Séverine Erhel : "Les analogies entre réseaux sociaux et drogues posent un problème"
L'Express (site web)
Selon la chercheuse en psychologie, il est nécessaire de réguler les plateformes tout en prenant garde à mieux identifier leurs risques et éviter les amalgames.
L'usage excessif des réseaux sociaux par les plus jeunes est de plus en plus redouté. Contenus violents, insultes, harcèlement... La modération de ces plateformes, souvent limitée quand elle n'est pas inexistante, n'a pas de quoi rassurer les parents. Pas plus que le fonctionnement des algorithmes qui visent à capturer le plus possible de "temps de cerveau disponible", au détriment des études ou d'autres activités. Et face à la détresse de certains enfants anxieux, dépressifs ou suicidaires, les questions se multiplient. Séverine Erhel, maître de conférences en psychologie cognitive à Rennes 2, les trouve légitimes, mais suggère néanmoins de mettre en perspective certaines accusations.
L'Express : Une récente enquête réalisée par l'Ifop montre une défiance sans précédent des jeunes envers la science, et notamment chez ceux qui utilisent intensivement les réseaux sociaux. Certains chercheurs en critiquent la méthodologie et dénoncent un "cadrage inutilement anxiogène" . Et vous?
Séverine Erhel : Ces enquêtes-sondages se contentent de montrer une corrélation sans prouver de causalité. Mais est-ce parce que les jeunes utilisent trop les réseaux sociaux qu'ils perdent confiance en la science - j'ai un peu de mal à le croire personnellement -, ou parce qu'ils ne croient pas en la science qu'ils utilisent plus fréquemment les réseaux sociaux? C'est toujours le même problème avec les sondages : comme il n'y a pas de démarche scientifique, on dérive rapidement vers le sensationnalisme.
Justement, une étude scientifique publiée en janvier dernier dans la revue Jama Pediatrics suggère que les adolescents qui consultent fréquemment des réseaux sociaux deviendraient "hypersensibles aux jugements et aux réactions des autres". Qu'en pensez-vous?
Il convient là encore de se poser la question de la causalité. Les auteurs indiquent que sur 169 recrues, ceux qui vont plus souvent sur les réseaux sociaux sont plus sensibles aux réactions de leurs pairs. Mais est-ce qu'ils deviennent plus sensibles parce qu'ils s'y rendent fréquemment ou est-ce que c'est parce qu'ils sont plus sensibles qu'ils s'y rendent plus souvent? La littérature scientifique penche plutôt pour la deuxième hypothèse. Elle montre aussi qu'il s'agit souvent d'adolescents aux profils particuliers qui ont un usage dérégulé et excessif des réseaux sociaux, ce qui peut affecter leur vie quotidienne, mener à des conflits intrapsychiques (comme la culpabilité), voire interindividuels, avec la famille ou à l'école.
Existe-t-il un portrait-robot de ces adolescents?
La littérature scientifique montre que les jeunes qui utilisent les réseaux sociaux de manière excessive ont souvent des troubles de l'anxiété, de la dépression et de l'estime de soi, comme une image corporelle négative. Nous tentons actuellement de mesurer les associations entre ces différents facteurs et un aspect bidirectionnel n'est pas à exclure. Il est aussi possible que plus un individu anxieux ou dépressif utilise les réseaux sociaux, plus il accentue ses troubles, mais les chercheurs n'ont pas encore tranché cette question.
De nombreuses études montrent aussi qu'il est possible que les adolescents qui ont ces profils ont des stratégies de gestion de leur stress inadaptées : plutôt que de travailler sur la cause de leur anxiété ou dépression, ils se réfugient dans le monde numérique, par exemple en recherchant un jugement positif ou en régulant leur stress en partageant leur expérience.
Mais il faut aussi rappeler que l'usage problématique du numérique concerne moins de 10 % de la population. Il en est probablement de même pour les réseaux sociaux. Ces derniers ne sont pas spécialement mauvais dans l'absolu. Leur usage est surtout délétère pour une petite partie de la population qui présente des facteurs de risques psychologiques et sociaux économiques. C'est sur ces personnes qu'il faut concentrer les efforts en matière de prévention en santé mentale.
L'usage excessif de ces plateformes s'expliquerait aussi par un facteur baptisé "Fomo". De quoi s'agit-il?
Le "fear of missing out" se résume chez un individu par une appréhension de plus en plus envahissante que d'autres vivent des expériences enrichissantes dont il se sent exclu. Cela se traduit alors par un besoin de rester connecté continuellement pour voir ce qu'ils font. Le Fomo est une prédisposition individuelle que chacun peut plus ou moins ressentir. Les réseaux sociaux jouent avec cette dimension sociale et en abusent jusqu'à, pour certains, utiliser des "dark patterns"- à savoir des interfaces conçues pour piéger les usagers - qui peuvent amplifier le Fomo.
Les travaux d'Aarif Alutaybi, de la Faculté de science et de technologie à l'université de Bournemouth (Royaume-Uni) les ont bien décrites. Parmi elles, il y a le fait de pousser les personnes à échanger et à créer des groupes, les indicateurs de disponibilités, les notifications, le pouvoir de taguer d'autres usagers, ou encore la limitation de la durée des messages, etc.
Diriez-vous que l'usage des réseaux sociaux est délétère à l'apprentissage?
Nous avons mené une étude publiée en 2020, sur l'attention des étudiants durant leur cours de TD. Nos résultats montrent que 73 % d'entre eux avaient eu des comportements de multitâches multimédias (écrire ou lire des messages avec leur téléphone) et 60 % de multitâches non multimédias (discuter avec un voisin, dessiner...). Nous avons observé que le multitâches multimédias conduisait à des performances d'apprentissage du cours bien plus faibles et que plus les étudiants utilisaient les réseaux sociaux en cours, plus leurs performances étaient faibles. Ce résultat vient à l'encontre du mythe des digital natives, qui consiste à croire que les plus jeunes sont habitués à faire plusieurs tâches en même temps parce qu'ils sont nés avec Internet et les smartphones. En réalité, ils ont comme tout le monde : leur capacité cognitive n'est pas illimitée.
Faut-il procéder à un sevrage des réseaux sociaux chez les adolescents dépressifs ou suicidaires?
Il s'agit d'une mauvaise solution car cela leur enlève une béquille, certes mauvaise, mais qui les aide à gérer leur état. Et comme tout sevrage, cela peut se révéler particulièrement violent. Il faut traiter les causes plus que les conséquences, avec une prise en charge par un professionnel de santé qui va aider à diminuer les interactions sur les réseaux pour arriver à quelque chose de plus acceptables dans la vie quotidienne.
Et pour ceux victimes de cyberharcèlement?
Ce phénomène nuit à la santé mentale des individus et constitue un véritable problème. Mais il est généralement le prolongement d'un harcèlement scolaire. Il faut donc agir à ce niveau, avec l'éducation aux médias. Idem pour le cyberharcèlement des femmes : il me semble que nous devons nous y attaquer dès l'école via l'éducation au consentement et à l'égalité homme-femme.
Peut-on vraiment affirmer que les algorithmes peuvent rendre accroc aux réseaux sociaux au même titre qu'une drogue?
Je me méfie des analogies hâtives qui créent une confusion entre l'addiction aux substances et celle aux réseaux sociaux, qui n'est pas à strictement parler une addiction, mais un usage problématique. Ce type de comparaison est faux, d'abord sur le plan neurobiologique, car l'ampleur des modifications et des conséquences dans notre cerveau n'est pas comparable; ensuite en matière de santé, parce que des substances comme l'alcool ou le tabac peuvent provoquer des cancers, pas les réseaux sociaux. Enfin, cela reviendrait à considérer que le problème vient uniquement des technologies et pas d'autres déterminants psychologiques et socio-économiques.
Alors oui, les technologies prédatrices posent un problème, mais arrêtons de les stigmatiser jusqu'à en faire le socle des problèmes de santé mentale des jeunes. L'éco-anxiété, la peur du chômage et la montée des extrémismes ne disparaîtront pas avec la fin des réseaux sociaux. Alimenter une vision déterministe des technologies est propice aux paniques morales selon lesquelles nous y serions soumis et que nous ne pourrons rien y faire. Au contraire, nous pouvons reprendre le pouvoir au niveau individuel, en développant notre propre libre arbitre, et au niveau collectif, avec la mise en place de programmes d'éducation aux médias pour la population, en privilégiant les plateformes libres et décentralisées et avec la régulation des plateformes par les pouvoirs publics.