Suicide des jeunes : notre reportage dans une structure d'accueil créée pour endiguer le phénomène
Publié le 27 mai 2022 https://www.elle.fr/Societe/News/Suicide-des-jeunes-notre-reportage-dans-une-structure-d-accueil-creee-pour-endiguer-le-phenomene-4023151
Suicide des jeunes : notre reportage dans une structure d'accueil créée pour endiguer le phénomène - ©Marin Driguez
Depuis les confinements, le nombre d'adolescents suicidaires a explosé. Face à l'urgence, une structure d'accueil a vu le jour à paris, pour les accompagner, eux et leur famille. Reportage au cœur d'un service d'utilité publique.
Par Caroline Six
« Tu te fais du mal depuis quand ? » interroge Isabelle Sabbah Lim, la psychiatre. « Les scarifications ? Quelques mois », répond V. « C'est tout ? – Oui… – Debré, c'était pour ça ? – Ah ça ? Ah Oui. Non… » C'est pour une tentative de suicide par phlébotomie (l'incision des veines), sa troisième, que la jeune fille de 12 ans est passée aux urgences psychiatriques de l'hôpital Robert-Debré, à Paris, deux jours auparavant. Plus personne ne semble respirer dans ce bureau avec vue sur les arbres, les tombes et les oiseaux du Père-Lachaise. Jambes serrées, dos droit, pied battant la mesure de son angoisse, V. hésite derrière son masque, derrière son sac, derrière son pull au fond duquel se carapatent ses mains. « Ce n'est pas que j'aie envie de mourir, se défend-elle, Je voudrais juste dormir et ne plus jamais me réveiller. – Ça s'appelle mourir », reprend doucement le docteur. « Oui. »
Virtuose de « l'empathie multidirectionnelle », la psychiatre orchestre alors une conversation à quatre bandes. S'appuyant sur l'éducatrice spécialisée pour s'adresser à V., sur V. pour envoyer des messages à la mère, et vice versa, elle observe, au passage, leur relation. « Les “informations” ne m'intéressent pas, les internes me les ont transmises, commente la cheffe de cette structure d'accueil psychiatrique en ambulatoire dépendant du GHU Paris psychiatrie et neurosciences de Sainte-Anne. Je ne cherche pas la vérité, mais ce qui fait sens pour la personne en face de moi. Ma priorité est de la rencontrer, de faire alliance avec elle. » Lui donner envie d'être là au prochain rendez-vous, un enjeu vital. Et un défi relevé chaque jour par huit femmes (deux psychiatres, une psychologue, deux éducatrices spécialisées, deux infirmières et une art-thérapeute) qui veillent sur l'équilibre psychique de ces ados en souffrance. Car V. n'est pas la seule à avoir envie de « se reposer ». Sur la petite trentaine de jeunes de 10 à 15 ans suivis à l'Atrap (Accueil temporaire rapide ados parisiens)*, les trois quarts ont des idées suicidaires, la moitié ont essayé de mettre fin à leurs jours. Pendaison, noyade, défenestration… Pour la psychiatre Catherine Doyen, cheffe du pôle enfants et adolescents de Saine-Anne, la gravité de ces TS (tentatives de suicide) est « particulièrement préoccupante. D'autant que 40 % d'entre eux n'avaient aucun antécédent. » La plupart ont été adressés ici par le service des urgences psychiatriques de Debré, Trousseau ou Necker, qui ne peuvent garder les patients qu'une nuit ou deux, ou par des praticiens qui exercent en libéral, dont les rendez-vous sont complets sur plusieurs semaines, quand ce n'est pas plusieurs mois, comme dans les CMP (centres médico-psychologiques) du service public. Certains ados attendent une hospitalisation, qui à la Pitié-Salpêtrière, qui à l'hôpital Trousseau, qui à l'Institut mutualiste Montsouris.
Capucine Avril, infirmière, Isabelle Sabbah Lim, psychiatre, et Elsa Simon, éducatrice spécialisée, lors du débrief hebdomadaire. ©Marin Drigez
Le centre Atrap, qui a fêté sa première année d'existence le 1er avril dernier, est né d'un besoin urgent de réponse. Le projet, porté par la docteure Isabelle Sabbah Lim depuis dix ans, et qui comportera une dizaine de lits dès janvier 2023, a remporté un appel d'offres de l'Agence régionale de santé dans un contexte très tendu. Si le suicide est depuis trente ans la deuxième cause de décès chez les ados, après les accidents de la route, le nombre de passages aux urgences pour tentative de suicide caracole, depuis le premier confinement, en 2020, à des niveaux inédits. Et ce, alors que la France a perdu plus de 48 % de pédopsys en moins de dix ans.
Avec son suivi intensif ultra-personnalisé (trois rendez-vous minimum par semaine), d'une durée de deux mois en moyenne, l'Atrap fait figure de bouée de sauvetage. « Quand ils arrivent, les parents sont dans un état de sidération. Ils nient parfois l'ampleur du problème car ils culpabilisent », remarque Victoire Paillard, psychiatre. Comment déceler du reste la détresse de P., alors qu'il ironise sur son cachet – « mon ecsta à moi » – ou son moral « qui n'est pas ouf » ? Depuis l'arrêt brutal de son traitement, il ne sait pourtant « pas trop pourquoi il continuerait », et finira par confier que « ça revient, le vide, l'idée de s'arrêter là ». Il craignait d'en parler, de peur d'être enfermé « avec des coussins partout » et une camisole, mais aussi pour protéger ses amis, ses parents – pourtant très concernés – « parce qu'ils ont déjà leurs problèmes ». Mais Capucine Avril, infirmière, et Cécile Rougier, éducatrice spécialisée, décodent ses sourires et insistent doucement. Elles ne le laisseront pas repartir avant de lui avoir trouvé une place en « hospi ». Elles sont, leur a-t-il confié, « les seuls adultes qu'il peut effrayer », les seules en qui il a confiance.
Être écoutés, vraiment, reste le graal de ces ados
On décrit ici des relations « authentiques, horizontales ». Le mot hiérarchie semble banni. Autour du café matinal, entre les rendez-vous, les huit femmes débriefent non-stop pour savoir comment va untel, si telle institution, telle infirmière scolaire, tel parent, tel psy ont rappelé. Tout le suivi de la vie de l'ado – planning aménagé des études, soins du corps (pour les scarifications), traitements à administrer (Tercian ou Prozac, toujours envisagés en seconde intention) – fait partie de l'esprit du lieu. L'entente entre les femmes recrutées directement par Isabelle Sabbah Lim pour leur « personnalité » participe aussi de l'efficacité thérapeutique. Les entretiens se font en binôme, « non pas par coquetterie, commente la psychologue Helena Willo Toke, mais pour la pertinence de l'évaluation de la gravité des crises. Cela limite aussi le risque de rupture du fil associatif chez nous : être deux protège notre capacité à écouter. »
Dominique Richard, Capucine, Victoire Paillard, Helena Willo Toke et Cécile Rougier. ©Marin Driguez
Or, être écoutés, vraiment, reste le Graal de ces ados. Encore la faute aux parents ? Loin de cette institution l'idée de les accabler. Mais, désemparés, ils cherchent souvent à savoir pourquoi un tel geste et souhaitent « une réponse opératoire, alors que tout cela est un peu plus compliqué », observe la docteure Sabbah Lim. La tentative de suicide est une déflagration. « On n'a pas les outils pour faire face à ces abîmes de culpabilité, d'incompréhension », synthétise la mère de A., alertée par des amis et tombée des nues devant le corps scarifié de sa fille, qui refusait les séances scolaires de piscine. Parfois, aussi, l'ado n'est que le symptôme d'un dysfonctionnement familial. Il y a des cas de violences, de maltraitances. Victoire Paillard confie avoir été surprise par le nombre d'incestes. « On apprend des choses dingues qui ont été racontées à d'autres adultes, sans être entendues : rien n'a été fait ! »
« Nous, on ne dit pas “Oh, ça a l'air un peu compliqué à la maison”, on nomme les violences, renchérit Helena Willo Toke. On met les pieds dans le plat. Et ça sert. Un père maltraitant, pour lequel on a dû faire une “information préoccupante”, est revenu vers nous pour trouver des soins. » Dans le top des « facteurs déclenchants », le harcèlement scolaire aussi. Une banale vidéo TikTok suffit. « Ils réagissent souvent un an ou deux ans après, note la docteure Paillard. Une fois à l'abri, ils s'effondrent, car ils ont quitté le mode survie et réalisent ce qui s'est passé. » L'art-thérapeute Aurélie Levy raconte que c'est parfois lors d'une séance avec elle : « Bon, ça arrive qu'ils soient hospitalisés juste après. Ils ont tellement gardé de choses en eux que quand ça sort, ça lâche, et il faut contenir la crise. Mais ce n'est pas moi qui les rends malades ! » Il y a aussi ces parents séparés, attentifs, qui découvrent que leur enfant est en proie à un conflit de loyauté pour le lieu de garde, et d'autres dont les exigences scolaires et sociales sont inhibantes. Ceux qui n'entendent rien de rien croient leur ado capricieux (« Elle a besoin de calme pour réfléchir, réfléchir à quoi ? », demande un père exaspéré). Chacun fait comme il peut. « L'adolescent est un poisson dans un aquarium. Il faut s'occuper de tout l'aquarium », tranche la docteure Sabbah Lim. La famille (fratrie, grands-parents…) est reçue chaque semaine, quelle que soit la situation, avec un traducteur, un référent de l'aide sociale à l'enfance s'il faut. « Notre fille était contente d'y aller, nous, on était paniqués, décrit la mère de A. Mais on a tout de suite reçu des conseils pour l'organisation à la maison. On a appris à se replacer par rapport à l'autorité, à l'école, à nos relations. Ces séances nous dynamisaient. Les entretiens ont fait émerger des thèmes importants dont on parle maintenant. La décontraction qui règne à l'Atrap a beaucoup aidé. »
« On travaille avec beaucoup d'amour, euh… d’humour »
Pas question, ici, de rajouter du pathos à la tragédie. « On travaille sans blouse blanche et avec beaucoup d'amour, euh, d'humour, commente la docteure Sabbah Lim. Quand il s'agit de lâcher, la catharsis marche autant par le rire que par les larmes. L'humour permet de dire certaines choses sans créer un nouveau drame. » Car il s'agit, aussi, de relativiser. Les ados n'ont pas toujours un trouble psychotique ou un début de pathologie chronique avérée. Un simple changement de lycée peut suffire. Parfois, ils se sont juste sentis très (ou trop) bien dans le nid durant le confinement. « Comment se séparer des personnes dont j'ai encore besoin ? » reste la question centrale de cette période entre deux âges. Isabelle Sabbah Lim compare son travail à celui d'une brodeuse qui tente de retisser, avec les autres, « tous les fils explosés ». C'est un processus lent. « Mais ce n'est pas parce qu'on passe ici qu'on sera suivi pour la vie, précise Helena Willo Toke. Au contraire, on leur donne des outils au moment de leur première crise philoso-phico-existentielle. » Lors des entretiens auxquels nous avons pu assister, c'est d'ailleurs leur maturité qui frappe au-delà de leur souffrance. « Au seuil du monde des adultes, ces jeunes personnes se demandent juste : “Est-ce que j'ai vraiment envie d'y aller ?” » poursuit Helena Willo Toke. Entre les attentats terroristes, les confinements, la crise climatique, la guerre en Europe, on peut imaginer qu'ils hésitent un peu…
* Atrap, 3-5, rue Lespagnol, Paris-20e . Tél. : 01 43 56 57 79.
Les chiffres
En 2021, deux fois plus d'admissions pour tentative de suicide chez les moins de 15 ans enregistrées à l'hôpital Robert-Debré par rapport à 2020. Quatre fois plus comparé à la période 2011-2017.
En janvier dernier, +71 % d'admissions pour gestes suicidaires chez les moins de 17 ans par rapport à décembre 2021, selon le bulletin Santé publique France. Et des niveaux toujours élevés, voire supérieurs, en mars par rapport à ceux observés début 2021. Niveaux très hauts également chez les 11-14 ans comme chez les 18-24 ans par rapport à 2019.
EN 2020, hausse de 6 points des syndromes dépressifs majeurs chez les moins de 25 ans, selon la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees).
La moitié des souffrances psychiques commencent avant 14 ans et ne sont, dans leur grande majorité, ni reconnues ni traitées, selon l'OMS. Par Caroline Six
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