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mardi 11 avril 2023

Dans les Côtes-d’Armor, des psy-bus au chevet des ados

 

Dans les Côtes-d’Armor, des psy-bus au chevet des ados

Dans ce département rural, où l’offre pédopsychiatrique est faible, des soignants prennent la route à la rencontre des jeunes en détresse, à l’écoute du spleen et des pensées suicidaires qui ont explosé depuis la crise sanitaire.

Par Pierre Hardy Publié le 08 avril 2023  https://www.lemonde.fr*
"Sigrid Zwingelstein, infirmière, Maggy Le Hérissé, assistante sociale, et Johann Cosquer, éducateur, de l’équipe mobile pour adolescents de Saint-Brieux, le 27 mars 2023."> Sigrid Zwingelstein, infirmière, Maggy Le Hérissé, assistante sociale, et Johann Cosquer, éducateur, de l’équipe mobile pour adolescents de Saint-Brieux, le 27 mars 2023. MARC LOYON / HANS LUCAS POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Le « bureau » de l’équipe mobile pour adolescents de Guingamp, dans les Côtes-d’Armor, ressemble aux camions de surveillance utilisés par la police : massif, bleu, les vitres teintées. « Pas très discret », reconnaît Morgane Boete, psychologue, en descendant de l’utilitaire stationné à proximité d’un lycée du centre-ville. Mais pratique : des banquettes ont été disposées à l’arrière, de part et d’autre d’une petite tablette en bois, pour donner un semblant de confort.

C’est là que s’installe Julie*, lycéenne de 16 ans. L’équipe a été alertée quelques semaines plus tôt par l’infirmière scolaire. Elle est en conflit avec sa mère, ne s’entend pas avec son beau-père et se sent délaissée. « Tu es en colère ? », l’interroge Jérôme Masson, l’infirmier de l’équipe, pour rompre le silence. Julie hésite, se tord sur la banquette. « Oui, j’aimerais que ma mère ouvre les yeux », admet-elle en baissant la tête.
Le taux de suicide le plus élevé de France

Imaginées il y a vingt ans pour aller à la rencontre des adolescents en souffrance, les équipes mobiles se sont multipliées ces dernières années en Bretagne. Celles de Guingamp, de Saint-Brieuc et de Dinan ont été lancées en septembre 2020 dans le département le plus pauvre de la région, en grande partie rural, et qui détient un triste record : celui du taux de suicide le plus élevé de France. L’Agence régionale de santé (ARS) – qui finance ce dispositif entièrement gratuit – avait constaté à l’époque que les Côtes-d’Armor étaient « sous-dotées en offre pédopsychiatrique », avec un nombre de professionnels soignants deux fois inférieur à la moyenne nationale (66,4 pour 100 000 habitants contre 134,7 en France).

« On est là pour éviter au maximum les hospitalisations », précise Jérôme Masson, qui fait équipe avec une psychologue, une assistante sociale et un éducateur. Dans la grande majorité des cas, l’équipe est sollicitée par un tiers (école, médecin traitant, structures départementales…) qui a constaté qu’un jeune n’allait pas bien. Elle contacte l’adolescent pour convenir d’un premier rendez-vous, où il le souhaite. A domicile, dans l’intimité du camion-bureau, au McDonald’s ou sous un Abribus.

« L’idée, c’est de se rencontrer dans un cadre sympathique pour essayer de créer une relation avant d’entrer dans le vif du sujet », indique Sigrid Zwingelstein, infirmière au sein de l’équipe mobile de Saint-Brieuc. « Tout ce qui est psy, ça leur file de l’urticaire. Donc on dédramatise », poursuit-elle. Un maximum de dix rendez-vous sont fixés aux ados. Si cela ne suffit pas à apaiser leur mal-être, ils sont orientés vers un professionnel ou une structure partenaire.

De l’espoir pour Paul

Cet après-midi de mars, l’équipe mobile de Guingamp a rendez-vous chez Paul* pour la quatrième fois. A 14 ans, le garçon passe ses nuits derrière son ordinateur, ne se lève plus le matin et manque les cours régulièrement. « Le risque, c’est une déscolarisation totale et un isolement », expose Olivier Etiemble, l’éducateur de l’équipe, avant d’entrer dans la petite maison. Paul apparaît au pied de l’escalier, blafard mais souriant. Sa situation semble s’être améliorée : il assure n’avoir raté qu’une seule journée au collège (« à cause de la grève ») depuis leur dernière rencontre. Surtout, il a obtenu un rendez-vous dans un lycée qui s’est dit prêt à l’accueillir à condition que ses absences cessent. « C’est super, le félicite l’éducateur. On est presque à la fin de l’année, il faut que tu continues. »

« Il y a beaucoup de marasme depuis le Covid. Les situations sociales et familiales se sont fortement dégradées. » Hélène Daurat, pédopsychiatre

L’unité mobile se réunit une fois par semaine dans un petit bureau du centre médico-psychologique de Guingamp pour faire le point avec le docteur Hélène Daurat, la pédopsychiatre qui la supervise. Les situations évoquées ce jour-là donnent un aperçu de la diversité des cas rencontrés : un garçon « totalement apathique », renvoyé de son lycée « parce qu’il ne foutait rien », un collégien qui se dit victime de maltraitance ou un jeune qui a fait part d’idées suicidaires à ses amis… « Il y a beaucoup de marasme depuis le Covid, constate le docteur Daurat. Les situations sociales et familiales se sont fortement dégradées. »

Mission de prévention

Professeure à l’université de Rennes et référente pour la pédopsychiatrie au sein de l’Association des équipes mobiles en psychiatrie, Sylvie Tordjman ne dit pas autre chose. Son équipe observe un doublement des tentatives de suicide et des expressions d’idées suicidaires dans l’ensemble de l’Ille-et-Vilaine chez les moins de 16 ans, par rapport à la période pré-Covid, alors qu’elle s’attendait à une « accalmie » à la sortie de la crise sanitaire.

Sylvie Tordjman fait l’hypothèse que le milieu familial, comme l’école, a été durablement mis à mal par la crise sanitaire et ne parvient plus à jouer son rôle de « contenant ». « Vous voyez aujourd’hui beaucoup de parents qui n’arrivent plus à imposer des règles à leurs enfants, qu’il s’agisse de l’utilisation des écrans, des heures de coucher ou des repas… » Cette absence de cadre peut être à l’origine d’un « déséquilibre psychologique » chez certains adolescents, note-t-elle.

« Tous les jeunes que l’on rencontre ne sont pas désespérés », tient toutefois à nuancer Sigrid Zwingelstein. L’infirmière de Saint-Brieuc cite le cas d’un garçon de 17 ans, en apprentissage, dont les parents ont cessé de s’occuper depuis qu’il gagne un salaire. « Ce jeune, il ne se scarifie pas, il n’a pas d’idées noires, assure-t-elle. Il est simplement en difficulté parce que la vie est un peu dure pour lui en ce moment. Notre rôle, c’est d’être là, pour ne pas qu’il sombre. C’est ça, la prévention. »

* Les prénoms ont été changés.