Que cache l’obsession pour la “santé mentale” ?
Labellisée « Grande cause nationale pour l’année 2025 » par le Premier ministre Michel Barnier, le terme de « santé mentale » a le vent en poupe. Mais ce concept en apparence bienveillant l’est-il vraiment ?
« C’est la journée mondiale de la santé mentale. Donc depuis hier j’vois des pubs pour de la mélatonine et des cours de pleine conscience à 70 balles la séance », se désole non sans ironie l’illustratrice Cht.am sur Instagram. En quelques mots, elle fait part du malaise croissant que l’on peut ressentir face à la promotion de cet idéal – souvent très onéreux – qu’est la santé mentale (qui a désormais une journée consacrée, le 10 octobre). Pour cause, celui ou celle qui souhaite prendre soin de sa santé mentale, proclamée par le gouvernement de Michel Barnier « Grande cause nationale pour l’année 2025 », fait face à un immense marché plus ou moins frauduleux de coachs, de psychologues, de naturopathes ou de créateurs d’ateliers en tout genre qui visent à renouer avec son « enfant intérieur » ou cultiver son « authenticité ». Dans l’ouvrage collectif intitulé Les Marchandises émotionnelles (2019) qu’elle a dirigé, la sociologue Eva Illouz démontre comment « l’individu et ses émotions sont devenus les cibles d’une industrie qui vend de la santé mentale, de l’épanouissement personnel, du bien-être, ainsi qu’une “constitution” émotionnelle idéale ».
Qui trop embrasse mal étreint
La santé mentale, qui génère un juteux business, implique une hyper-sectorisation de la souffrance psychique. Le mal-être est décortiqué en autant de problématiques qui subdivisent la santé psychique en sous-domaines : santé sexuelle, santé du couple, santé professionnelle, relationnelle, voire spirituelle, mais aussi santé mentale des bébés, des enfants, de leurs parents… Le terme englobe par ailleurs un ensemble de maux pour le moins hétérogènes, qui vont de la baisse de régime saisonnière, à la tentative de suicide, en passant par les angoisses, les problèmes d’affirmation de soi, les tocs et les troubles psychiques graves.
Du berceau à la tombe, du stress passager aux idées suicidaires : tout le monde se retrouverait donc concerné par la santé mentale. Il est à ce titre instructif d’observer le glissement sémantique de Michel Barnier, qui a commencé par parler des « malades mentaux », lors de la passation du pouvoir le 5 septembre, pour ensuite opter lors de son discours de politique générale pour ce terme désormais plus consensuel de « santé mentale » qui permet de ratisser beaucoup plus large… Quitte à oublier les principaux concernés – les personnes qui souffrent de maladies mentales – de plus en plus nombreuses à évoluer dans un système psychiatrique exsangue, qui connaît une immense pénurie de moyens entraînant la suppression de lits, une gestion catastrophique des urgences psychiatrique et, plus largement, une mise en danger du personnel et santé et de l’ensemble des patients.
Au départ pourtant, l’idée de parler de « santé mentale » semblait bonne. Le terme, popularisé au sortir de la Seconde Guerre mondiale a remplacé celui d’« hygiène mentale ». On a donc substitué l’idéal hygiéniste qui faisait dépendre le bien-être psychique d’une sorte de propreté psychologique – qui s’opposerait à la « souillure » — par le mot « santé », plus neutre en apparence. Cette approche a contribué à réduire le stigmate autour de la santé psychologique et à en faire petit à petit un sujet de société aussi important que la santé physique. Il est, par exemple, de plus en plus admis qu’une dépression est une maladie, qui, pour cette raison, doit se soigner au même titre qu’une jambe cassée. Depuis le confinement qui a provoqué une vague d’anxiété et de dépression (environ un actif sur cinq présentaient des symptômes dépressifs au début des deux périodes de confinement), la santé mentale occupe une place croissante dans le débat public. La parole se délie, les tabous qui environnent les troubles psychiques tendent à diminuer.
La santé… c’est le travail
Plus politiquement correct et moins tabou, le terme n’en demeure pas moins une norme. L’Organisation mondiale de la santé, définit ainsi la santé mentale comme « un état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté. » Le site du gouvernement, Santé publique France ainsi que celui du Ministère de la santé reprennent d’ailleurs cette définition dans leurs textes officiels. Aussi variés et incommensurables soient-ils, les troubles englobés par ce mot-valise de « santé mentale » ont donc un point commun : ils constituent une entrave à ce que l’on a appelé l’ « épanouissement personnel », qui désigne la faculté individuelle de progresser dans les différents domaines de son existence. L’idée est claire : celui qui est en bonne santé mentale est avant tout capable de travailler, ou a minima de réaliser des projets. Une idée que l’on retrouve également dans l’onglet « santé mentale » du site de l’assurance-maladie Ameli.fr, qui s’adresse au lecteur en ces termes : « Vous éprouvez un sentiment de bien-être mental si vous parvenez à exprimer vos talents et qualités ; vous vous sentez capable de réaliser vos projets et de gérer votre vie. »
“La santé mentale répond à un idéal entrepreneurial qui envisage les émotions comme un ‘stock’ à faire fructifier”
Si l’on en croit ces textes officiels, le bien-être mental ne vise pas au premier chef l’apaisement de la souffrance psychique, mais bien la capacité, ou non, d’être productif. La santé mentale répond à un idéal entrepreneurial qui envisage les émotions comme un « stock » à faire fructifier. « Il s’agit en effet ici de produire une plus-value émotionnelle, d’aider le moi à éliminer ou du moins réguler ses émotions négatives, de produire plus d’émotions positives que d’ordinaire », explique Eva Illouz. Dans ce contexte, détaille-t-elle, « les émotions sont objectivées, étiquetées, intégrées à des idéaux de la personnalité et poursuivies sous la forme d’états émotionnels, d’actes émotionnels/relationnels et de tentatives d’amélioration de soi. » Cet idéal consiste bien à valoriser ce qu’il y a à valoriser, à supprimer ce qui ne sert à rien, quitte à pathologiser les émotions constitutives de l’existence, comme la tristesse. Pour être en bonne santé mentale, les individus sont encouragés à « gérer » leurs émotions et leur « économie psychique » comme on gérerait une start-up.
“Pour le philosophe Claude-Olivier Doron, l’idéal de santé mentale permet ‘de promouvoir une adaptation harmonieuse de l’individu au développement social en évitant les conflits – et surtout les conflits de classe’”
Dépressifs… ou pauvres et isolés ?
L’historien et philosophe Claude-Olivier Doron spécialiste de Michel Foucault, estime à ce titre que l’idéal de la santé mentale est un obstacle à toute politisation de la souffrance. « Il ne s’agit en aucun cas de modifier radicalement le milieu », mais « de promouvoir une adaptation harmonieuse de l’individu au développement social en évitant les conflits – et surtout les conflits de classe. » explique-t-il dans un article consacré à l’histoire de ce terme, paru dans la revue spécialisée Pratique en santé mentale. La santé mentale est, selon lui, une manière d’adapter l’individu à la violence du monde. Les émotions comme la colère ou l’indignation, qui résultent parfois des conditions de vies, sont ravalées à des problèmes liés à la gestion du psychisme et à des questions d’ajustement relationnel à mener avec son entourage. « Il n’est jamais question de modifier directement ce milieu extérieur », mais « d’anticiper et de résoudre les conflits internes que peut générer le processus d’adaptation du sujet à ce milieu. », affirme Dorion.
Cet idéal gestionnaire de la santé psychique est donc aussi un idéal disciplinaire, qui vise à créer des individus adaptés à la marche de la société. Sous son aspect bienveillant, voire salutaire, la politique de la santé mentale masque les violences économiques et sociales, susceptibles de conduire à des états de mal-être. « On n’a pas besoin de Fleurs de Bach, on a besoin de justice sociale », revendique à ce titre l’illustratrice ch.tam. « Apaiser », « Lever les tabous », « libérer la parole » est une chose, lutter contre la précarité et la solitude qui abîment les personnes et détruisent les liens sociaux en est une autre.
https://www.philomag.com/articles/que-cache-lobsession-pour-la-sante-mentale