services (Inserm, INVS) travaillant sur la thématique du suicide. «On veut que notre observatoire soit transversal, qu’il permette des échanges entre les différents spécialistes», argue Michel Debout, rappelant la dimension toujours multicausale du suicide. Les facteurs prédictifs du passage à l’acte, comme le licenciement ou le surendettement, pourraient ainsi être croisés.
Autre objectif : améliorer l’outil statistique, en mentionnant par exemple dans les certificats de décès si la personne suicidée était au chômage ou non. Enfin, le croisement des expériences doit permettre d’améliorer la prise en charge des personnes à risque : Jean-Claude Delgènes insiste notamment sur la nécessité de bien former les médecins urgentistes ou les délégués syndicaux. «La bonne volonté ne suffit pas, il faut aussi un bon niveau de compétence pour ensuite orienter correctement les personnes en détresse.»

Quelle est la position du gouvernement ?

L’appel des 44 avait suscité peu de réactions au sein du gouvernement Fillon. «Il a eu peur que l’observatoire quantifie la remontée des suicides sous Nicolas Sarkozy», juge Jean-Claude Delgènes. Le pouvoir socialiste semble davantage à l'écoute. Les partisans de l’observatoire ont été reçus par le conseiller social de Jean-Marc Ayrault il y a quelques jours. Une nouvelle réunion est prévue le 12 septembre.
A Matignon, on a néanmoins quelques réserves : «Le gouvernement craint d'être accusé de traiter les conséquences de la crise et pas ses causes, pointe Jean-Claude Delgènes. On pense de notre côté que si l’on traite bien ses effets, la crise ne prendra pas de caractère paroxysmique.» L’autre pierre d’achoppement est économique. En période de crise, cet observatoire ne coûtera-t-il pas trop cher ? Jean-Claude Delgènes réfute l'argument : «On ne demande pas de chèque en blanc pour les vingt prochaines années. Une expérimentation de quatre ou cinq ans nous conviendrait, avec une structure pas trop lourde.»
D’autant qu’au-delà de son coût social, les suicides grèvent les finances publiques. «Si on appliquait l'étude réalisée en Flandre au cas français, on arriverait à un coût de 5 milliards d’euros par an, affirme Michel Debout. Et encore, cela ne comprend même pas la prise en charge de toutes les personnes qui ont tenté de mettre fin à leurs jours.»