lundi 20 février 2023

De la délicate mais nécessaire prise en charge des troubles psychiatriques en prison

De la délicate mais nécessaire prise en charge des troubles psychiatriques en prison

Lucie Inland — Édité par Émile Vaizand — 15 février 2023 https://www.slate.fr/*
Alors que les taux de personnes détenues présentant un trouble psychologique ou mental sont élevés, il reste encore beaucoup à faire pour soigner cette population particulièrement sensible.
L'étude «Santé mentale en population carcérale sortante», menée durant deux ans par une équipe du CHU de Lille, révèle que «les deux tiers des hommes et les trois quarts des femmes présentent au moins un trouble psychiatrique et/ou lié à une addiction à leur libération». | Donald Tong via Pexels

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La prison concentre bien des problèmes de société, à défaut de les faire disparaître. Parmi eux, les troubles mentaux, qu'ils soient détectés avant l'incarcération ou révélés par celle-ci. Ils sont tout sauf minoritaires dans la population carcérale. Lors de son mandat de contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), Adeline Hazan indiquait en 2019, interrogée par Prison Insider, qu'environ «70% des personnes détenues avaient au moins un trouble psychologique ou mental et 25% un trouble psychotique grave» (comme la schizophrénie).

En pratique, difficile de mener des enquêtes régulières afin d'affiner ce tableau déjà sombre, comme l'exposent Thomas Fovet et Pierre Thomas dans un article pour The Conversation. Ceux-ci soulignent que la santé mentale des personnes incarcérée est «un enjeu de santé publique important qui va bien au-delà de la prison, puisque l'ensemble des personnes détenues seront, de facto, libérées à l'issue de leur peine d'emprisonnement».

D'ailleurs, l'étude «Santé mentale en population carcérale sortante» (SPCS), menée durant deux ans par ces deux experts en psychiatrie avec une équipe du CHU de Lille, révèle que «les deux tiers des hommes et les trois quarts des femmes présentent au moins un trouble psychiatrique et/ou lié à une addiction à leur libération». Malgré le travail des services médico-psychologiques régionaux (SMPR) en prison, des unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA) et des unités pour malades difficiles (UMD) dans des établissements de soin, il y a beaucoup à faire pour soigner cette population particulièrement sensible.
Un risque de suicide nettement supérieur qu'en dehors

«La prison ne “crée” pas à proprement parler de maladie mentale, mais elle favorise, chez des personnes vulnérables, l'éclosion de pathologies qui, dans un autre environnement, ne se seraient sans doute pas exprimées», explique la psychiatre Christine-Dominique Bataillard, dans un entretien pour l'Observatoire international des prisons (OIP). Du stress de l'arrestation et du procès à la déstabilisante arrivée en prison, le «choc carcéral» plonge la personne nouvellement détenue dans un état d'anxiété plus ou moins intense. Il y a bien le quartier «arrivants», afin d'évaluer son état durant les premiers jours de détention, mais ce n'est que la pointe de l'iceberg.

Autre constat alarmant: il y a six fois plus de passages à l'acte suicidaires chez les personnes détenues que dans la population générale, à caractéristiques démographiques égales, d'après l'OIP. Un tous les trois jours en moyenne en 2021, soit 122 suicides; et au moins 76 en 2022, selon le collectif Les morts de la prison, cité par Les Jours.

Dans le même média, Denise Delours, membre du collectif et aumônière à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis (Essonne), rappelle que l'administration pénitentiaire appréhende les suicides dans ses murs, «au même titre que les violences faites aux agents», ayant «trop peur de ce que l'opinion publique peut dire d'une mort survenue en détention» –suspicion de négligence, voire de maltraitance de la part du personnel.

Différents outils existent pour prévenir et limiter les passages à l'acte suicidaire: tissus anti-déchirure, surveillants et codétenus formés à détecter les risques. Mais face à la surpopulation carcérale, compliquant tous les aspects de la vie des personnes détenues et du travail du personnel pénitentiaire, ces outils ne suffisent jamais.

D'apparentes économies

Les histoires de deux détenus, Maxime et Jordan, rapportées dans un article de StreetPress, illustrent bien à quel point la prison ne peut pas se substituer à un suivi thérapeutique. Le premier est un habitué des tribunaux pour des petits délits, «sous tutelle, reconnu handicapé mental […] et soumis à un traitement antipsychotique “à dose conséquente”». Il est décrit par un médecin comme «typiquement le genre de profil dont personne ne veut», car ingérable.

Condamné à un mois de prison ferme, Maxime passe ses journées devant la télévision, «isolé dans sa cellule et gavé de psychotropes». Jordan, également reconnu handicapé mental, a vu son traitement et ses soins «violemment coupés» durant sa détention. Son mutisme sélectif revient, au point de ne plus être en capacité de prononcer un mot devant sa mère, puis de ne plus venir du tout au parloir.

Cette dernière insiste pendant des semaines pour qu'une psychologue de l'établissement s'intéresse de plus près à l'état de son fils. Toujours silencieux, Jordan reste sur son lit, sans bouger ni sortir de sa cellule et ne s'alimente plus. «Il a peut-être frôlé la mort et si je n'avais pas fait tout ça, il se passait quoi pour lui?», se désole sa mère.
«La prison est envisagée sous l'angle sécuritaire. […] Telle qu'elle est conçue, elle fait sortir des personnes encore plus esquintées, plus pauvres, plus malades.» Cyrille Canetti, psychiatre pendant vingt-cinq en milieu carcéral

Pourquoi persister à envoyer en prison des personnes dont l'état psychologique est clairement incompatible avec ce cadre de vie? Selon Gilbert Fetet, ancien surveillant au SMPR de Lyon, «c'est tout simple. Un malade psychiatrique coûte dix fois moins cher à la société en étant en prison qu'en hôpital psychiatrique. Mais dans quels états en ressortiront-ils?»

Si et seulement si ces détenus en sortent un jour, contournant les risques de suicide, de décès brutal dû à une décompensation psychiatrique ou à l'agression d'un codétenu malade –des faits survenus à la maison d'arrêt de Nanterre et également exposés par StreetPress récemment. Et s'ils continuent les allers-retours en prison, les comptes ne sont pas bons pour la société, tant sur le plan financier qu'humain.

Des mises en garde depuis de longues années

Ce constat pousse certaines personnes à quitter leur métier, estimant ne plus pouvoir assurer leur mission de soin. C'est le cas de Cyrille Canetti, psychiatre réputé pour ses vingt-cinq années d'expérience en milieu carcéral, dont près de la moitié au SMPR de la prison de la Santé à Paris et ayant choisi de démissionner début 2021.

«Je crois vraiment que la population de détenus n'intéresse pas grand monde et que la psychiatrie n'intéresse pas grand monde non plus. Alors, quand on parle de détenus malades mentaux, c'est vraiment l'exclusion au carré», pointait-il sur France Inter en avril 2021. De même, Cyrille Canetti déplorait alors un recours trop fréquent aux pratiques de contrainte (isolement, contention, soins imposés) et la perte de «la dimension protectrice» de l'asile –au sens littéral– psychiatrique.

Le psychiatre a pu constater à quel point les conditions de détention peuvent être un catalyseur de forte détresse psychologique, jusqu'à être pris en otage en avril 2010 par Francis Dorffer, un détenu particulièrement surveillé (DPS). En 2013, Cyrille Canetti expliquait à l'OIP: «Tous les témoignages, dont celui du chef de détention et de la directrice de la Santé, sont allés dans le même sens: nous avions tous senti venir la prise d'otage, nous avions alerté et l'administration n'en a pas tenu compte.»

La prise en charge des personnes détenues atteintes de troubles mentaux ne peut pas s'améliorer sans prendre la véritable mesure des besoins humains et matériels nécessaires, à commencer par le problème de la surpopulation carcérale et le manque de moyens alloués aux soins psychiatriques.

Interrogé par Prison Insider en novembre 2021, Cyrille Canetti est catégorique: «La mission de réinsertion est une vaste hypocrisie et la prison est envisagée sous l'angle sécuritaire. […] La prison, telle qu'elle est conçue, fait sortir des personnes encore plus esquintées, plus pauvres, plus malades.» Et pour certaines personnes, rien d'autre que l'enfermement n'est envisagé. Comme pour Romain Dupuy, schizophrène déclaré pénalement irresponsable du meurtre de deux soignantes de l'hôpital psychiatrique de Pau en décembre 2004, cas emblématique de la tentation de l'internement à vie et à ce jour toujours maintenu à l'UMD de Cadillac en Gironde.

https://www.slate.fr/story/240943/prise-charge-troubles-psychiatriques-prison-maladie-mentale-sante-suicide-detention