« J’avais cette idée du suicide car il n’y avait plus d’issue » : Karine, éleveuse de chèvres, raconte le mal-être des agriculteurs
Par charentelibre.fr avec AFP, publié le 17 juin 2022C’est devenu un enjeu de santé publique. En moyenne, 250 exploitants et salariés du secteur agricole ont mis fin à leurs jours chaque année entre 2016 et 2019. Karine, éleveuse de chèvres dans le Vercors, y a souvent pensé. Accablée par la solitude, l’endettement, la fatigue et les douleurs, elle a eu la chance de « tomber sur les bonnes personnes ». Elle raconte.
« Je voulais appuyer sur le bouton « Stop » : comme de nombreux agriculteurs accablés par la solitude, l’endettement ou les douleurs physiques, Karine, éleveuse de chèvres dans le Vercors, a songé plusieurs fois au suicide, un sujet dont se sont désormais saisis les pouvoirs publics. Dix ans que cette quadragénaire était « en mode survie, sans se sentir légitime de se faire aider », a-t-elle raconté mercredi lors d’une rencontre sur le mal-être et le suicide chez les agriculteurs, suscitant l’émotion de la centaine de professionnels réunis.
J’avais une immense capacité de travail, mais avec du recul, c’était inhumain.
Avant ça, Karine n’en avait presque jamais parlé. Quand elle a monté seule son exploitation en 2001, « personne n’y croyait ». « Toujours bonne élève », major de sa promotion d’ingénieurs, la jeune femme met donc la barre très haut. Une fois lancée, difficile, voire impossible pour elle de s’accorder des pauses. « J’avais une immense capacité de travail, mais avec du recul, c’était inhumain », raconte-t-elle, continuant de s’occuper de ses 40 chèvres malgré les « accidents de la vie ».
« L’épuisement est là »
Son fils se blesse gravement à ski, elle-même subit plusieurs accidents du travail. « Je continuais avec mes béquilles, je me disais : « Un éleveur, ça ne s’arrête pas ». » « Le corps de l’agriculteur est son outil de travail : quand l’épuisement est là, tout se dérègle, avec un risque de passage à l’acte » pour mettre fin à ses jours, souligne Christelle Guicherd, la psychologue de Karine, qui l’a convaincue de venir témoigner à Paris.
En moyenne 250 exploitants et salariés du secteur agricole ont mis fin à leurs jours chaque année.
À l’image de l’éleveur interprété par Guillaume Canet dans le film d’Édouard Bergeon « Au nom de la terre » (2019), inspiré de l’histoire de son père, le nombre de suicides dans cette catégorie professionnelle est statistiquement plus élevé que pour le reste de la population. Selon des chiffres collectés entre 2016 et 2019 par Santé publique France, en moyenne 250 exploitants et salariés du secteur agricole - en majorité des hommes - ont mis fin à leurs jours chaque année, un chiffre sous-estimé d’au moins 10 %. La France compte aujourd’hui moins de 400.000 agriculteurs.
Attendus depuis longtemps sur le sujet par le monde agricole, ministres, parlementaires et représentants du secteur s’en sont saisis en novembre 2021, avec la présentation d’un plan gouvernemental sur la prévention et l’accompagnement du mal-être chez les agriculteurs. Il prévoit notamment de renforcer le maillage des « sentinelles », qui sont des vétérinaires, banquiers, conseillers des Chambres d’agriculture ou fournisseurs des paysans, formés par la sécurité sociale agricole (MSA) et les Agences régionales de santé afin de détecter les signaux de détresse.
24h sur 24, 7 jours sur 7
« Souvent j’ai voulu passer à l’acte », explique Karine avec une franchise qui désarme l’audience. « J’avais cette idée du suicide, car il n’y avait plus d’issue. J’avais le bouton « Stop » de la machine à traire dans la tête, je me disais : c’est ça que je veux faire : appuyer sur le bouton « Stop ». »
Son exploitation en Isère marchait « bien », mais la pandémie de Covid-19 est venue percuter son activité : rapidement, les touristes ne sont plus là, et le magasin où Karine vend ses fromages et ses glaces reste vide. Un jour, assise à table avec son mari, elle lui dit : « Je n’en peux plus. »
La question du déni, de la honte est très prégnante.
Alors qu’un réseau de soutien commence à se structurer sous l’égide des Chambres d’agriculture, d’associations et de la MSA, l’éleveuse a eu la chance de « tomber sur les bonnes personnes » pour entamer un suivi psychologique. Une chance car les médecins généralistes se font souvent rares en milieu rural et ne sont pas toujours formés au risque suicidaire.
« Très peu de personnes savent que je suis en arrêt maladie », confie Karine, qui n’a pas encore réussi à reprendre le travail. « Ça ne se dit pas, c’est très difficile d’en parler. » Quand surcharge de travail, problèmes de santé et difficultés financières s’accumulent, « c’est un désenchantement pour les agriculteurs, et ceux que j’accompagne minimisent beaucoup les douleurs », abonde sa psychologue. « La question du déni, de la honte est très prégnante. »
En plus d’une salariée, Karine parvient à faire venir un jeune éleveur pour la remplacer quelques jours par semaine, un dispositif coûteux qui, elle l’espère, lui permettra de reprendre pied. Elle peine toutefois à respecter son arrêt de travail : « En élevage, on travaille 7 jours sur 7, 24H/24. Quand on habite sur place, on ne ferme jamais les portes. »
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