Témoignage
Association d’entraide entre policiers : écoute que coûte
Créée en 2019, Pep’s vient en aide à des policiers en détresse psy, partout en France, afin d’éviter un passage à l’acte fatal. Rencontre avec son vice-président à Dijon.
publié le 30 juillet 2021 https://www.liberation.fr*
Entre une interpellation ce matin et des enquêtes à avancer l’après-midi, Christophe Girard, policier à la BAC de Dijon (Côte-d’Or), prend sa pause déjeuner ce vendredi de juin. Dès qu’il sort, il pianote sur son téléphone. «Je vous préviens, ça ne s’arrête jamais.» Sa deuxième mission : il est vice-président de l’association Pep’s-SOS Policiers en détresse. Montée par des policiers pour des policiers, l’asso aide les collègues en souffrance et susceptibles de se suicider. Sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ils sont seize sur toute la France à prendre en charge appels, messages Facebook et mails, comme des bouteilles à la mer envoyées par leurs confrères. Depuis le début de la semaine, Christophe Girard échange quotidiennement avec seize policiers pour les soutenir, voire les dissuader de passer à l’acte.
La structure reçoit entre 400 et 500 appels par mois, quand la cellule officielle mise en place par le gouvernement n’en compte en moyenne que 73. Entre janvier et avril, ils totalisent plus de sept cents heures d’écoute. Dès que l’écran de son portable s’allume, il y jette un regard. «Fabrice veut vous envoyer un message» : une nouvelle personne souhaite entrer en contact sur Facebook. «On répond tout de suite car il peut y avoir une urgence.» Il reste en alerte. Chez lui : «Combien de fois j’ai commencé à regarder un film avec ma femme et mes enfants avant de recevoir un appel cinq minutes après ?» Même au travail : «J’étais en audition avec un mis en cause et son avocate quand une policière m’a appelé. Au troisième appel, j’ai quitté la salle et décroché.» C’est parfois une question de vie ou de mort. «Un soir, vers 23 heures, je rentrais du boulot et j’ai reçu un message inquiétant d’un policier que je suivais. J’ai tout de suite essayé de l’appeler : une fois, deux fois, trois fois, puis il a décroché. Il m’a confié ensuite que lorsqu’il avait entendu la sonnerie, il avait la ceinture autour du cou.» Des histoires comme celles-ci, il en a à la pelle. Tout comme des messages de policiers pour lui dire «merci, tu m’as sauvé la vie».
«Pourquoi on fait de métier ?»
Christophe Girard n’en pouvait plus de perdre ses collègues, non pas sur le terrain mais à cause de leur mal-être. D’abord un jeune de 23 ans qu’il connaissait bien. Puis un autre collègue, qu’ils retrouvent in extremis. Dans l’indifférence de la hiérarchie. «A chaque fois, ils nous ont sorti l’excuse des problèmes personnels, alors ça passe un moment… Mais quand j’ai appris que le collègue avait laissé des lettres en lien avec le professionnel, j’ai eu un déclic.»
Analyse
L’association entend combler le «manque de soutien psychologique» en interne. Tout est parti d’un groupe Facebook créé en novembre 2018 pour que les policiers puissent échanger entre eux sur leur mal-être, qui a conduit à la constitution de l’association en septembre 2019. Depuis, les bénévoles ont même participé, grâce à une campagne de financement participatif, à trois formations sur la gestion de la crise suicidaire et ont ainsi appris à repérer les signaux faibles. En théorie, mais aussi sur le tas. «Un jour, une collègue m’appelle et, par le jeu du questionnement, j’arrive à savoir qu’elle est au volant de sa voiture en train de chercher un camion pour foncer dedans. Elle m’a demandé : “Dis-moi pourquoi on fait ce métier ?” Je n’avais pas le temps d’appeler les secours, tout pouvait arriver d’une seconde à l’autre alors j’ai improvisé. J’ai cherché la réponse au plus profond de moi avant de lui répondre que c’était pour les victimes. Cette question est celle qui revient le plus souvent. Comment y répondre si on n’est pas soi-même policier ?» Là réside leur atout confiance : les policiers s’identifient davantage à un pair. «Dès qu’on se parle, un lien de confiance s’établit et le collègue se livre plus facilement. Quand on arrive au cœur de la souffrance, on la comprend tout de suite car on est souvent passés par là aussi.»
«Rouage manquant»
Les policiers sont aussi plus enclins à se confier à l’association qu’aux psychologues en interne à cause du spectre du désarmement. «Parfois, ils parlent et se voient désarmés dans la journée par leur hiérarchie.» Or le désarmement affecte directement le travail des policiers : ils changent de service et ne sont plus en relation avec le public. Ce qui peut accentuer leur mal-être. «Même quand ils vont voir les psychologues, beaucoup de policiers édulcorent alors leur discours.»
L’objectif de Pep’s : devenir le «rouage manquant» entre les psychologues et les collègues, mais aussi repérer ceux qui n’osent pas demander de l’aide. Sur le groupe, ils épluchent les commentaires, traquent la moindre remarque, en apparence anodine, qui pourrait traduire un mal-être. «On entre en contact puis on prend des nouvelles quelques jours après. Au bout de plusieurs relances, certains déballent tout.»
«J’ai eu le sentiment qu’il fallait que la solution vienne d’en haut et non de la base»— Christophe Girard, vice-président de l'association Pep's-SOS Policiers en détresse
L’efficacité est redoutable : ils n’ont pour l’instant perdu aucun membre du groupe. Pep’s milite pour que leur recette soit adoptée par l’administration, avec des «psychologues de proximité, régulièrement présents dans les commissariats pour rencontrer les collègues à la machine à café. Le collègue sera alors plus apte à parler d’une intervention difficile, qui serait passée sous les radars sans ce lien de confiance déjà créé».
Table ronde au Beauvau de la sécurité
Ils ont pourtant dû lutter pour leur reconnaissance au sein de l’institution policière. «J’ai eu le sentiment qu’il fallait que la solution vienne d’en haut et non de la base.» D’abord ignorés, ils ont fini par obtenir la signature d’un protocole avec la Direction générale de la police nationale (DGPN). Les négociations ont été musclées : «On nous demandait de donner le nom des collègues qui nous contactent et de veiller au droit de réserve. Pour faire court, on aurait été tenus en laisse et muselés.» Finalement, ils ont conclu fin mai un accord qui leur permettra d’être présentés à tous les services en interne, de bénéficier de jours de détachement et d’être formés. «Pour la DGPN il n’y a pas de mauvais réseau : toute initiative est bonne si elle empêche un suicide, réagit le service d’information et de communication de la police. L’association s’est engagée à signaler les situations les plus aiguës aux services médicaux et de soutien institutionnel, car elle ne peut pas se substituer à ce qui est mis en place officiellement en interne.»
L’association a aussi lutté pour mettre le sujet des suicides à la table des débats du Beauvau de la sécurité. A sa genèse, aucune des quatre réunions envisagées ne devait aborder le mal-être et les conditions de travail. Une table ronde a finalement eu lieu le 31 mai. «J’ai dit à la ministre Marlène Schiappa : “Comment des fonctionnaires mal dans leurs baskets peuvent-ils communiquer comme il faut et entretenir de bonnes relations avec la population ?”» Coupé dans sa réflexion, il répond à un appel : une policière s’inquiète pour un collègue. Il va mal mais refuse de consulter. Christophe lui conseille une technique pour faire le lien avec les psychologues. Il la rappellera pour prendre des nouvelles, à la prochaine pause.
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