jeudi 23 janvier 2025

ARTICLE : La vie après le suicide d'un proche: un deuil de la culpabilité et de l'impuissance

La vie après le suicide d'un proche: un deuil de la culpabilité et de l'impuissance

Samuel Vivant – Édité par Émile Vaizand – 22 janvier 2025  https://www.slate.fr*

La recherche scientifique s'accorde sur la particularité du deuil après cette mort brutale et mystérieuse. Comment les personnes endeuillées parviennent-elles à surmonter cette épreuve?

On estime qu'environ 100.000 personnes perdent un proche par suicide chaque année en France.

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Après la secousse, les répliques. En vacances à Rome, Patricia et sa fille Marie, 27 ans, dorment à l'hôtel. Au cœur de la nuit, des bruits inquiétants, des cintres qui se balancent, des murs qui vibrent. Paniquée, la mère réveille sa fille, qui ouvre un œil distrait et lâche: «C'est rien: ça doit être un tremblement de terre.» Le terrible séisme qui a ébranlé la ville de L'Aquila (Abruzzes), le 6 avril 2009, à une centaine de kilomètres de la capitale italienne, n'a pas fait ciller une seconde la jeune femme.

Sur le retour, au moment de se séparer à l'aéroport, Patricia a pourtant un mauvais pressentiment. Une «boule d'angoisse inexplicable» en regardant s'éloigner la silhouette de sa fille. Quelques jours plus tard, un appel de la gendarmerie. Marie vient de se donner la mort. Au bout du fil, la mère s'effondre dans sa cuisine. Un drame insoupçonné couvait au milieu des selfies et des virées shopping en Italie. Et derrière, un deuil en forme de point d'interrogation.

On estime qu'environ 100.000 personnes perdent un proche par suicide chaque année en France, selon les données de la plateforme Espoir, un outil collaboratif dédié à la question du deuil après un suicide et à l'accompagnement des personnes touchées. «Plus que d'autres causes de décès, ces gens se retrouvent dans une situation qui isole énormément et complique l'accès au soin. C'est un deuil particulier. Comme un puzzle où il manquera toujours la pièce centrale», indique Edouard Leaune, psychiatre aux Hospices civils de Lyon et coordinateur d'Espoir.

D'Émile Durkheim à Albert Camus, le geste suicidaire a largement été disséqué. Défaut d'intégration sociale pour l'un, baiser mortel de l'absurde pour l'autre. Mais pour ceux qui restent, la part irréductible et mystérieuse du passage à l'acte pousse à la rumination. «J'ai relu 10 milliards de fois sa lettre sans y trouver d'explications, soupire Patricia. Marie avait tout préparé et je n'ai rien vu. J'ai balayé toute la vie que j'ai eu avec cet enfant depuis mon ventre jusqu'à sa mort. On découvre des choses. C'est une enquête qui fait mal et dont on ressort forcément déçu.»

«Un roman personnel du suicide»

Fabrice, 57 ans, n'a lui non plus «rien vu venir». En 2015, Jeanne, sa fille de 12 ans, est retrouvée morte dans son lit d'enfant, quelques jours après la rentrée scolaire. Les investigations du père mènent à une chanson triste de Céline Dion écoutée en boucle sur YouTube, une lettre évoquant des relations difficiles avec des copines et une liste secrète de Noël dans laquelle la fillette demande à «mourir pour toujours».

«La question du harcèlement scolaire s'est posée
, expose Fabrice. Mais d'autres raisons coexistent. Son grand-père est décédé six mois plus tôt. Un an auparavant, dans la classe de son frère, une gamine est décédée d'un cancer. Il y a eu des obsèques avec tout le groupe scolaire. Je crois que quelque chose s'est produit en elle devant ce petit cercueil blanc.»

«Le sentiment de toute-puissance qui nous vient de l'enfance explique en bonne partie la façon dont nous pouvons nous inventer des culpabilités.»
Guy Cordier, pédopsychiatre et bénévole au sein de l'association Vivre son deuil Nord-Pas-de-Calais

Le père de famille a choisi d'abandonner ses recherches. Jamais ouvert, le dossier du procureur où figurent les auditions des camarades de Jeanne prend la poussière sur son étagère. Pour Marc-Élie Huon, psychologue à l'unité d'accompagnement et de soins palliatifs au CHRU de Brest, face à l'énigme suicidaire, les proches élaborent «un roman personnel du suicide». «Vouloir tout comprendre de cet acte si étrange génère beaucoup plus de confusion que de clarté, décrypte-t-il. L'apaisement des personnes endeuillées est étroitement lié au renoncement à posséder la vérité de l'autre sur son acte. Il faut établir sa propre vérité.»

Échapper à la culpabilité

L'autre caractéristique du deuil après un suicide est sans doute son rapport exacerbé à la culpabilité. «C'est profondément anormal qu'un enfant meurt volontairement avant vous, souffle Patricia. Je me disais que je ne l'avais pas assez serrée dans mes bras. Qu'en tant que mère, je n'avais pas su la protéger. Je m'en suis voulu énormément. Ce sentiment s'estompe, mais ne disparaît jamais.»

Pourquoi cette pente naturelle vers la culpabilité? Guy Cordier, pédopsychiatre, spécialiste du deuil chez l'enfant et bénévole au sein de l'association Vivre son deuil Nord-Pas-de-Calais, ose une hypothèse: «Le sentiment de toute-puissance qui nous vient de l'enfance explique en bonne partie la façon dont nous pouvons nous inventer des culpabilités. Il y a un lien très fort. L'enfance est le moment où le sentiment de toute-puissance nous habite le plus. On découvre en vieillissant que l'on n'est pas tout-puissant.» Ainsi, les individus endeuillés s'apaisent et passent d'un sentiment de culpabilité à un sentiment d'impuissance. Et d'un sentiment d'impuissance à la reconnaissance de l'impossibilité de pouvoir empêcher la mort.

Mais en réalité, chaque deuil est unique. L'année de son bac de français, Léa*, aujourd'hui 28 ans, a perdu son père qu'elle considérait comme son «meilleur ami». «Il a toujours été dépressif, décrit-elle. Le suicide était quelque chose qu'il verbalisait auprès de moi. C'était sa conception de la mort.» Alors, ce jour-là, en entendant le bruissement de la chambre voisine, elle lève la tête de ses fiches de révision. «C'est le seul moment de ma vie où j'ai eu une intuition. Et j'ai laissé faire. C'est moi qui l'ai trouvé. J'ai vécu avec le fait que j'aurais pu l'empêcher. En même temps, j'ai toujours eu l'idée que je l'avais laissé faire, parce que c'était son choix. Son suicide était quelque part une marque de confiance. Je me suis autorisée à ne pas culpabiliser.»

«Nous faisons peur»

Comme Léa, Carine, 47 ans, a été la première témoin de la mort de son conjoint. Pendant de longs mois, la quadragénaire a dû détourner le regard des ceintures, composer avec la force évocatrice des arbres. Et puis cette ancienne gendarme est retournée vivre au domicile maternel à 40 ans, avec un bébé dans les bras et un fantôme qui dérange. «Dans notre famille, ça a précipité des ruptures, retrace-t-elle. Mon père n'a plus jamais donné signe de vie. Pour son image, cette histoire n'a pas dû lui plaire. Et ce qui était déjà pourri dans la famille de mon conjoint s'est définitivement délité.»

«Il y a un avant et un après. Le rapport à l'existence et au sens se modifie. Parfois, la culpabilité est simplement trop dure à supporter.»
Marc-Élie Huon, psychologue au CHRU de Brest

Aux yeux de la société, le suicide reste encore le prototype de la mauvaise mort. «Si les choses tendent à s'améliorer, le tabou et la stigmatisation sociale persistent. Le sujet du suicide est une effraction. Beaucoup n'osent pas en parler autour d'eux», estime Marie Tournigand, déléguée générale de l'association Empreintes, qui accompagne les personnes endeuillées.

Après la mort de sa fille, Fabrice se souvient des mots «extrêmement violents» de la directrice de son établissement scolaire: «Tout allait bien à l'école, ça ne peut venir que de la famille.» Patricia, elle, a été priée par son entourage de ne pas «encore faire chier» avec son histoire. «Ou alors les gens ne savent pas quoi dire, ajoute-t-elle. Ça les renvoie à eux-mêmes, à leurs propres angoisses. En fait, nous faisons peur.»

«Contagion suicidaire»

Est-ce un signe que la société française ne s'est pas totalement défait de son héritage religieux? En effet, la doctrine catholique considère Dieu comme le seul souverain de la vie donnée. Comprendre: on ne dispose pas de sa mort. Il a fallu attendre le début des années 1970 pour que le suicide pousse les portes du ministère de la Santé publique et de la Sécurité Sociale, sous la tutelle du ministre Robert Boulin (1969-1972). Aujourd'hui, le sort des personnes endeuillées tend à faire partie intégrante de la stratégie de prévention nationale.

https://www.slate.fr/societe/vivre-deuil-apres-suicide-mort-proches-culpabilite-impuissance-tabou-amis-famille-traumatisme-perte-psychologie-prevention