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mardi 6 février 2018

A PARAITRE Edition 2018 Suicide. L'envers de notre monde, Christian Baudelot et Roger Establet

« Suicide - L'envers de notre monde », le livre qui analyse un étonnant déclin
Dans leur ouvrage, les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet reviennent sur un sujet délicat et mystérieux : le suicide. Avec un constat surprenant : le taux de suicide en France est au plus bas depuis le début du XXe siècle. Extraits.
Le suicide est l'un des sujets les plus délicats et mystérieux d'une société. Dans leur livre, les sociologues français Christian Baudelot et Roger Establet dressent un constat étonnamment positif : en trente ans, le taux de suicide en France est passé du niveau maximum au niveau le plus faible connu depuis le début du XXe siècle. Et le mouvement s'observe dans le monde entier, mis à part dans les pays les moins développés. L'explication ? Probablement l'effet de la transformation de la perception sociale des maladies mentales, mieux acceptées. Plus sûrement encore, la conséquence de la démocratisation des antidépresseurs. Extraits.
Bonnes feuilles. Depuis 2006, des changements importants sont intervenus dans l'évolution du suicide, dans notre pays et dans une grande partie du monde. Un rapide coup d'oeil sur la courbe d'évolution du suicide en France depuis le début du XIXe siècle suffit pour constater une tendance à la baisse à partir de 1985. Depuis plus de trente ans, le mouvement est net, régulier et de grande ampleur. Le taux de suicide s'établissait au cours des années 1985 et 1986 à 22,5 pour 100 000 habitants, soit un niveau voisin des années précédant la première guerre mondiale, très proche du maximum jamais enregistré une seule fois dans notre pays (25 en 1908). Il est tombé en 2013 à 15,1 et à 13,8 en 2014, soit un niveau identique ou légèrement inférieur à celui que la France a connu dans les années 1950, dans l'immédiat après-guerre et au tout début des années de forte croissance : l'un des plus faibles qui ait jamais été enregistré au cours du XXe siècle, à l'exception des années de guerre. En résumé, au cours des trente dernières années, le taux de suicide est passé du niveau maximum au niveau minimum !
Il ne s'agit pas d'un effet de structure provoqué par la fonte au cours de la période des effectifs de catégories particulièrement suicidaires, comme les agriculteurs ou les ouvriers. Ce mouvement à la baisse n'est pas non plus le fait d'une catégorie particulière de la population. Il affecte, bien qu'à des degrés divers, l'ensemble des composantes de la population, les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les agriculteurs, les employés, les ouvriers et les cadres. C'est parmi les personnes âgées de plus de 60 ans que la baisse est la plus accentuée : sur les 9 715 décès par suicide enregistrés par l'Inserm en 2012, la moitié (47 %) concerne des personnes de 55 ans et plus. La baisse la plus marquée du taux de suicide est observée dans les classes d'âge où les suicides sont les plus nombreux. Il en résulte une baisse importante du taux de suicide global. Une baisse du taux de suicide des jeunes ne se traduirait pas par une baisse « visible » du taux global. Le constat est clair, mais son explication n'est pas évidente.
1975-1985 : incertitude et insécurité
La forte hausse qui l'a précédée entre 1975 et 1985 était, en revanche, plus compréhensible. S'ouvre en effet à partir de la fin des années 1970, suite aux « chocs pétroliers », une nouvelle conjoncture économique qui met à mal nombre de protections et de sécurités dont jouissaient les travailleurs au cours des trente années de croissance. L'instauration d'un chômage de masse, durable et à un niveau élevé, en est le trait le plus marquant. La compétition internationale et la mondialisation des marchés conduisent les entreprises à s'adapter à la nouvelle donne : fermetures d'entreprises, délocalisations et vagues massives de licenciements d'un côté; intensification du travail, précarisation des emplois et flexibilité croissante des rythmes de travail de l'autre. La dictature grandissante des impératifs du capital financier, de la spéculation boursière et des crises qu'elle entraîne ébranle durablement la société française dans son ensemble. Un monde nouveau est en train de naître, engendrant un surcroît  d'incertitude et d'insécurité. La raideur de la pente ascendante de la courbe du suicide de 1975 à 1986 ressemble fort à celle qui a accompagné, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la mutation d'une société paysanne et artisanale en une société industrielle et capitaliste.

« Depuis 1990, les taux de suicide ont diminué de 30 % environ dans les pays de l'OCDE et ont même été divisés par deux dans des pays comme la Hongrie et la Finlande »

« Panorama de la santé » 2015 de l'OCDE

La baisse du suicide observée depuis 1985 étonne du fait qu'aucune des dimensions de cette nouvelle donne n'a aujourd'hui disparu. Le chômage demeure à un niveau élevé, les fermetures d'entreprise vont bon train, les salaires stagnent, des régions entières sont frappées par la désindustrialisation. Le cercle de la précarité s'est élargi, affectant désormais tous les secteurs d'activité et même la fonction publique. Et pourtant, le suicide baisse, même si, autour de la crise de 2008, une relation positive entre chômage et suicide a pu être observée chez les hommes en âge de travailler. Comment l'expliquer ?
Répondre à cette question n'est pas simple, tant sont multiples et diverses les causes qui peuvent affecter l'évolution d'un phénomène aussi complexe que le suicide. (...) Cette tendance prononcée à la baisse n'est pas propre à la France. On l'observe dans un grand nombre d'autres pays. Le « Panorama de la santé » établi chaque année par l'OCDE en fait même état dans son édition de 2015 : « Depuis 1990, les taux de suicide ont diminué de 30 % environ dans les pays de l'OCDE et ont même été divisés par deux dans des pays comme la Hongrie et la Finlande. En Estonie, après une hausse initiale au début des années 1990, les taux ont également fortement diminué. » Il ne s'agit donc pas d'un artefact produit par des modifications intervenues au cours de l'enregistrement statistique du phénomène en France.
A l'échelle mondiale, le taux de suicide standardisé selon l'âge, qui corrige les différences de taille et de pyramide des âges des populations dans l'espace et dans le temps, affiche de 2000 à 2012 une baisse de 26 % : 23 % chez les hommes et 32 % chez les femmes. Cette baisse affecte toutes les régions du monde à l'exception des pays pauvres d'Afrique et les hommes des pays les moins développés de la Méditerranée orientale.
(...)
Pas d'amélioration de la conjoncture économique
Dans les pays développés qui accusent une baisse sensible du suicide, les dates d'inflexion des courbes varient, mais se situent toutes dans les dernières des années 1980 et les premières des années 1990. Compte tenu de la diversité des situations économiques propres à tous ces pays, il est difficile d'établir une relation simple entre la baisse observée des taux de suicide et des facteurs économiques et sociaux qui seraient identiques et communs à tous ces pays. D'autant que dans aucun des pays de l'OCDE et de ceux de l'ancien bloc soviétique cette inversion des pentes du taux de suicide des années 1980 et 1990 ne correspond à une amélioration notable de la conjoncture économique.

On est alors tenté d'aller chercher les causes de cette baisse spectaculaire ailleurs que dans les variations des conjonctures économiques, et pour commencer du côté des progrès réalisés dans le domaine médical. Existerait-il un lien entre ces baisses exceptionnelles et mondialisées du suicide et les débuts de la diffusion massive, elle aussi mondialisée, d'une nouvelle classe de médicaments, les antidépresseurs, pour soigner la dépression ? La mise au point et la diffusion de ces traitements sont récentes, les tout premiers datant des années 1960. Accueillis au départ avec scepticisme par les psychiatres, ils n'ont commencé à être utilisés à une large échelle que dans le milieu des années 1980, lorsque apparaît la classe des inhibiteurs de recapture de la sérotonine (IRS). Le plus connu d'entre eux est le Prozac, produit par le grand laboratoire américain Lilly, qui devient très vite le troisième médicament le plus vendu au monde. Les facilités de son usage lui permettent d'être prescrit, dans la quasi-totalité des pays, par des médecins généralistes et pas seulement par des psychiatres.
La consommation d'antidépresseurs a considérablement augmenté dans la plupart des pays de l'OCDE depuis le milieu des années 1980 et surtout depuis 2000. Toutefois, la consommation d'antidépresseurs est très variable d'un pays à l'autre. Leur niveau de consommation dépend de la prévalence de la dépression dans chaque pays et de la manière dont elle est diagnostiquée et traitée, mais aussi de la disponibilité d'autres thérapies, des recommandations locales et des habitudes de prescription. Avec 50 cachets pour 1 000 habitants par jour, la France se situe en dessous de la moyenne des 28 pays de ce classement (58 doses). Il n'en est pas de même pour tous nos voisins européens : au Portugal, par exemple, la consommation d'antidépresseurs a presque triplé entre 2000 et 2013, passant de 33 doses journalières à 88.
L'effet positif des antidépresseurs
En dehors des psychiatres qui affirment que, « bien prescrits, les antidépresseurs ont un effet antisuicidaire évident », un argument fort milite pour leur attribuer une part importante dans la baisse du suicide au cours des trente dernières années : cette baisse généralisée n'a pas substantiellement modifié la hiérarchie des pays. En effet, malgré la baisse notable qu'ils ont connue, les pays de l'ancien bloc de l'Est se distinguent toujours des autres par des taux de suicide très supérieurs, l'Italie et l'Espagne par des taux très inférieurs à ceux de leurs voisins européens. Elle n'a pas non plus affecté les grandes tendances observées au cours des périodes précédentes : les hommes se suicident toujours plus que les femmes, les vieux plus que les jeunes, les pauvres plus que les riches, etc. En somme, l'usage des antidépresseurs aurait agi sur le niveau du suicide en le faisant sensiblement baisser sans modifier qualitativement les facteurs sociaux qui le produisent.
Après avoir été âprement discuté au sein de la psychiatrie, certains soulignant des risques accrus de suicide chez les jeunes provoqués par cette médication, l'effet bénéfique de l'usage des antidépresseurs sur la baisse du suicide semble aujourd'hui reconnu par tous les professionnels. Une grande enquête internationale publiée en juin 2013 analyse en détail les relations entre le taux de suicide et la consommation d'antidépresseurs. Portant sur 29 pays européens au cours d'une période étendue correspondant aux années d'inflexion de la courbe et de la baisse du suicide qui s'ensuivit (1980-2009), elle calcule dans chaque pays les corrélations entre la consommation d'antidépresseurs et le taux de suicide afin d'explorer le sens et l'ampleur des associations entre les deux phénomènes. Des régressions linéaires associées permettent ensuite de préciser la nature et l'évolution de ces relations. Les résultats sont clairs : dans tous les pays sauf un, le Portugal, le suicide diminue à mesure que s'accroît la consommation d'antidépresseurs.
(...)
L'effet positif des antidépresseurs sur la baisse du suicide est aujourd'hui un fait avéré, mais le recours généralisé à ces médicaments n'a pas surgi du néant comme par un coup de baguette magique. Il est lui-même un effet des transformations notables intervenues en amont à la fois dans la prise en charge médicale des maladies mentales et dans la perception sociale de la dépression et du suicide.  En France comme dans beaucoup de pays européens, toute une organisation sociale s'est progressivement mise en place pour prendre en charge les souffrances psychiques des individus. Les effectifs de « psys » au sens large (psychiatres, psychanalystes, psychologues, infirmières en psychiatrie) se sont étoffés et se sont répartis sur le territoire grâce à la sectorisation.
Mutation culturelle
Comparée à d'autres pays, l'offre de soins française en psychiatrie est de bonne qualité, notamment en termes d'équipement et de ressources humaines. Elle a aussi beaucoup innové par l'organisation pionnière, en réseau, de son offre hospitalière publique sur la base d'une sectorisation géographique originale : le « secteur psychiatrique ». Mis en place par la circulaire du ministère de la santé publique datée de mars 1960, celui-ci constitue l'unité de base de la délivrance de soins en psychiatrie publique. Il dispense et coordonne, pour une aire géo-démographique de proximité, l'ensemble des soins et services nécessaires à la couverture globale des besoins : prévention, soins, postcure et réadaptation. La prise en charge et la coordination des soins sont assurées par des équipes pluridisciplinaires. Avec 815 secteurs de psychiatrie générale, soit en moyenne un secteur pour 56 100 habitants âgés de plus de 20 ans, l'offre publique de psychiatrie représentait, en 2003, 80 % de l'activité psychiatrique réalisée par les établissements de santé. L'autorisation accordée aux généralistes de prescrire des antidépresseurs a aussi favorisé, lors des consultations, le dialogue sur les problèmes psychologiques. Parallèlement à la prise en charge médicale s'est développé, dans la plupart des pays développés, un tissu d'associations qui se sont donné pour mission la prévention du suicide.
(...)
Toutes ces initiatives ont été rendues possibles par un changement radical intervenu dans la perception sociale des maladies mentales et du suicide. Le suicide a cessé progressivement d'être un tabou dont on ne parlait pas. La France comme la plupart des pays européens a connu depuis un demi-siècle une forte élévation de son niveau d'instruction. La part des emplois occupés par les cadres supérieurs et les professions intermédiaires s'élève à 43,1 % contre 48,4 % pour les employés et ouvriers. Or les catégories sociales les plus diplômées, davantage à l'écoute des messages de leur organisme, mieux informées que les autres sur les possibilités de traitement, ont toujours développé un rapport aux soins qui privilégie l'anticipation. Elles consultent avant qu'il ne soit trop tard. Dans une France plus instruite où les professions supérieures sont aussi nombreuses, les maladies mentales ne sont plus associées à la folie ni perçues comme des tares irrémédiables condamnant nécessairement ses victimes à l'asile. Dans la conversation courante et dans tous les milieux, le terme de « déprime » a acquis droit de cité. C'est un mal répandu dont on mesure les risques mais dont on parle sans honte et dont on peut sortir, si on le prend à temps, et parfois en meilleure forme qu'avant. Le recours fréquent aux antidépresseurs est ainsi rendu possible et favorisé par cette mutation culturelle. La transformation médicale de la prise en charge de la déprime et du suicide ne se borne donc pas à la prescription d'antidépresseurs, même si celle-ci l'accompagne.
Suicide. L'envers de notre monde, de Christian Baudelot et Roger Establet (Seuil, coll. « Points », 288 p., 8,80 â?¬). Sortie le 8 février.


info plus  :
Suicideenvers de notre monde de Christian Baudelot, Roger Establet

8,8€ // 288 pages
À paraître le 08/02/2018
EAN : 9782757870570

Suicide
envers de notre monde
Christian Baudelot, Roger Establet
Essais

Suicide
L’impact de la société sur un acte aussi individuel que le suicide est peut-être l’énigme majeure à laquelle les sociologues ont été confrontés.
Pourquoi les hommes se tuent-ils plus que les femmes ? Les catholiques moins que les protestants ? Pourquoi le dimanche moins que le lundi ? Et l’été plus que l’hiver ? En temps de paix plus qu’en temps de guerre ? Et à quoi imputer l’augmentation inquiétante du suicide chez les jeunes et sa baisse ou son maintien chez leurs aînés ?
L’enquête, toutefois, souligne combien les modèles souffrent d’énormes exceptions à l’échelle de la planète et contredit une vision catastrophiste selon laquelle le développement économique n’aboutirait qu’à des formes exaspérées de l’individualisme, laissant chacun seul devant son destin.

Christian Baudelot et Roger Establet
Ils sont respectivement professeur de sociologie à l’École normale supérieure et professeur émérite de sociologie à l’université de Provence. Ils ont publié ensemble, notamment, Le niveau monte, Allez les filles !, Avoir trente ans en 1968 et en 1998.

http://www.lecerclepoints.com/livre-suicide-christian-baudelot-roger-establet-9782757870570.htm#page


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 Autre article :

“Les suicides sont en baisse depuis 30 ans et personne n'en parle”
18/02/18 Par Elise Koutnouyan https://www.lesinrocks.com*
Le nombre de suicides est au plus bas depuis 30 ans. Décryptage d'un phénomène “spectaculaire” et “inattendu”, par le sociologue Christian Baudelot.
C’est une statistique étonnante et (plutôt) une bonne nouvelle : on se suicide de moins en moins. En France, on dénombrait 8 885 décès par suicide en 2014, soit environ un par heure. Un nombre en baisse de 26% en une décennie, selon le récent rapport de l’Observatoire national du suicide (qui rappelle quand même que nous sommes au 10e rang sur 32 des pays européens connaissant un taux de suicide élevé).
Mieux, la baisse du nombre de personnes se donnant la mort s’est amorcée dès 1985. “Au cours des trente dernières années, le taux de suicide est passé du niveau maximum au niveau minimum”, s’étonnent les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet dans Suicide, l’envers de notre monde (Seuil, 2018). Comment analyser ce phénomène “spectaculaire” et “inattendu” ? Éléments de réponse avec Christian Baudelot, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure (Paris).
Pourquoi le taux de suicide est-il si bas aujourd’hui ?
Christian Baudelot - Cette baisse n’est pas du tout intuitive. On comprend très bien pourquoi le taux de suicide augmente, notamment dans les années 1970 au moment des chocs pétroliers et de l’arrivée du chômage de masse. À l’inverse, il n’y a aucune certitude sur les raisons de la baisse qu’on observe depuis 1985. Nous avons émis l’hypothèse que l’inversion de la courbe du suicide coïncide avec l’arrivée du Prozac. Au milieu des années 1980, en Europe de l’Ouest, les médecins généralistes ont été autorisés à prescrire cet antidépresseur d’un nouveau genre. Dans les pays du bloc de l’Est (Lituanie, Russie, Hongrie..), qui détenaient des taux record, ces médicaments sont arrivés plus tard, et avec eux la baisse du nombre de suicide. Aujourd’hui, les professionnels de santé sont quasiment tous d’accord pour considérer ces médicaments sont bénéfiques à la lutte contre le suicide.
“Nous avons émis l’hypothèse que l’inversion de la courbe du suicide coïncide avec l’arrivée du Prozac”
La baisse s’expliquerai donc par cette découverte médicale ?
Pas seulement. L’arrivée des antidépresseurs s’est accompagnée d’une transformation structurelle dans l’accès aux soins psychologiques. Dans les années 1960, la France a mis en place un système de sectorisation de la psychiatrie. Concrètement, nous avons de plus en plus de psys, présents dans une grande partie du territoire. J’ai plutôt l’impression que cette action des antidépresseurs correspond à une évolution de la prise en charge médicale des maladies mentales et de la perception sociale du suicide.
Comment expliquer, alors, qu’instinctivement on a plutôt l’impression que le suicide est en hausse ?
Parce qu’on ne parle pas de cette baisse ! Ca dure depuis 30 ans, et nous sommes pratiquement les premiers à en parler dans notre livre. Le taux de suicide n’est pas un indicateur aussi surveillé que le nombre de morts sur la route, par exemple. C’est aussi un problème d’opinion publique. La presse a tendance à rendre compte du suicide sous un angle dramatique. De plus, il y a une dissymétrie entre le phénomène réel et ce dont les médias se font l’écho : on entend parler des types de suicides les plus improbables (ceux des femmes, des jeunes...) Mais c’est pareil dans la littérature ! La suicidée la plus célèbre est Madame Bovary [personnage du roman éponyme de Gustave Flaubert, NDLR]. Or c’est un suicide "paradoxal". Tout protégeait ce personnage du suicide : c’était une femme (statistiquement, elles se suicident moins que les hommes), elle avait un enfant et habitait en ville.
À ce propos, vous soulignez dans votre ouvrage que la baisse du suicide concerne toutes les catégories de population...
Oui, elle n’a pas modifié la structure socio-démographique du suicide (les hommes se suicident plus que les femmes, les vieux plus que les jeunes, les ruraux plus que les urbains). L’usage des antidépresseurs est un phénomène massif qui concerne toute la population.
Est-ce que tous les pays sont concernés par ce déclin ?
Dans les pays riches, il y a quelques exceptions : la Corée du Sud, où le suicide a augmenté, et les Etats-Unis où il stagne. Au cours de la même période, on a observé dans les pays pauvres, surtout en Afrique, une montée sensible du taux de suicide - dont les niveaux restent inférieurs aux pays riches. Ces pays ont connu un développement économique et une élévation du niveau de vie. Or, qui dit croissance, dit bouleversement des structures traditionnelles de la société. La modification en profondeur d’un société désorganise les milieux sociaux et se traduit donc toujours par une phase d’élévation du taux de suicide. Dans la plupart des pays développés, le passage, au XIXe siècle, d’une société rurale et artisanale à une société industrielle, capitaliste et urbaine s’est caractérisé par une forte montée du suicide.
“La modification en profondeur d’un société désorganise les milieux sociaux et se traduit donc toujours par une phase d’élévation du taux de suicide”
Pourquoi la crise économique de 2008, qui a elle aussi entraîné des profondes modifications de la société, n’a-t-elle pas eu un effet similaire sur le taux de suicide ?
C’est bien pour ça que cette baisse est un mystère ! Après 1985, le chômage reste fort, le travail continue à s’intensifier et l’emploi à se précariser. Et pourtant, les suicides diminuent... On a donc dû chercher une cause extérieure aux variables économiques et sociales : d’où notre conclusion que la baisse s’explique plutôt par les soins et la prescription des antidépresseurs.
Ce n’est donc pas forcément signe que la société va mieux en terme économique mais plutôt qu’elle sait mieux prévenir cette fatalité ?
Le suicide n’est qu’un indicateur parmi d’autres de la santé d’une société. Moins de gens qui se suicident, c’est forcément une bonne nouvelle mais de nouveaux modes de souffrance font place aux anciens. En particulier les maladies mentales : la dépression augmente fortement, on le sait. Il y a un autre élément intéressant à souligner : sur cette même période, l’homicide diminue aussi sensiblement.
“C’est forcément une bonne nouvelle mais de nouveaux modes de souffrance font place aux anciens”
La baisse du suicide participerait donc d’un mouvement généralisé de recul de la violence ?
Oui, on peut lier ces deux baisses. Mais en l’état actuel des choses, il reste encore difficile d’expliquer ces deux phénomènes. Il faudrait travailler avec des psychologues, des économistes...
Dans votre préface, vous vous opposez à la "dramatisation" du monde contemporain et à l’idée selon laquelle les réseaux sociaux renforcent la solitude.
Quand je me ballade dans le métro ou dans la rue et que je vois tous ces gens sur leur portable... Je me dis que c’est un parfait instrument anti-suicide ! On sait que le meilleur moyen de prévention reste le lien social. Plus les gens sont insérés dans des cercles sociaux, moins ils ont tendance à se suicider. Les portables engendrent des nouvelles formes de sociabilité, qui, aussi imparfaites soient-elles, en sont. Je suis convaincu que ça a un effet sur le suicide, même si ça reste compliqué à quantifier. Cela mériterait une enquête. Par exemple, chercher à savoir si les habitants en "zone blanche" se suicident plus.
“On sait que le meilleur moyen de prévention reste le lien social”
Au printemps dernier, la série 13 Reasons Why a été accusée d’inciter au suicide en étant trop réaliste. Partagez-vous cet avis ?
Je me souviens de la sortie du livre Suicide, mode d’emploi [de Claude Guillon et Yves Le Bonniec, éd. Alain Moreau, 1982, NDLR]. Ce manuel décrivait par le menu les différentes techniques pour se suicider et il avait été interdit pour les mêmes raisons : on lui reprochait de pousser au suicide. Mais nous avons repris les statistiques de l’époque et nous n’avons constaté absolument aucun effet.
Propos recueillis par Elise Koutnouyan
Suicide, l’envers de notre monde, de Christian Baudelot et Roger Establet, éd. Seuil, 2018

https://www.lesinrocks.com/2018/02/18/actualite/les-suicides-sont-en-baisse-depuis-30-ans-et-personne-nen-parle-111048498/