Un système de soins qui ostracise les personnes transgenres
De nombreuses études révèlent un état de santé préoccupant chez les personnes trans. En réaction au rejet de certains praticiens et aux carences institutionnelles, milieux associatifs et soignants volontaires se mobilisent
Lilas Pepy Le Monde Science et médecine, jeudi 2 novembre 2023
Un jour, un dentiste explique à Florent (les personnes désignées par leur prénom ont souhaité rester anonymes), 26 ans, que « la transition de genreétait dangereuse pour[ses] dents ». C’est faux. Une autre fois, un kinésithérapeute refuse de le suivre, car son « mode de vie est en désaccord avec ses valeurs », puis lui parle de Jésus. « Parfois, j’apprends des trucs sur la transition aux médecins et ça me déprime », commente-t-il. Il y a trois ans, Florent obtient son changement d’état civil et donc une nouvelle carte Vitale, lui permettant de ne plus se justifier devant les professionnels de santé. « J’ai réalisé à quel point, jusqu’ici, ils mettaient mes problèmes de santé sur le dos de ma transition. »
Transphobie, refus de soin, manque manifeste de formation des soignants dans l’accueil des personnes transgenres, retard dans les diagnostics de pathologies, rareté de l’offre en soins de transition : voici le quotidien des personnes trans dans l’accès à la santé.
Les associations LGBT+ et certains praticiens dénoncent depuis des années le manque d’accessibilité à des soins primaires de qualité pour les personnes trans, alors que les chiffres sur leur état de santé globale sont vertigineux. Entre 0,3 % et 4,5 % des adultes sont concernés selon les études et leur méthodologie, d’après l’Association professionnelle mondiale pour la santé des personnes transgenres (WPATH). « Lorsque j’ai commencé à recevoir des patients trans il y a quelques années, j’ai été déboussolée : alors qu’il s’agissait d’une patientèle jeune, les besoins en santé étaient très importants », témoigne la médecin généraliste Sophie Le Goff.
Une étude américaine présentée en juin 2023, incluant 66 682 patients trans reçus aux urgences entre 2006 et 2016, montre que ces derniers arrivent dans un état de santé bien plus dégradé que les personnes cisgenres (qui se reconnaissent dans le genre attribué à leur naissance) : 58,2 % des visites sont liées à des maladies chroniques pour les premiers, contre 19,2 % des visites pour les seconds. « Mes patients n’avaient pas accès au soin en raison d’une offre inexistante ou inadaptée, ou s’étaient eux-mêmes exclus du système de santé à la suite de discriminations ou de violences », poursuit, de son côté, Sophie Le Goff.
Selon une étude auprès des personnes LGBT+ de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2019, 36 % des personnes trans ou non binaires (ne s’identifiant ni au genre masculin ni au genre féminin)rapportent avoir été discriminées en France, en raison de leur transidentité, par du personnel soignant ou des services sociaux dans les douze derniers mois.
« Lors de formations ou de sensibilisations que j’anime, certains professionnels m’assurent qu’ils n’ont pas de patients trans, déclare Sophie Le Goff. Or, c’est statistiquement impossible. La vraie question est : quelle place laissent-ils aux gens qui ont des besoins en santé spécifiques pour s’exprimer dans leurs consultations ? »
« La transphobie en santé sexuelle demeure une discrimination courante », affirme ainsi Lou Poll, maïeuticien (homme exerçant le métier de sage-femme), installé à Toulouse en libéral depuis 2017 et spécialisé dans le suivi gynécologique, la prévention et les interruptions volontaires de grossesse. « Cela peut prendre plusieurs formes : par exemple, se dire incompétent à réaliser un frottis sur un homme trans ou ignorer qu’une ovulation reste possible même sous testostérone. » Il poursuit : « Ces réticences sont liées à des questions d’ordre moral et sociétal, or c’est une faute professionnelle de refuser une personne en raison de son identité de genre. » Nina, 45 ans, n’a pas eu de suivi gynécologique durant plus de quinze ans, après un refus de soin d’une gynécologue, alors qu’elle avait bénéficié d’une vaginoplastie. « La spécialiste m’a dit qu’elle ne s’occupait pas de personnes comme moi », se remémore-t-elle.
Remarques discriminantes
« Ces personnes doivent accéder à des soins primaires dans la dignité sans avoir à parcourir des centaines de kilomètres pour échapper aux violences », estime Lou Poll. Florent confie n’avoir jamais consulté de gynécologue par peur de remarques discriminantes. Du reste, le maïeuticien alerte sur des enjeux de santé publique dans un contexte de campagnes de prévention qui excluent les personnes trans : « Il y a un sous-dépistage du vaginisme, de l’endométriose et de cancers. »
Plus largement, « la surexposition au VIH/sida et aux infections sexuellement transmissibles[IST] est une conséquence directe des discriminations », estime Simon Jutant, codirecteur de l’association communautaire Acceptess-T et auteur, avec le médecin généraliste Hervé Picard, du rapport relatif à la santé et aux parcours de soins des personnes trans commandé par l’ancien ministre Olivier Véran et publié en 2022. Rupture familiale, parcours migratoire, exclusion du marché du travail, difficulté à trouver un logement, « la précarité éloigne des outils et des structures de prévention, qui passent au second plan » , explique Simon Jutant. Ces problèmes d’exclusion alimentent le travail du sexe au sein de la communauté trans, expose à des violences et précarise davantage. Un cercle infernal face à des besoins en santé nombreux.
Autre obstacle, en lien avec la transition médicale cette fois, le manque de praticiens à l’origine d’un traitement hormonal. En France, tout médecin peut réaliser une primo-prescription d’hormones féminisantes– de type œstrogènes. La plupart des personnes en transition se tournent vers leur médecin généraliste. « Mais rien qu’en Ile-de-France seulement une trentaine le fait sur les 10 000 référencés par Ameli[le site de l’Assurance-maladie] », assure Anaïs Perrin-Prevelle, coprésidente de l’association OUTrans. La testostérone pouvant, quant à elle, être détournée pour des actions de dopage, seuls quelques spécialistes – endocrinologues, urologues, gynécologues, andrologues, médecins de la reproduction – peuvent rédiger la primo-prescription d’hormones masculinisantes. Dans les faits, la testostérone est prescrite par des endocrinologues. En 2021, OUTrans a contacté une soixantaine d’entre eux exerçant dans la région : seulement cinq acceptaient de recevoir des patients trans. « Lorsque je vivais à Toulouse, j’ai trouvé le nom d’un praticien sur un forum pour lancer ma prise de testostérone », se rappelle Florent, qui ajoute, désabusé : « Il prend en charge les transitions de la moitié de la région Sud-Ouest. »
L’enjeu des formations
Des médecins continuent, par ailleurs, d’exiger un certificat établi par un psychiatre avant toute prescription, alors même que l’Organisation mondiale de la santé a sorti la transidentité du champ des maladies mentales pour la faire entrer celui de la santé sexuelle, en 2019. Enfin, certaines caisses d’assurance-maladie conditionnent l’accès à une affection de longue durée – qui permet une prise en charge des soins de transition – à l’avis d’un psychiatre. « Il n’y a jamais eu de vrai travail de dépsychiatrisation à grande échelle des transidentités », estime Simon Jutant.
Quant au nombre de séjours à l’hôpital public liés aux chirurgies mammaires et génitales dans le cadre d’une transition,il a été multiplié par trois entre 2011 et 2020, passant de 536 à 1 615, selon le rapport Picard-Jutant. Mais l’offre reste insuffisante : les délais d’attente peuvent atteindre plusieurs années.
Malgré un rapport de 2011 de l’inspection générale des affaires sociales soulignant l’urgence à établir de nouvelles directives et préconisant l’introduction d’un « court module sur l’identité de genre et la prise en charge du transsexualisme[terme considéré aujourd’hui comme pathologisant] dans le cursus de formation initiale des médecins, des pharmaciens et des biologistes », les soignants ne reçoivent pas d’enseignement spécifique lors de leur formation initiale. Contacté par Le Monde , le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche reconnaît que chaque faculté demeure libre de choisir le « nombre d’heures consacrées et la nature des modules enseignés » dans lesquels pourrait s’inscrire une initiation à ces questions. Il renvoie aussi au nouveau plan national pour l’égalité, contre la haine et les discriminations anti-LGBT+ 2023-2026, de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT, qui prévoit l’intégration d’ « un module de formation aux enjeux d’inclusion des personnes LGBT+(…) aux parcours d’études de santé d’ici à 2026 ». Une mesure déjà présente dans le plan 2020-2023 sous la responsabilité du ministère de la santé et de la prévention, dont aucun bilan n’a, pour l’heure, été présenté.
Début septembre, l’association Acceptess-T, fondée en 2010 par des personnes trans migrantes et orientée santé sexuelle, est intervenue pour la deuxième année d’affilée durant une heure et demie auprès de 400 étudiants en troisième année de médecine à la faculté Sorbonne Université, à Paris, pour sensibiliser aux enjeux de santé des personnes trans. Une « victoire », pour Laure Surgers, médecin infectiologue chargée des enseignements du service sanitaire de la faculté.
Du reste, « il faut développer les offres de formation continue rémunérées » pour les soignants déjà en poste, estime Laura De Salas Prado, médecin généraliste à Saint-Etienne. Aujourd’hui, seuls deux diplômes universitaires existent. De son côté, Lou Poll a mis au point une formation de plusieurs jours concernant la santé sexuelle et reproductive des personnes trans et non binaires, en partenariat avec Acceptess-T.
Au-delà d’un manque évident de formation, de nombreux praticiens soulignent l’absence de recommandations de bonnes pratiques officielles de la Haute Autorité de santé, qui a été saisie par le ministère de la santé en 2021, et a réuni pour la première fois, en avril 2023, un groupe de travail sur la question. L’Institution explique que « la validation de ces recommandations est prévue au deuxième trimestre 2024 », alors qu’elle était initialement attendue pour septembre 2023.
Sans attendre des recommandations, plusieurs médecins ont publié, sous l’égide du Collège national des gynécologues et obstétriciens français, un ouvrage intitulé Santé sexuelle et reproductive des personnes LGBT (Elsevier Masson, 192 pages, 49 euros), en se basant sur les recommandations internationales, la littérature scientifique, l’expérience clinique et le savoir expérientiel des personnes trans.
Pas question, pour autant, de faire des soins de transition ou de l’accompagnement des personnes concernées une spécialité. « Cela relève du droit commun, insiste Anaïs Perrin-Prevelle. Les centres dédiés justifient que d’autres soignants ne se forment pas et réduisent l’offre en santé. » Les associations réclament un accès direct par la médecine de premier recours (le médecin généraliste en tête, car premier interlocuteur du patient) depuis de nombreuses années. « C’est un choix politique de libre disposition du corps. La France s’est déjà prononcée là-dessus en facilitant l’accès à la contraception ou à l’avortement. Pourquoi cela serait-il différent avec les parcours de transition ? », interroge Simon Jutant.
Dans ses dernières recommandations, la WPATH rappelle que les personnes trans demeurent davantage touchées par la dépression, l’anxiété et le suicide que les personnes cisgenres. Et, selon une méta-analyse à partir d’études américaines et canadiennes, la prévalence moyenne sur la vie entière des idées suicidaires est de 46,6 % et de 27,2 % pour les tentatives de suicide. Et si la structure Espace Santé Trans forme aux enjeux de santé mentale, la demande se heurte à l’état de délabrement de la psychiatrie française. « La réalité de nos communautés, c’est d’aller d’enterrement en enterrement », commente Simon Jutant.
Expertise communautaire
De nombreuses publications scientifiques lient ces troubles à des traumatismes complexes, à la stigmatisation, à la violence et à la discrimination. « Chaque interaction du quotidien représente un risque de micro-agression », explique le psychologue Clément Moreau, membre d’Espace Santé Trans, qui reçoit de nombreux adolescents et jeunes adultes trans ou en questionnement dans son cabinet. Toujours d’après l’étude européenne auprès des personnes LGBT+, en France, 51 % des personnes trans ont vécu du harcèlement dans les douze derniers mois et 22 % ont été agressées physiquement ou sexuellement dans les cinq dernières années. En revanche, un traitement hormonal en vue d’affirmer le genre est associé à une amélioration de la qualité de vie, avec une diminution parallèle des scores dépressifs, selon une revue systématique de 2021.
Face à ce quasi-néant dans la formation des professionnels de santé, les milieux trans n’ont d’autre choix que de s’organiser. Chaque association se débrouille sur son territoire, avec l’aide parfois de médecins volontaires, afin de répondre aux « délais de dingue » pour obtenir un rendez- vous, permettre « une vraie liberté dans le choix de son praticien, et rompre l’isolement des soignants », explique Sophie Le Goff, qui a participé à la constitution de l’antenne francilienne du Réseau santé trans (ReST), appuyée par les associations OUTrans, Acceptess-T et Espace Santé Trans.
Initié en Bretagne, en 2018, le ReST propose des formations à l’hormonothérapie animées par une personne concernée et un soignant, dans toute la France depuis 2021. « Une formule qui se veut en rupture avec le paternalisme du corps médical envers les personnes trans et qui instaure un rapport d’horizontalité des savoirs » , insiste Laura De Salas Prado, coprésidente de l’association. Depuis 2021, le ReST a formé 170 médecins et compte plus de 200 membres qui échangent toutes les semaines. Reste que ces formations reposent sur le volontariat. Cette année, la structure tente de voir « plus grand » et devrait former les médecins de planning familiaux.
De son côté, en tant qu’association d’usagers du système de santé agréée par l’agence régionale de santé d’Ile-de-France, Acceptess-T a formé à l’accueil des personnes trans, depuis 2021, plus de 1 000 personnes exerçant dans des structures médico-sociales, comme les centres d’accueil pour demandeurs d’asile. Quant à OUTrans, elle réalise de nombreuses formations à l’accueil des personnes trans auprès du personnel médical mais aussi d’institutions (CPAM, mairies…).
En outre, les associations créent elles-mêmes brochures, guides, bibliographies, groupes de soutien entre pairs, permanences d’écoute psychologique. « L’expertise communautaire est un héritage, entre autres, de la lutte contre le sida, rappelle Louve Zimmermann, militante chez Acceptess-T et chercheuse communautaire. Elle est née d’un manque et d’un défaut du système public. » « Il y a un tas de choses que je ne peux ni comprendre ni expérimenter, ajoute, de son côté, Sophie Le Goff. La santé communautaire permet des choses incroyables en matière de qualité de soin. Elle doit être valorisée et venir infuser les formations des étudiants en santé. »
« Je serais incapable d’exercer actuellement sans médiatrice en santé », assure Rémi Cappanera, médecin généraliste au Checkpoint (Groupe SOS), à Paris, un centre de santé sexuelle à approche communautaire. Depuis mars 2022, la structure propose une consultation consacrée aux parcours de transition, avec un médiateur en santé trans et le suivi d’une assistante sociale si nécessaire. « L’idée initiale est de viser les personnes éloignées du soin, sans forcément de couverture sociale, comme les travailleuses du sexe et les personnes migrantes, dans le cadre d’une expérimentation de la Caisse nationale de l’Assurance-maladie » , explique Louve Zimmermann, également ancienne médiatrice en santé au sein du Checkpoint. Cette approche de pair à pair permet d’expliquer les résultats et le fonctionnement du système de soin français.
Florent a pu y réaliser son premier frottis. « Le docteur Cappanera m’a également expliqué que, malgré ma mammectomie, il était possible d’avoir un cancer du sein, et que je devais avoir un suivi », témoigne-t-il. « Là-bas, il n’y a pas de jugement », confie pour sa part Nina, qui s’y sent en sécurité.
Dans une démarche « d’aller vers »
« Les associations ont lutté afin d’obtenir les moyens de faire du dépistage auprès des personnes les plus exposées aux IST et au VIH, notamment dans les bois pour les travailleuses du sexe, ou encore dans les soirées LGBT+ et les saunas, avec des outils adaptés et dans une démarche “d’aller vers”, rappelle Louve Zimmermann. Pour certains, la santé communautaire ne serait pas universaliste, alors que c’est une stratégie extrêmement efficace. » Elle ajoute : « Si la santé publique se passe de la santé communautaire, un truc s’effondre. »
Une offre par ailleurs utile lorsque, structurellement et politiquement, les moyens et les volontés manquent. « Mais la santé communautaire ne doit pas venir pallier l’offre inexistante de soins de premier recours, ce n’est pas acceptable », avertit le maïeuticien Lou Poll. D’autant que cette offre présente ses propres limites, elle est bien souvent située dans les grandes villes et incapable d’absorber la demande. L’une des voies d’accès aux parcours de transition pourrait être leur intégration systématique au sein des centres de santé sexuelle, des centres de dépistage et de diagnostic des infections sexuellement transmissiblesou des plannings familiaux. « Car le premier refus de soin consiste à concevoir des offres en santé sexuelle qui ne tiennent pas compte des personnes trans », rappelle Louve Zimmermann.