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vendredi 25 février 2022
Suicide chez les agriculteurs: la ligne qui écoute leurs souffrances
Suicide chez les agriculteurs: la ligne qui écoute leurs souffrances
ACTUALITÉS 23/02/2022 https://www.huffingtonpost.fr/ *
Depuis 2014, un numéro gratuit permet aux agriculteurs en difficulté de dialoguer de manière anonyme avec un psychologue.
Par Lucie Hennequin
AGRICULTURE - Chaque jour, au moins un agriculteur se suicide en France. Ce chiffre, trop souvent oublié, date de 2016. Le suicide est la troisième cause de mortalité chez les agriculteurs. En 2014, un service d’écoute téléphonique, nommé Agri’Écoute, est créé pour permettre aux agriculteurs en détresse d’appeler à l’aide.
Le numéro (09.69.39.29.19) a été lancé avec le plan 2011-2014 de prévention du suicide, confié par le gouvernement à la MSA, la sécurité sociale agricole. Deux récents rapports parlementaires (en 2020 et 2021) ont conduit à l’élaboration en novembre 2021 d’une feuille de route pour la prévention du mal-être et l’accompagnement des agriculteurs en difficulté, qui prévoit notamment de renforcer Agri’Écoute.
Depuis début 2021, c’est le cabinet Empreinte Humaine, spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux au travail, qui gère les appels. Les règles de confidentialité rendant impossible la réalisation d’un reportage auprès des psychologues, sa responsable a bien voulu répondre aux questions du HuffPost.
300 appels par mois
La ligne d’écoute, derrière laquelle on retrouve une vingtaine de psychologues, est dédiée aux exploitants agricoles et aux salariés du milieu agricole. Elle parvient à répondre à 96% des 300 appels par mois. Les deux tiers sont des exploitants agricoles, souvent isolés.
“Ils sont très souvent seuls avec eux-mêmes, leurs difficultés, les charges administratives, la pression financière, les aléas climatiques... énumère Sophie Cot Rascol, psychologue responsable d’Agri’Écoute. Au bout d’un moment, ils se sentent tellement seuls qu’ils n’ont même plus la force d’aller chercher de l’aide.”
Une solitude qui a pu être accentuée, ces deux dernières années, par l’épidémie de Covid-19, “même si nous sommes revenus aux chiffres habituels”, précise la psychologue. C’est la tranche d’âge 51-60 ans qui sollicite le plus la plateforme (27% des appels), ce qui n’est pas surprenant, puisqu’un agriculteur sur quatre a plus de 60 ans. Juste derrière, ce sont les 41-50 ans qui téléphonent.
“C’est comme une spirale, tout se confond”
Les raisons qui poussent à composer le numéro sont “très imbriquées et très combinées”, selon la psychologue. “C’est comme une spirale, qui commence souvent par des difficultés financières, pas prises à temps, expose-t-elle. Elles prennent vite de la place et génèrent une dégradation sociale, puis familiale car cela crée des tensions... Et au final, on ne sait plus bien si c’est strictement pro ou perso, tout se confond.”
Leurs conditions de travail déjà difficiles sont aussi tributaires de la météo et de l’environnement. “On peut avoir une concentration d’appels quand il y a un aléa climatique grave, comme le gel des vignes en avril dernier dans le Sud”, se souvient la psychologue.
Un mal-être parfois accentué par “l’agribashing” dont ils estiment être la cible. “Ils peuvent se sentir pris en otage entre l’opinion publique et les réalités économiques de leur exploitation, qui ne permettent pas toujours le glissement vers un modèle de production moins intensif”, explique la psychologue.
La personne choisit un pseudonyme ou un identifiant, qui permettra de se souvenir que c’était, par exemple, "Petite fleur du 33".psychologue d'Agri'Écoute
Les agriculteurs qui composent le numéro d’appel sont directement mis en relation avec un psychologue de l’équipe, formé à la détection et gestion des risques suicidaires. L’entretien est strictement anonyme et confidentiel.
Il dure en général 45 minutes, après quoi les professionnels peuvent proposer un deuxième rendez-vous. Car si certaines fois, un appel unique suffit à soulager la personne et à désamorcer sa détresse, l’option d’être suivi sur plusieurs entretiens -jusqu’à cinq-, par le même psychologue, est possible, gratuitement.
“Pour cela, la personne choisit un pseudonyme ou identifiant, explique Sophie Cot Rascol, qui permettra de se souvenir que c’était, par exemple, ‘Petite fleur du 33’. Ça se passe vraiment comme ça!”.
“La nuit, ce sont les appels les plus difficiles”
53% des personnes qui appellent sont des hommes, dans un milieu qui reste majoritairement masculin. 30% des “actifs permanents agricoles” comptabilisés sont des femmes, selon les chiffres du ministère.
La ligne d’écoute fonctionne 24h/24, tous les jours de l’année. Les agriculteurs appellent tout autant la semaine que le week-end, principalement entre 8h et 20h. Mais il arrive que certains appellent aussi en pleine nuit.
“Malheureusement, ce sont les personnes qui souvent sont dans un état de panique ou d’angoisse extrême. La nuit, ce sont les appels les plus difficiles”, témoigne la psychologue. En cas de risque “imminent”, les professionnels appellent les urgences. Un processus d’alerte déclenché cinq fois en 2021, selon la responsable de la plateforme.
"J'ai peur de faire une bêtise. Et j'ai d'autant plus peur que dans ma famille, on est marqué par trois ou quatre générations d'agriculteurs qui se sont suicidés."témoignage d'un agriculteur
Consulter un psychologue peut s’avérer difficile, car cela ne fait pas partie de la culture rurale. “On observe un peu moins de résistance chez les jeunes, note Sophie Cot Rascol. Mais le plus grand défi, c’est de les convaincre que ce n’est pas réservé à des situations de maladie.”
Pas l’habitude de demander de l’aide, de parler de soi, sentiment de honte ou de gêne... L’anonymisation des appels aide les agriculteurs à franchir le pas. “Dans les premières secondes de l’appel, en général, ils vérifient le caractère anonyme et confidentiel, souligne la psychologue. C’est ce qui libère la parole.”
Parfois, certains agriculteurs n’arrivent tout simplement pas à parler. “Cela peut arriver quand la personne a eu le réflexe d’appeler alors même qu’elle était en train de connaître une crise d’angoisse”, raconte Sophie Cot Rascol.
Le poids de l’héritage familial
Le suicide lui-même peut devenir une source d’angoisse, en particulier quand il fait partie de l’histoire familiale. “En tant que psychologue, on n’est jamais habitué à entendre, entre deux sanglots: ‘J’ai peur de faire une bêtise. Et j’ai d’autant plus peur que dans ma famille, on est marqué par trois ou quatre générations d’agriculteurs qui se sont suicidés’″, raconte-t-elle.
Pour la professionnelle, certains agriculteurs portent le poids des générations précédentes, pour qui le suicide était un tabou. “On en faisait un secret familial, avec tout le retentissement psychologique que ça génère pour toute la lignée familiale, explique Sophie Cot Rascol. Il y a comme une peur de contagion ou de fatalité.”
Souvent on entend dire: “On ne parle pas de ces choses-là chez nous. Parce que chez nous, on ne dit pas si ça va mal.”psychologue d'Agri'Écoute
Les agriculteurs qui appellent ne sont pas tous isolés socialement. Par tabou ou par pudeur, certains n’arrivent pas à verbaliser leurs angoisses, même avec leurs proches. “Souvent on entend dire: ‘On ne parle pas de ces choses-là chez nous. Parce que chez nous, on ne dit pas si ça va mal’″, relate la psychologue.
Les exploitations familiales se transmettent souvent de génération en génération, avec parfois l’impression de ne pas avoir le choix, le sentiment que ”ça ne peut pas être autrement”. Ce qui peut peser sur certains agriculteurs et venir s’ajouter à d’autres difficultés.
Une plateforme de tchat
Si le téléphone est “le cœur du réacteur”, Agri’Ecoute se décline aussi depuis décembre 2021 sur Internet. “Certaines personnes ont besoin d’encore plus de discrétion et le format écrit peut leur convenir davantage”, explique la responsable. Il est possible d’y discuter avec un psychologue, poser une question par e-mail, prendre un rendez-vous téléphonique ou accéder à des fiches conseil.
À l’issue de l’appel, les personnes peuvent aussi être orientées vers l’une des trente-cinq “cellules pluridisciplinaires de prévention”, gérées par les caisses de la sécurité sociale agricole et réparties sur tout le territoire. Les agriculteurs peuvent y trouver, répartis localement, assistants sociaux, médecins, conseillers techniques, médiateurs... En fonction de leur situation.
“Souvent, au téléphone, une fois que la pression est un peu retombée, les gens nous avouent qu’ils avaient très peur de parler à un psychologue ou qu’ils n’en voyaient pas trop l’utilité, concède Sophie Cot Rascol. Et finalement, ils raccrochent avec des pistes de solutions et se sentent moins seuls.”
Le service “Agri’écoute” est joignable au 09.69.39.29.19, 24h/24 et 7j/7 au prix d’un appel local (gratuit depuis une box). Il existe également une plateforme agriecoute.fr qui permet de tchatter, prendre rendez-vous avec un psychologue ou consulter des fiches et conseils sur la santé mentale. À noter aussi l’existence du 3114, numéro national de prévention du suicide mis en place par le ministère de la Santé.
https://www.huffingtonpost.fr/entry/suicide-chez-les-agriculteurs-la-ligne-qui-ecoute-leurs-souffrances_fr_620bceffe4b083bd1cc51059