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mardi 10 avril 2012

ACTU REACTIONS & MOBILISATIONS : Une marche pour la dignité à Saint-Denis (93) après les suicides de deux femmes

A Saint-Denis, la révolte des mères contre la crise
LE MONDE | 30.03.2012 à 14h31 • Mis à jour le 30.03.2012 à 14h31
Par Pascale Krémer 
Lire l'article en ligne http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/03/30/a-saint-denis-la-revolte-des-meres-contre-la-crise_1678210_3224.html

C'est comme si la dernière digue était en train de céder. Les femmes du quartier des Francs-Moisins, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), qui, sur leurs épaules, portent tout le poids de la crise, appellent à l'aide. Leur cité, leur famille, elles-mêmes sont en train de se noyer. "Nous devons des fois choisir entre payer le loyer et manger ou se soigner. Tous les jours nous nous battons pour rester debout, pour construire l'avenir de nos enfants. Mais certaines ont tellement subi qu'elles n'arrivent plus à faire face !", viennent-elles d'écrire collectivement.

Un appel, suivi d'une "Marche de la dignité", le 17 mars, qui les a menées jusqu'à la sous-préfecture. Et a conduit la mairie communiste à réaliser que "la crise est encore plus violente ici qu'ailleurs", et qu'elle se doit d'"accompagner mieux". Etape suivante, les femmes des Francs-Moisins rédigent une brochure qui indiquera en des termes simples les recours en cas de surendettement, de menaces d'expulsion, etc. Brochure qui sera distribuée à la sortie des écoles, expliquée, puisque certaines ne lisent pas, et que chacune aura pour mission de diffuser autour d'elle, pour toucher celles qui sortent peu...

Une mobilisation d'autant plus rare, dans cette cité, qu'elle est spontanée. Les mères de famille, cette fois, ont devancé les associations. "Le mois dernier, deux femmes de notre quartier se sont suicidées, ont-elles expliqué dans leur appel. Elles ont laissé des enfants derrière elles. Nous sommes enragées !" Les couleurs guillerettes du centre de santé communautaire, où une poignée de femmes est réunie en ce début d'après-midi, contrastent avec la noirceur de leurs propos lorsqu'elles évoquent ces deux suicides qui les ont tant choquées.

"SOIT ON PAIE LE LOYER, SOIT ON NOURRIT LES ENFANTS"

Le 15 février, une trentenaire d'origine roumaine s'est immolée dans le hall de la mairie. Seule avec six enfants, une fille scolarisée dans le collège du quartier. Elle était hébergée à l'hôtel par le SAMU social, appréhendait l'arrivée du printemps, synonyme de réduction des places offertes. Une semaine plus tôt, une femme d'origine congolaise, en couple, mère de quatre enfants, s'était jetée sous le RER en gare de Saint-Denis. Menacée d'expulsion, elle venait tout juste d'obtenir du bailleur un échelonnement de sa dette. "Elle habitait bâtiment 4, dans la cité", ajoute Nadia El-Yousfi, d'une voix éteinte. Celle de la voisine qui n'a rien deviné. Et s'en veut. "Elle était très réservée, ses enfants étaient bien éduqués, elle partait travailler très tôt le matin, à 5 heures."

Il suffit qu'Hélène Zeitoun, la directrice du centre de santé, affine le portrait ("un mari au chômage, un emploi de femme de ménage à temps partiel dans un hôtel, un loyer de 50 euros plus élevé que son salaire") pour que chacune des présentes se reconnaisse. "Quand on voit les salaires, et les loyers, à un moment soit on paie soit on nourrit les enfants !", entend-on. Ces deux décès font écho. Avec l'aggravation de la crise, aucune d'entre elles ne se sent à l'abri. Hélène Zeitoun travaille dans le quartier depuis 2002, la manifestation du 17 mars est la première qu'elle ait jamais aidée à organiser : "On parle beaucoup d'insécurité liée à la petite délinquance, dans ces quartiers, mais pas de l'insécurité psychosociale. Ces suicides montrent une désespérance. Les gens ne s'en sortent plus. Pas de travail ou des emplois extrêmement durs et précaires, et les questions qui montent sur l'avenir de leurs enfants..."

La conversation se poursuit autour d'un café, dans le salon très sommairement meublé de l'une des femmes mobilisées. Les peintures, on le devine, viennent d'être refaites tant bien que mal, après un incendie. L'assurance n'avait pu être payée. A travers l'étroit couloir qui dessert les deux chambres, du linge sèche sur un étendoir suspendu. Cinq matelas posés à même le sol, entourés de piles de vêtements, accueillent, la nuit, mère et enfants, pour que l'aînée des filles puisse disposer de l'autre minuscule chambre.

"LES RESTOS DU COEUR, ON A HONTE D'Y ALLER"

La plus jeune des voisines réunies, Nawel Oukrih, 30 ans, a envie de raconter ce que personne, hors d'ici, ne prend la peine d'entendre, que "beaucoup de femmes de la cité peuvent se retrouver dans cette situation, ne plus avoir de ressources". "Par exemple, ma mère, avec sa retraite de femme de ménage à 600 euros... Après le loyer, les charges, l'eau, l'électricité, elle se retrouve sans rien. Nous, ses six enfants, on l'aide. C'est pour ça que je me suis engagée dans l'armée de terre, après mon bac pro. Pas le choix. Sinon c'était les petits boulots en intérim, faire la caissière comme tout le monde."

Quand elle "sature de toutes ses difficultés", Nadia El-Yousfi rentre dans les toilettes et pleure. Ces derniers temps, elle passe beaucoup de temps aux toilettes. Son mari travaille, une chance, mais avec 1 800 euros, elle doit faire vivre sa famille de quatre enfants et un père dont la retraite stagne à 900 euros. "Au septième étage, on nous fait payer un loyer de 500 euros, les charges augmentent tout le temps, la taxe d'habitation est à 1 000 euros ! On est dans des logements sociaux ici ou à Neuilly ? !" Deux cents euros de loyer de plus pour sa voisine Farida Gaceb, quatre enfants, un mari au chômage depuis six ans. Ils touchent le RSA-couple, mais n'ont plus droit à l'aide au logement depuis que Farida a travaillé "quelques heures mal payées" comme animatrice-cantine.

Une fois réglés loyer et charges, Farida n'achète plus de vêtements pour les enfants, ne remplace plus les baskets déchirées. "Les Restos du coeur, on a honte d'y aller, alors je fais des crédits chez l'épicier, parce qu'au bout de quinze jours, je suis à sec." La viande, c'est une fois par semaine. On se passe aussi de fruits, trop chers. L'ordinaire serait plutôt une éternelle variation autour des pâtes et de la purée. La cantine à 2 euros, qui dévore la bourse pour le collège, il n'en est pas même question. Les enfants rentrent le midi à la maison. Et comme le lycée est un peu loin, la grande emporte un sandwich ou attend le dîner. "Avec mon mari, on est sur une pente, on essaie de grimper, on n'y arrive pas."

"FAUT RESTER FORTES"


Sa fille, en bac pro secrétariat, veut travailler vite, pour aider, malgré ses bonnes notes. "Ça me donne les larmes aux yeux. J'aurais bien aimé qu'elle devienne docteur." Entourée de femmes qui peuvent comprendre, Farida, sans quitter un sourire obligé, ose dire qu'elle "blâme" son mari. "Nous on ne peut pas lâcher prise, faut rester fortes sinon les enfants se perdent." Mais les hommes... "Ils ne foutent rien", tranche Nadia, sans fioritures. D'ailleurs, il est temps de se séparer, il faut aller chercher les enfants à l'école.

Peu avant, le docteur Didier Ménard, qui a fait toute sa carrière de généraliste aux Francs-Moisins, dressait ce constat : "Les hommes ont déjà abandonné, ils ont sombré dans la dépression sociale. Ces femmes sont des mères Courage. Elles ont une énergie, un humour, une solidarité ! C'est pour cela que leur suicide est aussi insupportable. C'est la bouée de sauvetage qui crève."

http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/03/30/a-saint-denis-la-revolte-des-meres-contre-la-crise_1678210_3224.html