"Elle ne m'aimait pas assez pour rester en vie" : enfants d'un parent suicidé, ils se sont construits dans la culpabilité
Manon avait 10 ans quand son père s'est suicidé en se jetant sous un train. Hugo en avait 7, quand, à la sortie de l'école on lui a annoncé que sa mère venait de se défenestrer. Si le deuil d'un parent est presque impossible, celui d'un parent qui s'est donné la mort semble insurmontable. Ils nous racontent comment ils se sont construits, malgré le vide béant et les questionnements qui s'amoncellent.
Ce jour-là, Hugo faisait sa rentrée en CE1 et Manon passait son mercredi après-midi à s’amuser avec ses cousines, quand on leur a annoncé l'innommable : "Maman est morte", pour le premier, "Papa s’est suicidé", pour la seconde.
Si le deuil parental est une épreuve qui laisse à jamais des traces, quand ce parent s’est lui-même donné la mort, l’horreur et le questionnement se décuplent chez l'orphelin. "Est-ce qu’il ne m’aimait pas assez pour rester en vie ?". "Est-ce qu’elle est morte à cause de moi ?"...
Des interrogations qui nourrissent une carapace sur laquelle se colle, au fil des années, des regards et des excuses gênées, puis une étiquette d’enfant de suicidé.e.
Dans une vidéo YouTube publiée le 5 mars 2023, la vidéaste Ésile l’évoque avec émotion. Alors que cinq ans auparavant, elle confiait avoir perdu sa mère dans une première vidéo intitulée “perdre un parent”, sa suite “perdre un parent d’un suicide” vient lever un tabou.
De l’annonce du suicide alors qu’elle n’a que 17 ans et qu’elle se retrouve figée dans une cour de récré, à la kermesse de son petit frère, à son premier cours de philo de terminale, terriblement consacré à la question : "que pensez-vous du suicide ?", en passant par sa colère, sa culpabilité puis enfin, le pardon.
Un chemin déchirant qu’elle a finit par raconter, comme nos deux témoins ont décidé de le faire, "parce qu’il y a un après qui peut être positif, malgré tout".
"Ton père est mort, il s’est jeté sous un train"Manon a 28 ans, le regard doux et le rire franc. Quand elle évoque son père, elle remonte un fil de souvenirs doux-amers.
Née d’une relation extra-conjugale, la petite fille grandit auprès de sa mère, sans aucun secret. Acceptée par la famille de son père, elle est entourée de quatre demi-frères et sœurs. "Je n’ai pas vécu avec lui, mais il était quand même souvent à la maison".
Si ses visites se font de plus en plus rares, rien n’entache l’amour que la fillette porte à son paternel. Alors, ce mercredi après-midi où tout bascule, c’est le choc.
"Ma mère devait être en déplacement à Paris, donc j’étais chez des cousins. Quand je l’ai vue arriver, j’étais super contente, c’était comme une surprise. Sauf qu’elle m’a prise à part, m’a demandé de m'asseoir car elle avait quelque chose à me dire", se souvient-elle.
"Ton père est mort, il s’est jeté sous un train". Manon a 10 ans. Elle tombe dans les pommes à la violence de l’annonce.
Annoncer le suicide à l'enfant ou cacher les causes de la mortSi la vingtenaire garde peu de souvenirs de ce moment tragique, elle apprend plus tard que sa mère a hésité à lui dire la vérité quant aux circonstances de la mort de son père. "C'est l'entourage qui l'a poussée à me dire la vérité. Avec le recul, je pense que ça m’a été très bénéfique", reflète-t-elle.
Un avis que partage Anne-Sophie Chéron, psychologue. "On sent quand il y a un secret, des chuchotements. Il faut dire que le parent est mort et qu’il aimait beaucoup sa petite fille mais qu’il n’arrivait pas à être heureux. Il faut faire attention à ce que l’enfant ne veuille pas le suivre. Ça peut faire peur, mais grandir sans secret, c'est la moins mauvaise des deux solutions".
Après deux semaines hors-sol (le temps de l’enquête de police), où la fillette ne se rend pas compte des choses, elle éclate en sanglots aux funérailles, quand le cercueil de son père arrive. "Je savais que je ne pouvais pas le voir, parce que son corps était déchiqueté à l’intérieur. Je l’imaginais".
C’est alors que les questionnements commencent.
Au fil des conversations familiales, elle comprend que le suicide a déjà emporté deux membres de la famille de son père. Son grand-père et une tante, qui se sont eux aussi jetés sur le même passage à niveau (pour d’autres raisons, à des années d’intervalles) qui a vu les derniers instants de son père.
"Ma première inquiétude a été de penser que j'allais moi aussi me suicider, que j'allais un jour me jeter sous un train", confie-t-elle. Les premières fois où elle remonte dans un train sont d'ailleurs difficiles pour elles, mais "nécessaires" pour apaiser le traumatisme.
Quand quelqu’un se plaignait pour un retard de train après un accident de personne, je pouvais leur clouer le bec rapidement.
Sans lettre de suicide, Manon pense aussi un temps être à l’origine de la volonté d’en finir de son père. "Forcément, à 10 ans on se dit, est-ce que je n’ai pas été assez gentille avec lui ?". Elle apprendra plus tard qu’il avait de gros problèmes d’argent et que deux AVC l’avaient beaucoup diminué. Mais toutes ces inquiétudes, Manon les enfouies. Elle refuse de parler du suicide avec sa famille.
"Ma mère a eu beaucoup de mal, alors je ne voulais pas en rajouter". Pourtant, au collège, elle n’hésite pas à "en jouer". "Quand quelqu’un se plaignait pour un retard de train après un accident de personne, je pouvais leur clouer le bec rapidement".
Se construire en tant qu'"enfant de suicidé"La colère, la culpabilité, le retour de bâton, l’étiquette à l’école… Des résonances qu’on retrouve aussi dans l’histoire d’Hugo, 44 ans, professeur de SVT et auteur.
Il a "7 ans et 6 jours" quand sa mère se donne la mort, en se défenestrant du 5ème étage. C’est la rentrée des classes et à la sortie du CE1, quand les autres parents viennent avec le goûter, le père d’Hugo le récupère pour lui annoncer la mort de sa mère.
On s'endurcit, on devient moins empathique parce qu'on aura toujours vécu pire que les autres.
"Ça faisait un an qu’elle était un peu plus triste, déprimée, plus à fleur de peau… Depuis que mes parents s’étaient séparés. Mais il n’y avait pas eu de signes avant-coureurs, de tentatives, de mes yeux d’enfant en tout cas…".
Ce dont Hugo se souvient le plus, ce sont la colère et la culpabilité, qui se sont muées en "coquille dure". "On ne se construit pas comme les autres dans la culpabilité, on intègre très tôt cette violence du décès et on porte une identité d'enfants de suicidé. On s'endurcit, on devient moins empathique parce qu'on aura toujours vécu pire que les autres".
Un sentiment d'abandon collé à la peau"Pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi tu n'as pas pu te raccrocher à moi ? Est-ce que tu ne m'aimais pas assez pour ne pas avoir envie de mourir ?".
Tant de questions qui alimentent la tourmente du garçon, de l'adolescent, puis de l'adulte. "Le sentiment d'abandon c'est terrible. On ne veut plus faire confiance. Ça m'a longtemps empêché d'avoir des enfants, parce que je me disais que de toute façon, les enfants ne font pas vraiment le bonheur des parents, car sinon, aucun d'eux ne se suicideraient jamais".
"En vouloir à son parent, c'est normal. D'autant que dans la société, le suicide apparaît encore une 'solution facile'. Pour l'enfant, ce n’est pas la même colère que quand on est dans le processus de deuil, on se dit que la douleur a été supérieure à l’amour que le défunt portait à ses proches. Puis vient la culpabilité, qui est le pan inverse. Parfois, ressentir ces émotions lourdes, c’est un moyen de retenir le parent, pour ne pas oublier qu’on a souffert", décrypte Anne-Sophie Chéron.
Comment construire sa vie malgré la transmission du traumatismeDes émotions refoulées qui rongent Hugo jusqu'au "retour de bâton". Dix-sept ans après sa mère, c'est son frère qui met fin à ses jours, nouvel uppercut. Puis quelques années plus tard, en classe, il est confronté à une fratrie de sœurs, dont l'aînée se suicide, un "KO" pour le professeur.
"Voir leur peine, ça a été comme un déclencheur. Je ne pouvais pas encaisser cette douleur tous les jours, parce qu'elle me ramenait à la mienne, qui était enfouie. À ce moment-là, j'ai compris que j'avais besoin d'aide".
De son côté, si Manon n'a jamais eu besoin de voir un.e spécialiste, elle admet avoir eu besoin de dix ans pour faire son deuil et être à l'aise avec le sujet. "Je suis apaisée, mais il y a encore des moments que je n'ai pas vécus, comme me retrouver dans un train arrêté pour suicide. Je ne sais pas comment je réagirais", partage-t-elle.
Je me suis posé la question. Est-ce que j'allais devenir fou aussi ?
Au fil de la thérapie, Hugo se détache de son histoire familiale tragique et comprend qu'il n'en est pas tributaire. "Mais je me suis posé la question. Est-ce que j'allais devenir fou aussi ?", admet-il. Une réaction à normaliser, selon Anne-Sophie Chéron.
"C'est une question qui revient souvent. Est-ce que moi aussi je vais être comme ça ? Parfois, on reproduit même les symptômes préalables au suicide, que l'on a repéré a posteriori chez notre proche. On pense que le traumatisme va être transmis".
Trouver l'apaisement avec le tempsAprès une longue thérapie et l'arrivée de son fils, Hugo témoigne d'un "apaisement". Il a même écrit un livre Survivre au suicide ou Sisyphe heureux (Ed. La boîte de Pandore), pour "proposer des clés aux gens qui sont confrontés à ce genre d'épreuves et qui ne savent pas où chercher". "Quand on grandit avec un suicide parental, je pense qu’on a plus de mal que les autres à se projeter. On se construit avec beaucoup de 'et si'".
Manon, elle, travaille désormais dans le funéraire. Une vocation qu'elle a depuis petite et qui n'a pas été déboutée par la mort de son père.
"Je me sens presque une légitimité en plus. Je sais aussi me protéger, donc je ne suivrais pas forcément un dossier de suicide comme mon père par exemple. Mais ça m'a appris un profond respect pour toutes ces personnes de l'ombre, qui ont aidé à mon travail de deuil, en rendant le rite funéraire possible. Au hasard d'une visite au cimetière, à mes 20 ans, j'ai rencontré l'homme qui est allé chercher le corps de mon père sur les rails. Ça a été un grand moment d'émotion, comme un point final à la douleur".
Pardonner le suicidé pour enfin avancerMais toutes ces réalisations passent aussi (et surtout) par le pardon. Dernier échelon à gravir pour arriver à l'apaisement, même si la tristesse restera. Après la colère des premières années, puis la culpabilité des suivantes, Hugo et Manon ont "compris".
Pourquoi est-ce que je l'aurais forcé à vivre ? Pour qu'il soit malheureux ? C'est ça qui est égoïste.
"On est loin de l'acte égoïste. Je ne peux pas en vouloir à mon père, car je pense qu'à part dans des circonstances très particulières, on ne peut pas sauver quelqu'un qui souffre a vouloir en mourir. Pourquoi est-ce que je l'aurais forcé à vivre ? Pour qu'il soit malheureux ? C'est ça qui est égoïste", souligne Manon.
"Il faut aussi remettre les choses dans leur contexte. On n'est pas le centre du monde. Chaque personne a ses démons et on ne choisira pas comment elle y fera face. Je comprends le geste, je ne pourrai jamais le blâmer", ajoute Hugo.
"C'est en se reconnectant à la vie de son parent, en se mettant à sa place, qu'on fini par comprendre. C'est pour ça que la vérité est importante. Lorsque l'on se retrouve face à un enfant qui vient de perdre son père ou sa mère d'un suicide, créer une narration va aider au processus de deuil", martèle Anne-Sophie Chéron.
Aujourd'hui plusieurs décennies après les suicides, Manon et Hugo vont "bien". "J'ai grandi, certes, pas de la même manière que les autres, mais aujourd'hui je suis apaisée. Je n'en veux ni à la maladie, ni à la vie, ni à mon père. Je suis même heureuse qu'il aille mieux, de là où il est", termine même la jeune femme, émue.
https://www.marieclaire.fr/suicide-parental-temoignages-enfant,1465950.asp