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vendredi 12 avril 2024

Reportage Le CRAPEM, une boîte à outils pour la santé mentale des marins

Reportage

Le CRAPEM, une boîte à outils pour la santé mentale des marins

Par Charlotte David - 10/04/2024 https://www.meretmarine.com/*


© CHARLOTTE DAVID - MER ET MARINE

« Un marin, ça ne parle pas ». Quatre ans après son lancement dans le contexte du Covid, le Centre ressource d'aide psychologique en mer (CRAPEM) fait mentir le stéréotype. Sa ligne d’écoute ouverte 24h/24 et 7j/7 fait désormais partie du paysage maritime, aussi bien pour les marins que pour les armements, qui prennent de plus en plus au sérieux la santé mentale des équipages. Mer et Marine est allé à la rencontre de l'équipe du CRAPEM.

Un petit château, au milieu du parc d’Heinlex, le pôle de psychiatrie du centre hospitalier de Saint-Nazaire. C’est là que sont installés les bureaux et l’équipe du CRAPEM depuis octobre 2021. Coordonnée par la psychologue clinicienne Camille Jégo, l’unité compte aujourd’hui une secrétaire, deux infirmiers expérimentés dans le domaine des urgences psychiatriques, une infirmière spécialisée en prévention du suicide et accompagnement du deuil, et deux autres psychologues pour assurer l’astreinte, « car l’unité tourne 24h/24 et 7j/7 », indique Camille Jégo à Mer et Marine.

On est loin des débuts de l’unité lorsqu’elle fonctionnait en mode artisanal, « sur un poste à mi-temps, dans un petit bureau des urgences ». Elle doit son existence à un double constat, issu des recherches de celle qui est également doctorante en psychologie sur l’état de stress post-traumatique (ESPT) chez les gens de mer : d’abord, la prévalence de l’ESPT est estimée à 20% chez les gens de mer navigants, un taux comparable aux militaires et aux pompiers, dix fois plus important qu’en population générale. Ensuite, alors que cette population professionnelle est à risque, « rien n’existe pour accompagner les marins ».


© CHARLOTTE DAVID - MER ET MARINE

Le château d'Heinlex, qui accueille le CRAPEM depuis octobre 2021.

En 2019, ces arguments convainquent l’Agence régionale de santé des Pays de la Loire de participer au financement d’un dispositif spécifiquement dédié aux gens de mer, « pour voir si ça marche ». Hasard du calendrier, il devient opérationnel au début du printemps 2020, au moment où la pandémie de Covid-19 atteint le monde entier. Depuis son petit bureau des urgences de Saint-Nazaire, Camille Jégo met en place un numéro d'assistance psychologique pour les marins coincés en mer, car interdits de débarquement par la fermeture des ports à l’échelle mondiale.
Une permanence de soins pour les marins

Alors que la crise sanitaire est à son comble, la ligne d’écoute fait très vite la preuve de son intérêt, notamment pour le Centre de consultation médicale maritime (CCMM), basé au CHU de Toulouse, qui réalise depuis 40 ans des consultations à distance pour les marins et passagers de navires sous pavillon français, où qu’il se trouvent dans le monde. Débordés par les appels liés à des consultations d’ordre médical (+ 60% d’appels en mars 2020), les soignants du CCMM orientent spontanément les marins qui présentent des signes de souffrance psychique vers la ligne d’assistance psychologique.

Mais face aux problématiques d’épuisement, de crises suicidaires et de décompensation anxieuse, les motifs les plus courants des consultations à distance durant les premiers mois de la pandémie, le mode artisanal ne tarde pas à atteindre ses limites. L’acte de naissance du CRAPEM dans sa version actuelle, sous forme d’unité assurant une permanence de soins pour les gens de mer, 24h/24 et 7j/7, et relevant du service public hospitalier, est signé le 31 décembre 2020. Il bénéficie du soutien de nombre d’acteurs du réseau maritime : le CCMM, mais aussi le Service de santé des gens de mer (SSGM), le Service social maritime (SSM), les Centres régionaux opérationnels de surveillance et de sauvetage (CROSS) ou encore certains armements, au commerce et à la grande pêche. Le Fonds d’innovation organisationnel en psychiatrie du ministère de la Santé lui accorde un financement pour une durée de trois ans.
« Tout peut déclencher un traumatisme »

Aujourd’hui, composer le 06 11 21 40 30, la ligne d’urgence du CRAPEM, est devenu un réflexe : entre 160 et 200 marins y sont suivis chaque année, pendant l’embarquement et après si nécessaire, pour une durée médiane de quatre semaines (et une moyenne de quatre mois). Et la bonne nouvelle, c’est qu’ils n’attendent plus la crise pour se mettre en relation avec les spécialistes de la santé mentale. « On a des appels qui commencent par : ‘j’ai vécu ça, je n’ai pas de signes, mais je veux quand même vérifier’. Vu d’où l’on part, c’est exceptionnel », se félicite Camille Jégo. « J’ai souvent entendu qu’un marin, ça ne parle pas. Mais au fil des rencontres, j’en ai quand même croisé beaucoup qui me disaient que dans telle ou telle situation, une intervention aurait pu être utile ».



© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU

Car chez les gens de mer, « tout peut déclencher un traumatisme. Il y a dans ce métier déjà très sollicitant cognitivement un cumul de facteurs de risques très important, étant donné que les marins cumulent les casquettes de professions à risque : ils sont secouristes, pompiers, ‘médecins’, etc., et peuvent en plus se retrouver dans une zone de conflit, de piraterie… Le tout dans un milieu où tout peut déraper très rapidement du fait de l’isolement ».

Par exemple, « à terre, lorsque l’on est en présence d’une personne faisant un infarctus, l’intervention rapide des secours protège les témoins de l’impact traumatique. Alors qu’à bord, il peut se passer un certain temps avant que les secours interviennent, et, en cas de décès, que le corps soit débarqué. Or, en psychotraumatologie, on sait que plus l’exposition est longue, plus il y a de risques de développer un ESPT ». Et les témoins peuvent autant que les victimes être concernés. En 2022, 38% des appels au CRAPEM étaient en lien avec un événement traumatique.
Images et pensées intrusives, troubles de l’humeur…

Les manifestations de l’état de stress post-traumatique, ou trouble de stress post-traumatique (TPST), sont variées, décrit l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) : reviviscence des événements (flash backs, intrusion involontaire et envahissante d’images ou de pensées relatives à l’événement… qui déclenchent des symptômes physiques : tachycardie, sueurs…), évitement des pensées, discussions ou personnes en rapport avec l’événement, troubles de l’humeur, de la concentration, du sommeil… Ces troubles disparaissent dans les trois mois, ou peuvent devenir chroniques, avec des répercussions handicapantes sur la vie sociale, familiale et professionnelle, et une augmentation du risque de dépendance à des substances psychoactives et du risque suicidaire.

« Compte tenu des facteurs de risques cumulés par les gens de mer, on se dit que 20% de prévalence, ce n’est finalement pas beaucoup », reprend Camille Jégo. « Cela laisse supposer que c’est une population très résiliente, sans doute grâce la culture de métier qui repose en grande partie sur le groupe équipage, l’esprit de corps, et qui est un facteur de protection », notamment contre le risque suicidaire, en tout cas pendant la période d’embarquement.

En cas de harcèlement en revanche (12% des appels en 2022), le groupe est en lui-même un facteur de risque, pour les personnes victimes, à la fois d’isolement et d’ostracisation. « On parle alors de traumatisme complexe, avec une intensité de symptômes et une décompensation très rapide chez les victimes ». 32% de celles qui ont été suivies par le CRAPEM ont connu une réorientation professionnelle hors maritime, indique le rapport d’activités du centre pour l’année 2022, et 37% ont changé d’armement. L'Organisation maritime internationale (OMI) et l'Organisation internationale du travail (OIT) ont récemment émis une série de recommandations sur ce sujet, qui concerne l'ensemble de la flotte mondiale.



© CHARLOTTE DAVID - MER ET MARINE

Annabelle Sotin (secrétaire), Camille Jégo (coordinatrice du CRAPEM) et Julia Benoit (infirmière).


Première et deuxième ligne

Harcèlement, événements traumatogènes comme les décès ou les suicides… « On connaît actuellement une demande exponentielle pour des actions de sensibilisation, de formation, à ces problématiques ». La demande est d’abord venue d’armements à la pêche hauturière, endeuillés par une succession de décès à la pêche. Grâce au bouche-à-oreille, « comme pour les marins », le reste a suivi : « Nous avons réussi à nous positionner, au fur et à mesure, comme une boîte à outils en matière de santé mentale ».

Parallèlement à son rôle d’intervenant de première ligne, en lien direct avec les gens de mer, le CRAPEM réalise des accompagnements de seconde ligne, en guidant les assistants sociaux du Service social maritime, les personnels de soins de secours ou les responsables des soins à bord, sur la conduite à tenir face aux situations de marins en souffrance. « On n’a pas besoin de passer systématiquement par le soin psychique », insiste Camille Jégo. « Dans certains cas, un deuil non-traumatique par exemple, on a surtout besoin de soutien social ».

Quatre ans après sa création, le CRAPEM, qui attend de savoir s’il continuera de bénéficier des crédits du Fonds d’innovation organisationnel en psychiatrie pour les trois années à venir (80% de ses 437.000 euros de budget), est désormais bien ancré dans le réseau maritime civil, et tisse des liens avec le militaire. Organisé à l’Ecole nationale supérieure maritime (ENSM) du Havre les 12 et 13 avril, son prochain congrès s’intitule « Regards croisés civilo-militaires sur les spécificités du milieu maritime », et donnera la parole à plusieurs psychologues du service de psychologie de la Marine nationale.

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