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jeudi 9 mars 2023

AVIS CRITIQUE DEBAT REFLEXION Réflexions d'un psychiatre, suite au visionnage des vidéos sur le congrès de suicidologie de Bordeaux des 15 ET 16 Septembre 2022

Réflexions de P.Y. Dennielou, psychiatre suite au visionnage des vidéos sur le congrès de suicidologie de Bordeaux des 15 ET 16 Septembre 2022

"Rasam tabulam timeo

 J'ai regardé avec beaucoup d'intérêt les vidéos de ce congrès. Tous les participants sont à féliciter, et leur enthousiasme à louer.

Toutefois un détail m'a légèrement troublé : cette appellation de Premier Congrès.  Stricto sensu il est possible que l'appellation soit nouvelle. Mais le principe ne l'est pas.

Le GEPS (Groupement d'Etudes et de Prévention du Suicide) s'est réuni chaque année depuis sa fondation en 1969 sous l'impulsion de Soubrier (Paris), Vedrinne (Lyon), Moron (Toulouse), Chauveau (Reims)... Et Marc Bourgeois l'a accueilli en 1986 pour sa dix-huitième année, à Bordeaux justement. Les rapports se trouvent dans Psychologie Médicale. Le terme de suicidologie n'est pas neuf. On situe traditionnellement son acte de baptême aux Etats-Unis en 1968 par la création de l'American Association of Suicidology, les parrains étant Norman Farberow (1918-2015) et Edwin Schneidman (1918-2009). Ils ont coécrit The Cry for Help, titre puissant, à la Munch, paru chez Mc Graw Hill en 1965, et The Psychology of Suicide en 1970. Le Centre de prévention avait été inauguré en 1958 à Los Angeles, avec leur troisième compère, Robert E. Litman (1921-2010). La discipline a donc officiellement reçu son nom à la fin des sixties, mais ses spécialistes œuvraient déjà un siècle auparavant. C'est ainsi que dans son livre de 1881, Le suicide ancien et moderne, le statisticien Alfred Legoyt (1812-1885) reconnaissait en Enrico Morselli (1852-1929) un " savant suicidologue italien" (p. 222).

Aujourd'hui, si l'on demande au moteur de recherche de retrouver The Cry for Help, il nous renvoie 1°) une mélodie assez niaise (G C F Am) de Rick Astley 2°) un thriller de Liam Fost, auteur français. Nos pères fondateurs sont passés aux oubliettes. Et c'est un peu là où je voulais en venir. L'oubli. Il est tout à fait réconfortant d'assister à l'émergence d'initiatives de la part de gens engagés qui ne baissent pas les bras face à ce que d'autres considèrent comme une fatalité inéluctable, une nécessité sociale contre laquelle il serait vain de s'employer, se déployer même, comme on déploie une armée.  Et l'avènement d'un numéro d'appel suscite un enthousiasme légitime et roboratif. Cependant, lorsque l'enthousiasme mène à formuler, à plusieurs reprises, la question : "Comment (diable) faisait-on avant le 3114 ?" on est malgré tout conduit à regarder ce qui distingue une question historique d'une question rhétorique, dite encore interrogation oratoire. Celle-ci n'attend pas la réponse qu'elle a plutôt tendance à tenir pour évidente ( "rien ou presque") dans le but de galvaniser les troupes, tandis que celle-là s'articule à un souci d'élucidation des conditions de possibilité de nos pratiques actuelles. Par exemple, une réponse historique, bien partielle, serait qu'avant le 3114, il y avait le 09 72 39 40 50, le numéro de S.O.S. Amitiés dont nous avons été nombreux à accompagner les écoutants. Naturellement, tout le monde a su entendre cette question rhétorique dans sa forme humoristique, mais je n'ai pas pu m'empêcher de penser que finalement, la dénomination “Premier Congrès de Suicidologie” obéissait à une intention très œdipienne de faire table rase du passé. Or, précisément parce qu'il s'agit du champ du suicide, cet espace de refus de la néantisation, il me semble important de veiller à mettre à distance l'alliance néfaste des absences conjuguées de la mémoire et du souci. Il s'agit bien d'éthique. Car je poserai à mon tour une question rhétorique : Peut-on nourrir un souci authentique pour l'histoire de nos patients sans le souci de l'histoire de l'institution qui nous porte, c'est-à-dire de ceux-là même qui nous ont transmis ce souci ?

P.Y. Dennielou "