Face aux suicides d’agriculteurs, « il faut renouer le dialogue entre les paysans et le reste de la société »
L’agriculture est l’un des secteurs d’activité où l’on se suicide le plus. Fin novembre 2021, le gouvernement avait annoncé une « feuille de route pour la prévention du mal-être et pour l’accompagnement des agriculteurs et des salariés agricoles ». En février 2022, une circulaire ministérielle décidait de son lancement et chargeait Daniel Lenoir de sa mise en place.
Agronome, économiste, sociologue de formation, ce haut fonctionnaire a dirigé plusieurs administrations et institutions dans le secteur de la protection sociale, dont la Mutualité sociale agricole (MSA). Sa mission achevée, Daniel Lenoir a remis au début de l’été un rapport de bilan au gouvernement et présenté une série de recommandations. Elles sont entre les mains d’Olivier Damaisin, ancien député LREM du Lot-et-Garonne, qui a été désigné pour lui succéder comme coordinateur national de ce plan de prévention.
Quelle est la genèse de cette préoccupation du gouvernement pour le risque suicidaire en agriculture ? Percevez-vous une volonté politique nouvelle de s’attaquer à ce sujet ?
Daniel Lenoir : Clairement, l’origine de la feuille de route du gouvernement pour la prévention du mal-être en agriculture, c’est la sortie en 2019 du film d’Edouard Bergeon, Au nom de la terre, inspiré par l’histoire du suicide de son père. Lui avait alors 14 ans. Cela a créé une sorte d’émoi, jusqu’au président de la République lui-même. Cet événement a entraîné une série de réflexions, dont la publication de deux rapports parlementaires, qui ont abouti à cette initiative de l’exécutif deux ans après.
Même si elle a été lancée dans un contexte préélectoral, je ne doute pas de la sincérité des intentions du gouvernement. La question est de savoir si ces intentions se transformeront en une volonté politique et un dispositif pérennes.
Il faudra notamment regarder comment cette préoccupation sera intégrée dans le futur pacte et loi d’orientation et d’avenir agricoles (PLOAA), dont le projet devait être présenté par le gouvernement rapidement après la rentrée. Ce sera le premier test.
Quelle est l’ampleur de ce problème, qui n’est pas nouveau ?
D. L. : Le sursuicide en agriculture est en effet un phénomène ancien. On le date en général du tournant des années 1960-1970, et on le lie aux effets secondaires de la modernisation du secteur, ce que l’on appelle la deuxième révolution agricole.
Nous manquons de chiffres robustes, mais on peut estimer que par rapport à la population générale, le taux de suicide chez les agriculteurs exploitants est de 20 % à 50 % plus élevé. Et il est probablement plus élevé encore chez les salariés agricoles, si l’on extrapole des résultats partiels et anciens.
Contrairement à une idée reçue, l’agriculture n’est toutefois pas le secteur où l’on se suicide le plus. Celui de la santé ou de la police sont davantage touchés. Et le conseil de l’ordre vétérinaire a récemment publié une étude indiquant que les vétérinaires se suicident trois à quatre fois plus que la population générale.
Que l’agriculture ne soit pas le secteur où l’on se suicide le plus ne veut évidemment pas dire que le problème n’est pas important. Mais attention aux idées reçues.
Quelles sont les causes de ce sursuicide ?
D. L. : Jusqu’à une période récente, c’était principalement les difficultés économiques qui semblaient l’expliquer. De fait, la feuille de route est largement ciblée sur les agriculteurs en difficulté financière.
Mon rapport préconise de renforcer les dispositifs les concernant. Par exemple, la recommandation n° 5 vise à rendre incessible une partie des cessions de créances aux fournisseurs et aux banques. Les coopératives, notamment, font des avances aux producteurs pour leurs achats d’engrais, semences, produits phytosanitaires et autres intrants, et ces avances peuvent être gagées sur les futures aides de la Politique agricole commune (PAC).
Il peut alors arriver, en cas de résultat négatif, que l’agriculteur n’ait plus aucun revenu pour vivre. A la différence du salarié, dont le revenu ne peut légalement être saisi intégralement par les créanciers compte tenu de sa dimension alimentaire.
Ces facteurs économiques ont un rôle de plus en plus prépondérant. Par exemple, la transmission d’une exploitation devient un moment plus critique qu’auparavant, parce que les structures sont de plus en plus grosses, et donc de plus en plus chères et difficiles à transmettre. Les repreneurs, eux, sont de moins en moins souvent issus du monde agricole ou de moins en moins enclins à perpétuer les modèles du passé.
Cependant, les causes ne sont pas seulement d’ordre économique. J’ai identifié trois facteurs dont le poids est croissant, qui sont comparables aux principaux risques psychosociaux au travail pour les salariés.
Le premier est l’incertitude. Elle s’est considérablement accrue avec les crises peu ou prou d’origine environnementale : sécheresse chronique, multiplication d’événements météorologiques brutaux, mais aussi pandémies, comme la grippe aviaire.
Le deuxième est la charge mentale. La complexité des métiers agricoles s’est accrue ; et c’est également à rapprocher du fait que les exploitants sont de plus en plus des employeurs de main-d’œuvre. On voit ainsi se développer des situations de burn-out, un risque différent des dépressions qui se développent sur fond de difficultés économiques.
Le troisième facteur, celui sur lequel j’insiste le plus, ce sont les injonctions paradoxales. Les agriculteurs vivent sous la pression croissante d’une double demande tant de la société que des pouvoirs publics, nationaux et européens. Il leur faut continuer à produire en volume tout en diminuant l’empreinte environnementale de leur activité et en respectant davantage la nature (paysages, bien-être animal…). Et ce quelle que soit leur propre position sur ces sujets.
De surcroît, la France rurale ne se confond plus avec la France agricole. Les agriculteurs ne sont plus les seuls occupants du rural, même s’ils en sont les principaux utilisateurs de l’espace : ils n’en sont plus en quelque sorte « propriétaires » et les conflits de voisinage entre agriculteurs et rurbains se multiplient...
Quel bilan d’étape est-il possible de tirer de l’initiative du gouvernement ?
D. L. : Cette feuille de route a déjà un mérite, c’est celui d’exister. Historiquement, les premières initiatives pour la prévention et l’accompagnement proviennent du monde associatif, avec la naissance de Solidarité paysans à la fin des années 1980, proche de la Confédération paysanne et de Chrétiens dans le monde rural.
En 2011, la Mutualité sociale agricole avait de son côté lancé un premier plan, avec notamment la mise en place d’un numéro d’appel. La feuille de route lancée l’an dernier devrait permettre de mieux coordonner les actions des uns et des autres, créer une dynamique et donner une visibilité plus importante aux dispositifs déjà en place.
Ensuite, la feuille de route a permis d’instituer un pilotage, au niveau national et dans tous les départements. La principale réalisation a été la création d’un réseau de « sentinelles » : il s’agit de personnes volontaires en contact avec les agriculteurs et formées pour repérer des risques suicidaires chez une personne, de manière à pouvoir ensuite l’orienter vers des structures d’aide. C’est un dispositif qui a été expérimenté au Québec et qui est issu de la sphère de la santé publique.
Enfin, en créant cette dynamique et en obligeant à faire le point sur l’ensemble des dispositifs existants, cette feuille de route offre l’opportunité de réaliser ce que j’appelle un plan complet de prévention et de prise en charge du risque suicidaire en agriculture. C’est-à-dire non seulement détecter, accompagner et prendre en charge, mais également agir sur les facteurs de risque.
Au chapitre de la prévention primaire, j’ai évoqué la sécurisation du revenu personnel, mais mon rapport formule de nombreuses autres recommandations. Par exemple reconnaître aux services de remplacement [qui permettent aux agriculteurs de partir en vacances, NDLR] un caractère d’intérêt économique général, adapter la charte de la parentalité en entreprise à l’agriculture, ou encore développer des structures d’appui à la fonction d’employeur en agriculture.
Dans la mesure où le suicide a partie liée avec les orientations du modèle agricole et où l’actuelle politique agricole perpétue ce modèle, cette feuille de route n’est-elle pas un cautère sur une jambe de bois ?
D. L. : C’est une critique régulièrement adressée par les dénonciateurs du productivisme. Ma conviction personnelle, c’est que l’on ne peut pas réduire le mal-être agricole aux effets négatifs du productivisme, même s’il ne faut évidemment pas les négliger.
De toute façon, quelle que soit la politique agricole, les changements à opérer pour répondre aux défis sociaux et environnementaux sont gigantesques. Ils vont créer des tensions et donc ajouter aux facteurs de risque que j’ai mentionnés tout à l’heure.
C’est le cas notamment de la charge mentale. L’agroécologie, par exemple, est au moins aussi difficile que l’agriculture conventionnelle. Certains réussissent, d’autres non. Quel que soit le modèle, il y a des risques d’échec. Il faut donc se donner les moyens d’accompagner.
Hier, l’accompagnement des agriculteurs était technique et économique. Maintenant, il faut aussi qu’il soit psychosocial. Il n’y a pas de raison pour que ce qui est valable dans tous les secteurs économiques ne s’applique pas également à l’agriculture.
S’il fallait mettre une de vos 43 recommandations sur le haut de la pile, laquelle choisiriez-vous ?
D. L. : Ces propositions forment un ensemble articulé et toutes sont importantes. Il y en a une toutefois à laquelle je suis attaché en lien avec les risques psychosociaux montants, liés aux injonctions paradoxales faites aux travailleurs de l’agriculture.
J’ai proposé que le Conseil économique social et environnemental (CESE) organise une convention citoyenne ou toute autre forme de consultation publique sur la question de la contribution de l’agriculture à la transition environnementale. Les sujets auxquels sont confrontés les agriculteurs ne peuvent plus en effet être discutés et traités uniquement par le monde agricole, dans un entre-soi avec les pouvoirs publics.
La concertation ne peut plus être une concertation du monde agricole avec lui-même. D’où cette idée d’une conférence de citoyens, que le CESE peut d’ailleurs enclencher de son propre chef.
Il faut renouer le dialogue entre le monde agricole et la société. Les relations sont aujourd’hui tendues, ce qui a aussi un retentissement sur le bien-être de la profession. Mais si le dialogue est difficile, c’est aussi parce qu’il est mal organisé au niveau national. Cela se traduit par des violences : verbales, comme on l’a vu lors de la publication du rapport critique de la Cour des comptes sur les soutiens publics aux éleveurs de bovins, ou physiques, comme on l’a vu en mars dernier à Sainte-Soline.
Il faut que le monde agricole comprenne qu’il y a des exigences de la société qui sont légitimes. Et qu’il ne peut pas s’en tirer uniquement en dénonçant l’agribashing. Et il faut que la société comprenne que les sujets agricoles sont plus compliqués qu’elle ne le croit, qu’on ne peut pas se contenter de lancer des invectives contre l’élevage ou les pesticides. C’est à ça que servent les conférences citoyennes : aborder démocratiquement des sujets complexes pour proposer des transitions soutenables écologiquement, économiquement et socialement, mais aussi pour les personnes.