Pages

lundi 14 février 2022

AVIS CRITIQUES DEBAT Maternités, le tabou des maltraitances

Maternités, le tabou des maltraitances

Le Point.fr, no. 202202
Société, mercredi 9 février 2022 

 Par Phalène de La Valette et Mathilde Cesbron https://www.lepoint.fr*

ENQUÊTE. Malgré des hôpitaux à la pointe, de plus en plus de femmes dénoncent la déshumanisation de l'accouchement et du post-partum.

« On m'a dit : "Vous êtes à dilatation complète, on revient." Mais personne n'est venu pendant deux heures. On sonnait, personne ne venait. Je hurlais, je me sentais partir, je voulais juste mourir pour que ça s'arrête. Puis ils sont arrivés tous d'un coup, m'ont posé une anesthésie qui m'a paralysée : j'étais incapable de pousser. Notre fille avait son coeur au ralenti. On ne m'a pas expliqué ce qu'il se passait. Un interne m'a arraché mon bébé au forceps, et une épisiotomie a été pratiquée, sans mon consentement. J'ai eu une déchirure complète du périnée... et j'ai subi le "point du mari" [épisiotomie recousue avec un ou deux points de suture supplémentaires pour resserrer l'orifice vaginal et supposément accroître le plaisir de l'homme lors des rapports, NDLR]. L'interne m'a dit le lendemain : "Mieux vaut trop serré que pas assez !" »

Avant de mettre au monde son premier enfant à la maternité du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), en 2016, Sara Maubert, 28 ans, avait « totalement confiance » dans l'hôpital public. Elle n'appréhendait pas son accouchement et pensait qu'en suivant les consignes des professionnels tout se passerait au mieux. « En sortant de là, tout était brisé. Ma confiance dans le corps médical, mon estime de moi, mon rapport à mon corps... Même aujourd'hui, le dossier n'est pas clos. À chaque fois que j'ai du mal à aller aux toilettes - parce que oui, tout n'est pas rentré dans l'ordre -, les souvenirs remontent. »

Les témoignages comme celui de Sara sont légion. Sur les forums dédiés aux parents, dans la presse, sur les plateformes de vidéos en ligne ou les réseaux sociaux, où fleurissent les hashtags comme #MonPostPartum, les femmes n'hésitent plus à partager le vécu douloureux de leurs accouchements et de leurs suites de couches. Même la ministre chargée de la Citoyenneté, Marlène Schiappa, évoque la « boucherie » de son premier accouchement dans le documentaire d'Arte Tu enfanteras dans la douleur. Toutes dessinent une maternité qui, loin d'être le cocon protecteur qu'on veut imaginer pour la naissance d'un bébé, s'est transformée en lieu de maltraitances ordinaires, voire de violences extraordinaires : paroles infantilisantes ou méprisantes du personnel hospitalier; manque d'écoute; gestes posés trop rapidement, sans tact, sans justification, sans consentement; expressions abdominales [une pratique interdite qui consiste à faire pression sur le fond de l'utérus pour faire sortir le bébé plus vite, NDLR]; césariennes à vif; bébés retirés à leurs parents dès les premières minutes sans un mot d'explication, etc.

Suicides maternels

Dérapages occasionnels ? Circonstances exceptionnelles ? Les chiffres plaident plutôt en faveur d'un problème de fond. 31 % des femmes ne se sont pas senties respectées ou entendues par l'équipe médicale, lors de leur premier accouchement; 37 % auraient souhaité qu'on leur explique les gestes pratiqués et qu'on recueille leur consentement; 29 % estiment avoir vécu des violences gynéco-obstétricales, relève par exemple l'enquête de l'ONG Make Mothers Matter (MMM), conduite sur 22 000 mères. Plus inquiétant encore, différentes études concluent qu'environ une femme sur trois souffre désormais de dépression post-partum. Et le suicide est devenu la deuxième cause de mort maternelle dans notre pays ! D'où ce constat, énoncé il y a deux ans déjà dans Le Figaro par le Dr Amina Yamgnane, chef du service maternité de l'Hôpital américain de Paris : « Le suicide en raison d'une dépression du post-partum est devenu la complication [mortelle] la plus fréquente de la grossesse. »

« Oui, on peut dire que les maternités sont devenues des lieux de maltraitance », confirme sans détour Anna Roy, qui a exercé dix ans comme sage-femme à la maternité des Bluets (Paris 12e), avant de se tourner à 100 % vers le libéral. Alarmée par la dégradation croissante de ses conditions de travail et au risque de heurter la profession, elle a lancé le hashtag #JeSuisMaltraitante, décrivant les mauvais traitements qu'elle a elle-même fait subir, par la force des choses, à ses parturientes. « Aujourd'hui, accoucher revient à jeter un dé en l'air. Si vous avez de la chance, vous allez tirer le bon numéro et tomber sur une garde super, avec peu de monde en salles de naissance et une équipe aux petits oignons. Si vous n'avez pas de chance, vous allez être massacrée. »

Effondrement du nombre de maternités en France © Le PointComment en est-on arrivé là ? Du côté des professionnels de santé, la réponse est unanime : tout est parti des accords de périnatalité instaurés en 1998, toujours en vigueur et complètement dépassés. Ils fixent les effectifs, l'organisation et le ratio de sages-femmes par maternité. Sauf qu'à l'époque les techniques n'étaient pas les mêmes, le champ de compétences des sages-femmes non plus, et la France comptait quelque 1 500 maternités. On en trouve aujourd'hui moins de 500, alors que le nombre de naissances, lui, est resté assez stable. D'où les « usines à bébés », comme on les nomme dans le milieu, hyperstructures qui assurent jusqu'à 5 000 accouchements par an et souffrent particulièrement de ces ratios caducs. « Ça donne l'impression d'être livreur au McDrive », résume crûment Adrien Gantois, président du Collège national des sages-femmes de France (CNSF), qui a lui-même décidé de quitter l'hôpital public pour ne plus avoir à faire « de l'abattage ». « C'est vrai qu'il y a des situations où l'on est à la limite de la dangerosité, voire dans la dangerosité, parce qu'il n'y a pas assez de personnel pour surveiller tout le monde », reconnaît le Pr Olivier Picone, gynécologue-obstétricien à l'hôpital Louis-Mourier (Colombes). La profession réclame en vain de nouveaux accords de périnatalité avec la règle une femme/une sage-femme - « une sage-femme pour deux ou trois femmes serait déjà un progrès énorme », souffle le Pr Picone. Le ministère de la Santé invoque le Covid pour justifier les retards de réforme. « Personne ne comprend pourquoi ces nouveaux accords ne sortent pas », s'agace le Pr Alexandra Benachi, responsable du service de gynécologie-obstétrique à l'hôpital Antoine-Béclère. « Depuis vingt ans, je vois la situation dégénérer totalement. C'est un cercle vicieux et le seul moyen de le casser, c'était de mettre plus de sages-femmes. Sauf que, maintenant, il n'y en a plus ! La situation dans laquelle on arrive est explosive. »

Statut étrangement ambigu (profession médicale dans le Code de la santé publique, elle relève du paramédical à l'hôpital), salaire insuffisant (à peine plus que le smic en moyenne), métier épuisant (42,3 % de burn-out chez les cliniciennes salariées, selon le CNSF) : les sages-femmes sont de plus en plus nombreuses à raccrocher la blouse, y compris chez les étudiants. « Pour vous donner un exemple, dans une école du Grand Est, sur 30 sages-femmes diplômées en juin, 12 ont demandé leur reconversion », détaille Camille Dumortier, présidente de l'Organisation nationale syndicale des sages-femmes. « Jadis, 90 % des néodiplômées choisissaient d'intégrer un établissement hospitalier. Aujourd'hui, 40 % choisissent le libéral, alors qu'elles sont payées en moyenne 25 % de moins que dans le public », complète-t-il. « On les a détournées de leur coeur de métier », regrette le Pr François Goffinet, chef de service de la maternité de Port-Royal (Paris 14e). « C'est incroyable de se dire que la majorité des élèves qui sortent des écoles de sages-femmes aujourd'hui ne veut pas faire d'accouchement ! » À la suite de plusieurs mouvements de grèves nationales, le gouvernement a tenté un geste de revalorisation des salaires de 500 euros et annoncé une sixième année de formation en maïeutique. « De la politique Instagram », raillent les professionnels du secteur, qui estiment que ces mesures n'auront hélas aucun impact sur les conditions actuelles d'accouchement.

Réflexion de fond nécessaire

Il ne s'agit pas seulement, ni même peut-être d'abord, de moyens humains ou financiers. Il manque une vraie réflexion de fond sur l'accouchement et le post-partum dans son ensemble, pointent de concert femmes et sages-femmes. Marlène Schiappa indique ainsi avoir vécu une expérience désastreuse « dans un hôpital privé très réputé, qui avait tous les moyens pour un accouchement serein ». « Certains dysfonctionnements ne sont pas explicables par la question des moyens, confie la ministre. Il y a une question plus philosophique du rapport à la maternité. La fameuse injonction "tu enfanteras dans la douleur"... On considère qu'il est normal de souffrir avant, pendant et après l'accouchement, donc les femmes ne devraient pas se plaindre et il ne faudrait pas les prendre en compte. »

Alors que le bien-être de l'enfant est de mieux en mieux défendu, celui de la mère reste largement négligé : en témoignent tant la faible place accordée au sujet dans le rapport des 1 000 Premiers Jours commandé par le ministère de la Santé que la façon dont les femmes sont livrées à elles-mêmes en suites de couches, au moment où elles sont souvent le plus vulnérables. Pour la sociologue Illana Weizman, autrice de Ceci est notre post-partum, c'est précisément parce que cette vulnérabilité est forte que la société préfère l'ignorer. « Il y a un mythe de la maternité comme étant forcément belle, épanouissante, désirable. Dès que quelque chose contrecarre ce mythe, la société fait en sorte de le cacher, de ne pas en parler, analyse-t-elle. Le corps post-partum, c'est un corps qui saigne pendant des semaines. C'est un corps qui rappelle la vieillesse, qui va à l'encontre de ce qui est demandé aux femmes, en termes de productivité et d'esthétique. On va donc le laisser en coulisse, le temps qu'il soit à nouveau présentable. »

 Et puis, dire qu'on est en souffrance psychique quand on donne naissance à un enfant, qu'on peut avoir des regrets, c'est encore plus tabou », souligne de son côté Élise Marcende, présidente de l'association Maman Blues, qui a elle-même souffert d'une longue dépression périnatale. « On préfère penser que c'est exceptionnel, quelques mamans névrosées. » Maman Blues tente de vulgariser le concept de « matrescence » (sorte d'adolescence de la maternité) pour faire comprendre qu'en réalité « toutes les femmes traversent une crise existentielle lorsqu'elles deviennent mères ». Cette crise sera d'autant plus forte s'il y a eu maltraitances ou violences, et si la mère se sent seule en post-partum. Ce qui arrive de plus en plus souvent du fait de l'éclatement des familles et des villages d'autrefois.

On ne peut pas se contenter de sauvegarder les corps et se dire que tout se passe bien.Anna Roy, sage-femme

À ceux, nombreux dans le corps médical, qui pointent les faibles taux de mortalité infantile et maternelle pour se féliciter, à juste titre, de la compétence des maternités françaises et affirmer que « notre système de périnatalité marche plutôt bien », Anna Roy rétorque : « L'OMS définit la santé comme "un état de complet bien-être physique, mental et social". On ne peut pas se contenter de sauvegarder les corps, se dire que tout se passe bien parce que les femmes et les enfants ne meurent pas. On a sacrifié le caractère intime et privé de l'accouchement au profit de la sécurité médicale. Maintenant que la sécurité médicale est plus ou moins acquise, c'est le moment de rééquilibrer les choses. »

Moins de médical et plus d'humain, c'est effectivement ce que réclament 43 % des femmes, après leur premier accouchement, d'après l'enquête de MMM. Beaucoup dénoncent, par exemple, l'administration très courante d'ocytocine synthétique (64 % des accouchements par voie basse, selon l'Inserm), ce qui accélère le travail de l'accouchement, mais provoque souvent des contractions plus douloureuses, favorisant le recours à la péridurale. « Parlons-en, de la péridurale ! » s'exclame Marlène Schiappa, qui a fait le choix de s'en passer pour son deuxième enfant. « Si vous ne voulez pas de péridurale, vous êtes considérée comme une hippie, contre les avancées de la science ! Pour certaines, la péridurale est formidable et pour d'autres, elle n'est pas appropriée. On doit sortir du jugement et du manichéisme et laisser les femmes choisir. » En théorie, le choix existe; dans les faits, notre pays, champion de la péridurale (avec un taux de 82 %, l'un des plus élevés au monde, selon l'Inserm), a du mal à accompagner comme il le faudrait les projets de naissance physiologique. Par manque de temps, une fois de plus (un accouchement naturel requiert une présence constante), mais pas seulement. Maylis Villemain, 28 ans à l'époque, raconte qu'on lui a littéralement ri au nez lorsqu'elle a exprimé son souhait d'accouchement sans péridurale, bien qu'elle s'y soit longuement préparée et qu'il s'agisse de son troisième. « On infantilise les femmes et on leur fait perdre confiance dans leurs propres capacités », déplore-t-elle, regrettant au passage que tout le discours périnatal soit centré sur les risques et les dangers potentiels, comme si la grossesse était une pathologie.

On est uniquement dans un registre de prescriptions ou de proscriptions », confirme Isabelle Derrendinger, présidente du Conseil national de l'ordre des sages-femmes et directrice d'une école à Nantes (Loire-Atlantique). « Face à l'hypertechnicité des maternités, je rejoins les usagers qui disent que les sages-femmes sont formées dans une optique technique purement médicale. » Sonia Bisch, présidente de Stop VOG, ne dit pas autre chose : « Il y a clairement un problème de formation à tous les niveaux, y compris chez les gynécologues. Très peu, voire aucune place n'est accordée à la dimension psychosociale. » S'ils reconnaissent qu'il peut y avoir des lacunes et des disparités d'un professionnel à l'autre, médecins et sages-femmes estiment cependant, et très majoritairement, qu'on leur fait là un faux procès. « La formation, on l'a, martèle Camille Dumortier. Mais je ne peux pas me permettre de prendre en compte le contexte psychosocial; si je demande à une patiente si elle a déjà subi des violences dans le passé et qu'elle me répond oui, j'en ai pour quarante-cinq minutes de discussion. Sauf que ces minutes, je ne les ai pas ! »

Un plan Marshall de la périnatalité

Le serpent qui se mord la queue ? La question des moyens refait surface, comme la crise générale que traverse l'hôpital public. Beaucoup se montrent fatalistes, estimant à l'instar du Pr Picone que, « dans l'état actuel de finances du système hospitalier », il ne faut espérer aucun miracle en maternité, d'autant que le sujet ne semble prioritaire pour personne. « Et pourtant, l'impact d'un accouchement sur la santé publique est énorme ! s'exaspère Adrien Gantois. Si, dans une société, on n'est même pas capable d'assurer sans maltraitance la mise au monde de nos futurs citoyens, alors quel intérêt ? Toutes les données scientifiques montrent que, si vous investissez pour que la naissance et le post-partum se passent bien, c'est bénéfique économiquement, à moyen et à long terme. Il faut un plan Marshall de la périnatalité : arrêter de mettre des bouts de sparadrap partout et repenser l'ensemble. »

Taux de mortalité infantile et maternelle en France et chez certains de nos voisins européens. © Le PointLes solutions trouvées par certains de nos voisins européens - qui affichent des taux de mortalité maternelle et infantile équivalents ou meilleurs que les nôtres - pourraient être autant de pistes de réflexion. Le développement des maisons de naissance et de l'accouchement accompagné à domicile mérite d'être étudié, sans naïveté ni dogmatisme. Quitte à imaginer, par ailleurs, de nouveaux modèles de maternité. « On aurait besoin d'une structure gérée par les gynécologues-obstétriciens pour la prise en charge des grossesses pathologiques et, juste à côté, afin qu'on puisse passer de l'un à l'autre, d'une structure gérée par les sages-femmes pour les accouchements naturels, mais où la péridurale reste possible, si les patientes le veulent, suggère le Pr Benachi. Il faut que les femmes aient vraiment le choix. »

Redonner le choix aux femmes et retrouver le caractère intime de l'accouchement : plus qu'une revendication syndicaliste ou un combat féministe, il s'agit, selon l'obstétricien Michel Odent, pionnier des méthodes d'accouchement alternatives en maternité, d'une question de civilisation. « On a oublié les besoins de base de la femme qui accouche. Dans ce domaine, comme dans tous les autres aujourd'hui, on atteint les limites de la domination de la nature. Pour changer le monde, commençons par changer le monde des naissances. »

Cet article est paru dans Le Point.fr