Florence Douguet, «L’isolement, facteur de suicide durant la vieillesse», REISO, Revue d'information sociale, publié le 19 juin 2023, https://www.reiso.org/document/10893
L’isolement, facteur de suicide durant la vieillesse
Le phénomène suicidaire touche particulièrement les personnes âgées. D’un point de vue sociologique, ce geste s’explique par différents éléments, notamment en lien avec l’image que la société véhicule autour de la mort. Éclairage.
Par Florence Douguet, maitresse de conférences en sociologie, Laboratoire d’Études et de Recherche en Sociologie, Université Bretagne Sud, Lorient, France
En France et en Suisse, les taux de mortalité par suicide [1] progressent à mesure de l’avancée en âge. En dépit d’une baisse généralisée de la mortalité par suicide observée ces dernières années, les taux les plus élevés se retrouvent toujours dans les catégories les plus âgées de la population. Dans les deux pays, les personnes octogénaires et nonagénaires sont celles qui mettent le plus souvent fin à leurs jours (ONS, 2022 ; OFS, 2023) [2]. La sursuicidité des plus âgé·e·s est constatée dans la majeure partie des pays européens [3]. Cet article apporte un éclairage sur le phénomène suicidaire au grand âge en croisant des éléments de compréhension, issus de divers travaux sociologiques.
Ruptures biographiques, manque de liens sociaux
Les interprétations sociologiques les plus courantes attribuent la sursuicidité des plus âgé·e·s à un relâchement des liens sociaux consécutif à des événements vécus au cours de la vieillesse (Douguet, 2021).
La cessation de l’activité professionnelle est un fait biographique susceptible de provoquer l’affaiblissement du réseau relationnel, en l’occurrence celui constitué dans la sphère du travail. Anne-Marie Guillemard (2002) décrit la situation de retraité·e·s — appartenant majoritairement aux milieux populaires — vivant leur retraite sur le mode du repli et de l’exclusion sociale. Leur existence se réduit à des actes réflexes centrés sur la vie quotidienne et se caractérise par une absence de projection dans le passé et le futur. Un sentiment d’inutilité sociale prédomine chez ces vieilles personnes. Cette « mort sociale » peut alors conduire certaines d’entre elles à vouloir « hâter » la mort biologique (Balard et al., 2020a). Les pertes de santé et la précarité économique peuvent s’ajouter à ces difficultés et accroitre les risques de suicide au fil de l’avancée dans le grand âge de ces individus.
Le veuvage est également repéré comme l’une des causes majeures du suicide des personnes âgées. Le risque le plus élevé se situerait au cours de la première année de veuvage et s’amenuiserait à mesure de l’ancienneté du deuil. Le contexte dans lequel s’inscrit le ou la conjoint·e survivant·e participe à la réduction ou à l’aggravation du risque de suicide. Une personne entourée, bénéficiant d’un soutien social et affectif, sera plus épargnée que celle qui vit seule. Il est ainsi constaté que l’éloignement des enfants ou l’absence de descendance concourent à l’augmentation de ce risque.
Isolement et solitude
L’absence de supports sociaux peut déboucher sur l’isolement relationnel et/ou le sentiment de solitude. Le fait d’être et/ou de se sentir seul·e constitue une autre explication sociologique du suicide aux âges élevés. Cependant, il importe d’opérer une distinction entre la solitude « recherchée », celle qui permet de se retrouver et de se donner des forces pour reprendre la relation avec autrui, et la solitude « subie », laquelle résulte de l’abandon, du rejet ou de l’oubli (Douguet, 2002). C’est cette seconde forme de solitude qui peut mener au comportement suicidaire. L’isolement n’est pas nécessairement générateur de souffrance ; certaines personnes vivant seules ne souffrent pas de cette situation. A contrario, des personnes très entourées, qui cohabitent avec leurs enfants ou résident en établissement par exemple, peuvent éprouver un fort sentiment de solitude.
Changements identitaires et déprise
Les transitions et événements de vie évoqués précédemment se trouvent à l’origine de « profonds bouleversements identitaires », contribuant à faire progresser le risque suicidaire au grand âge (Campéon, 2019). D’après les travaux du sociologue Vincent Caradec, « l’épreuve du grand âge » renvoie à une tension entre « éloignement du monde » et « maintien dans le monde ». D’un côté, au fur et à mesure de son avancée en âge, la vieille personne tend à s’éloigner du monde ; d’un autre, elle cherche à se maintenir dans le monde.
Cette tension prend la forme d’un phénomène nommé la « déprise », qui renvoie à la façon dont se transforment les « prises » sur le monde au grand âge. Pour Caradec, la déprise désigne « le processus de réorganisation des activités qui se produit au cours de l’avancée en âge, au fur et à mesure que les personnes qui vieillissent doivent faire face à des contraintes nouvelles : une santé défaillante et des limitations fonctionnelles croissantes, une fatigue plus prégnante, une baisse de leurs "opportunités d’engagement", une conscience accrue de leur finitude » (Caradec, 2007, pp. 14-15). Les personnes âgées qui cumulent les difficultés sont amenées à s’engager dans des réaménagements nombreux de leur existence, allant jusqu’à abandonner des activités essentielles à leurs yeux. Dans ces contextes, l’ennui envahit le quotidien et conduit à adopter une existence « entre deux », entre la vie et la mort. Ces « fortes déprises » ou « déprises ultimes » prédisposent à des passages à l’acte suicidaire.
Sombre image de la vieillesse
D’autres interprétations sociologiques mettent l’accent sur l’impact des représentations et des normes sociales associées à la vieillesse et au vieillissement. Dans le monde occidental, le cycle de l’existence est scandé en trois étapes : une phase d’ascension suivie d’un plateau et d’un déclin inéluctable (Peatrik, 2001). Cette conception du vieillissement conduit l’individu âgé à déprécier le capital de temps lui restant à vivre (Chauvel, 1997).
Le lien entre âge et suicide viendrait de ce que l’âge (ou plus exactement la jeunesse) constituerait une source de potentialités qui s’érode peu à peu. De ce fait, à mesure que s’approche la mort naturelle, le risque de suicide s’accroit. Ainsi, Christian Baudelot et Roger Establet (2018) proposent d’expliquer la progression des taux de suicide au fil de l’avance en âge en termes d’« espérance de vie ». Cette hypothèse consiste à compter l’âge d’une personne à partir de la date probable de sa mort et non à partir de naissance. Si l’on se donne la mort plus facilement lorsqu’on est octogénaire ou nonagénaire, ce ne serait pas parce que la vie pèse davantage, mais parce que le sacrifice à faire serait plus léger. En outre, en lien avec les représentations négatives de la grande vieillesse, ce « petit reste à vivre » serait nécessairement de moindre qualité.
Le suicide est alors envisagé comme le moyen d’échapper à une grande vieillesse synonyme de dépendance, de démence, de décrépitude et de déchéance. Les nouvelles injonctions normatives incitant au « bien vieillir », au « vieillissement actif » ou encore au « bien-être des seniors » ont des effets néfastes sur les personnes qui ne répondent pas à ces attentes sociales (Puijalon, Trincaz, 2014). Plus encore, la simple perspective de « mal vieillir » et de « rater son vieillissement » pousserait certains individus au suicide. Le suicide des personnes âgées est alors appréhendé comme « l’envers du vieillissement réussi » (Campéon, 2019).
Bonne mort et mauvaise mort
Enfin, la sursuicidité des personnes âgées peut être interprétée comme la conséquence des représentations sociales sous-tendant les définitions contemporaines de la « bonne mort » et de la « mauvaise mort ». La bonne mort au grand âge renvoie à l’idée d’une mort entourée, en conscience, sans souffrance, voire en bonne santé (Balard et al., 2020b). À l’inverse, la conception de la mauvaise mort dans la grande vieillesse correspond à l’idée d’une mort solitaire et « prolongée ». Cette mort prolongée, écrit Pascal Hintermeyer, « voit ses coups déviés ou émoussés par la médecine, si bien qu’elle en porte d’autres, eux aussi incapables d’emporter la décision, mais suffisamment incisifs pour ravager un corps destiné à subir de nouveaux assauts » (2002, p. 104).
Cette mauvaise mort au grand âge fait aussi référence à la conception d’un mourir « vivant » et par « morceaux » comme le montre Arnaud Campéon à partir d’entretiens réalisés avec de vieilles personnes (2012). Mourir vivant, c’est mourir lentement, au terme d’une interminable et éprouvante dégradation de son état de santé physique et/ou psychique. Dans ce système de représentations, le suicide, comme forme de mort brutale et rapide, en vient à être assimilé à une espèce de mort digne et authentique, voire à une bonne mort.
Les interprétations sociologiques du suicide des plus âgé·e·s diffèrent des éléments de compréhension issus de la psychiatrie et de la psychologie, même si quelquefois les deux approches semblent se croiser [4]. Il n’en demeure pas moins que tous ces éléments sont complémentaires pour expliquer un phénomène complexe aux multiples dimensions, qu’elles soient individuelles, sociales, culturelles ou encore économiques. Cet état des lieux souligne aussi la nécessité de développer, de façon conjointe, des travaux de recherche fondamentale et appliquée pour proposer des modes de prévention et d’intervention adaptés aux catégories les plus âgées de la population.
Bibliographie
- Balard F., Moulin P., Schrecker C., 2020a, « Finir sa vie, hâter la mort au grand âge », Gérontologie et Société, n° 63, pp. 12-28.
- Balard F., Voléry I., Fornezzo E., 2020b, « La construction du suicide des personnes âgées comme problème public », Gérontologie et Société, n° 163, pp. 187-204.
- Baudelot C., Establet R., 2018, Suicide. L’envers de notre monde, Paris, Ed. du Seuil.
- Campéon A., 2019, « L’envers du vieillissement "réussi" : de la solitude au suicide des personnes âgées en France », Rhizome, n° 74, 2019, pp. 3-4.
- Campéon A., 2012, « Le suicide au grand âge : l’ultime recours à une vieillesse déchue ? » Revue Interrogations, n° 14, pp. 25-41.
- Caradec V., 2007, « L’épreuve du grand âge », Retraite et Société, n° 52, pp. 11-37.
- Chauvel L., 1997, « L’uniformisation du taux de suicide masculin selon l’âge : effet de génération ou recomposition du cycle de vie ? », Revue Française de Sociologie, n° 38, pp. 681-734.
- Douguet F., 2021, « Regard sociologique sur la sursuicidité des vieilles personnes », 3ème congrès de la Société Francophone de Psychogériatrie et de Psychiatrie de la Personne Âgée — SF3PA, Université de Bretagne Occidentale, Brest, 16-17 septembre.
- Douguet F. (dir.), Pennec S. (coll.), 2002, Solitude et isolement chez les personnes âgées de 75 ans et plus, Rapport de recherche-action, Atelier de Recherche Sociologique de l’Université de Bretagne Occidentale & Coordination gérontologique de Quimper.
- Douguet F., 2021, « La progression du risque suicidaire au cours de l’avance en âge », Les cahiers de l’ARS, n° 1, pp. 141-151.
- Guillemard A.-M., 2002, « De la retraite mort sociale à la retraite solidaire. Sociologie des conduites en situation de retraite », Gérontologie et Société, n° 102, pp. 53-66.
- Hintermeyer P., 2002, « La quête d’une bonne mort » in Des vivants et des morts. Des constructions de la « bonne mort » (dir. S. Pennec), Brest, Atelier de Recherche Sociologique et Centre de Recherche Bretonne et Celtique, pp. 101-110.
- Observatoire National du Suicide (ONS), 2022, « Données épidémiologiques sur les décès par suicide en France métropolitaine », 5ème rapport, pp. 254-255.
- Office Fédéral de la Statistique (OFS), 2023, Enquête statistique des causes de décès (CoD).
- Peatrik A.-M., 2001, « Vieillir ici et ailleurs : l’exemple des Meru du Kenya », Retraite et Société, n° 34, pp. 151- 165.
- Puijalon B., Trincaz J., 2014, « L’injonction normative au "bien vieillir" » in Vieillesses et vieillissements. Regards sociologiques (dir. C. Hummel, I. Mallon, V. Caradec), Rennes, PUR, pp. 91-72.
[1] Le suicide assisté — inexistant en France — n’est pas abordé dans ce texte. Les données statistiques suisses distinguent les suicides assistés des autres cas suicides ; il n’est question que de ces derniers dans la réflexion développée ici (cf. graphique).
[2] Par exemple, le taux standardisé de décès par suicide — les deux sexes confondus — est en France onze fois élevé chez les 95 ans et+ (50,5 pour 100 000 habitant·e·s) que chez les 15-24 ans (4,2 pour 100 000).
[3] Source de données : Eurostat, taux de mortalité par suicide par groupe d’âge, année 2020.
[4] Par exemple, la déprise ultime peut se rapprocher du syndrome de glissement.