Patients suicidaires : l’hospitalisation remise en cause
Par Irène Lacamp -
Publié le 01/02/2024
Contrairement à l’idée qui prévaut actuellement, chez un patient
suicidaire, l’hospitalisation se révèle souvent peu efficace dans la
prévention du passage à l’acte, voire délétère pour certains sujets.
De
nombreux patients considérés comme à risque suicidaire se voient
proposer une hospitalisation. Parmi les arguments étayant cette pratique
: la possibilité de réaliser une évaluation psychiatrique, de proposer
un traitement adapté et surtout de mettre en place une surveillance dans
un environnement sécurisé, et, in fine, éviter le passage à l’acte et
ses conséquences. Cependant, la place de l’hospitalisation dans la prise
en charge des patients suicidaires est de plus en plus questionnée.
Des risques de passage à l’acte relativement faibles
Ne
serait-ce que d’un point de vue pratique, une hospitalisation
systématique en cas d’idées suicidaires peut se révéler difficile au
regard du nombre d’individus concernés. Chaque année, selon le dernier
baromètre santé, 5 % des adultes et 10 % des adolescents rapportent des
idées suicidaires.
Et tous, en réalité, ne nécessitent pas forcément
de surveillance à l’hôpital, la majorité ne passant pas à l’acte. Selon
une méta-analyse de 2023, le taux de transition suicidaire varie entre 3
et 37 % - un chiffre estimé à 15 % par le dernier baromètre santé. Même
chez les patients ayant déjà réalisé une tentative de suicide (TS), le
taux de réitération ne dépasserait pas 16 %.
Ainsi, seuls les
patients manifestant un risque élevé de suicide pourraient être ciblés.
Mais l’évaluation du risque suicidaire reste peu fiable : selon une
étude conduite en 2022 auprès de 1 800 patients admis aux urgences pour
trouble psychiatrique, la capacité de cliniciens à prédire une TS à un
et six mois s’avère très réduite, proche du hasard. Une méta-analyse
(Woodford et al, 2022) retrouve par ailleurs une valeur prédictive
positive du tri par les cliniciens entre patients à haut risque et à bas
risque suicidaire de seulement 22 % et une sensibilité de 31 %.
Peu d’effet préventif
Par
ailleurs, l’efficacité de l’hospitalisation pour éviter les suicides
semble plutôt limitée. Deux anciens essais randomisés ayant comparé
prise en charge hospitalière et suivi ambulatoire (Waterhouse et al,
1990 ; Van der Sande, 1997) ne retrouvent pas de différence en termes de
taux de suicide entre ces deux modalités de traitement. Une étude de
cohorte plus récente (Goldman-Mellor,2022) rapporte aussi, parmi plus de
37 000 patients admis aux urgences pour auto-agressivité puis
hospitalisés, une absence de rôle préventif de l’hospitalisation sur
l’acte et la réitération suicidaire – sauf peut-être chez les femmes de
40 à 49 ans. Une absence d’association entre hospitalisation et
prévention de la réitération suicidaire également retrouvée dans une
méta-analyse britannique (Carroll et al, 2014).
D’ailleurs, dans
plusieurs pays où le nombre de lits de psychiatrie a été réduit, aucune
variation de l’incidence du suicide n’a été enregistrée. C’est le cas en
Finlande comme aux États-Unis. Et en Italie, où le nombre de lits a
drastiquement chuté, le taux de suicide diminue.
Le type
d’hospitalisation ne semble pas avoir d’impact sur le nombre de
suicides. En témoigne un travail du Lancet Psychiatry (Hyber et al,2016)
ayant inclus près de 350 000 patients entre 1998 et 2012, qui conclut à
un risque de suicide comparable en unité fermée ou ouverte.
Seul
le timing de l’hospitalisation pourrait jouer un rôle. C’est ce que
suggère une récente étude observationnelle (Ross et al, 2023) conduite
auprès de 200 000 vétérans de l’armée américaine. Dans ce travail, un
bénéfice de l’hospitalisation a pu être observé uniquement pour les
patients admis dans les 24 heures suivant une TS. Dans tous les autres
cas, l’hospitalisation se révélait autant protectrice qu’associée à un
risque suicidaire accru.
De plus en plus d’articles pointent
d’ailleurs la nocivité de l’hospitalisation en psychiatrie vis-à-vis du
risque suicidaire. Une méta-analyse de 44 études (Walsh et al, APS,
2015) confirme qu’en unité hospitalière de psychiatrie, les suicides
restent 12 fois plus fréquents qu’en population générale. Et une étude
de causalité entre hospitalisation en psychiatrie et TS ultérieure
(Large et al, 2017) retrouve trois critères de causalité – sur cinq.
Pour
expliquer cet effet potentiellement néfaste de l’hospitalisation,
l’hypothèse de la persistance d’une certaine « violence » à l’égard des
patients est soulevée. Ainsi, dans un travail qualitatif (Jenkin et al,
2022), des patients suicidaires hospitalisés en psychiatrie décrivent un
ennui, mais aussi un sentiment d’infantilisation par une médecine
paternaliste, un isolement, une surmédication, etc. Un quart des
patients hospitalisés rapporteraient un sentiment de coercition les
conduisant à envisager un renoncement aux soins ultérieurs (Silva et al,
Psychiatric Quaterly 2023, Jina Petterson, 2022).
La sortie d’hospitalisation, période sensible
Enfin,
la sortie d’hospitalisation est une période à risque dans la mesure où
plusieurs études confirment l’augmentation du risque de TS après la
sortie de l’hôpital. La première semaine post-opératoire hospitalisation
resterait particulièrement clé.
Dans ce contexte, des alternatives à
l’hospitalisation se dégagent : soins intensifs ambulatoires (qui
aboutiraient à moins d’épisodes multiples d’auto-agressivité chez
l’adolescent), thérapies familiales intensives, hôpitaux de jour (en cas
d’idées suicidaires très marquées), rappel téléphonique, identification
des modalités de coping avec les patients, etc.
Session D01 - Faut-il arrêter d'hospitaliser les patients suicidaires ?
https://www.lequotidiendumedecin.fr/actu-medicale/congres/patients-suicidaires-lhospitalisation-remise-en-cause
***
Hospitalisation des patients suicidaires ou évolution des pratiques soignantes ? Telle est la question.
Actualités - CQFPsy https://congresfrancaispsychiatrie.org/*
Retour CFP2023
D01 – Faut-il arrêter d’hospitaliser les patients suicidaires ?
Modérateur : Guillaume VAIVA – Lille
Débatteurs : Marie TOURNIER – Bordeaux et Fabrice JOLLANT – Le Kremlin-Bicêtre
Vous êtes soignant bien-pensant : vous accueillez vos patients, vous les écoutez, vous les évaluez, vous vous inquiétez… et vous les hospitalisez. Vous pensiez bien faire ? La science nous dit pourtant le contraire…
Évaluation, prédiction… C’est bidon !
Bonne nouvelle, la majorité des gens ayant des idées suicidaires ne passera pas à l’acte. Ces gestes seraient le plus souvent non létaux et sans conséquences physiques graves. Le suicide est un phénomène rare en population générale (14 pour 100 000 individus) qu’il est nécessaire de rappeler. Mauvaise nouvelle – quoique ! – nous, soignants, ne sommes pas bons pour évaluer le risque suicidaire. La littérature scientifique nous peint un tableau aussi provoquant que déprimant : plusieurs types d’évaluation du risque suicidaire sont étudiés, mais aucun ne semble améliorer la prédiction d’un geste suicidaire. Le jugement du clinicien serait donc à peu près égal à… la chance.
L’hospitalisation systématique… C’est pas automatique !
L’hospitalisation complète apparaît souvent comme solution première face aux patients à haut risque suicidaire. Celle-ci permettrait en effet de mettre ces derniers en sécurité le temps d’établir une prise en charge et un traitement adaptés. Mais, là encore, la littérature scientifique vient bousculer nos représentations en démontrant que les hospitalisations complètes ne préviendraient pas les passages à l’acte, voire dans certains cas (notamment chez les hommes), pourraient augmenter leur risque de survenir. Une étude de cohorte traitant de l’association entre l’hospitalisation et la présence d’un comportement suicidaire ultérieur montre ainsi l’impact bénéfique de l’hospitalisation seulement pour les personnes ayant fait une tentative de suicide la veille. Si l’on voyage un peu, on constate que les régions favorisant davantage les soins ambulatoires que les hospitalisations à temps complet ont un taux de suicide moindre. Dans le même sens, là où il y a moins de lits… Il y a moins de suicide !
Du reste, non seulement l’hospitalisation complète ne serait pas si aidante pour ces patients, mais elle pourrait même être néfaste pour ceux qui en auraient une expérience négative. Stigmatisation, traumatisme, perte de son rôle social et de son autonomie, sentiment de coercition… tout un programme qui dissuadera définitivement ces derniers de se tourner de nouveau vers la psychiatrie.
Le changement… C’est maintenant ?
Face à ces constats relativement décourageants, difficile de ne pas remettre en question le sens même de nos professions. À quoi bon perdre son temps en entretien avec l’évaluation clinique du risque suicidaire si celle-ci n’est de toute façon pas fiable ? À quoi bon s’investir dans un service d’urgence si celui-ci peut être source autant d’apaisement que de traumatismes ? En somme, qu’en est-il du rôle des soignants dans ce type de prise en charge ? Serions-nous capables de dormir sur nos deux oreilles ayant laissé une personne suicidaire rentrer chez elle ? L’hospitalisation n’aurait-elle donc pour objet que de nous sécuriser, nous, plus que nos patients ?
Heureusement, plusieurs alternatives appuyées par la science nous donnent malgré tout espoir. Il s’agirait de privilégier : des soins intensifs en ambulatoire (en favorisant les prises en charge pluridisciplinaires, les rappels de rendez-vous, adapter la fréquence de ceux-ci, inclure les proches…), l’hôpital de jour (qui permet de donner des repères et un cadre rassurant aux patients), le rappel téléphonique (grâce au programme VigilanS notamment, dont l’efficacité n’est plus à prouver), la mise en place d’un « plan de sécurité » (afin d’encourager les individus à être acteurs de leur prise en charge) et enfin l’apaisement des idées suicidaires par l’administration de Kétamine (qu’il s’agit de coupler à la psychothérapie pour un traitement de la problématique en profondeur et non seulement des symptômes).
Enfin, sans grande surprise, il est montré que les zones davantage peuplées en psychiatres et psychologues connaissent moins de suicides, ainsi que celles où le financement pour la santé mentale est plus élevé.
C’est donc aussi à une politique en faveur de la santé que ce débat nous pousse à rêver…
Alors, êtes-vous prêts à prendre le risque d’évoluer ?
Mélisande Etiévant
Paris