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vendredi 5 juin 2020

"Le suicide, un phénomène ancien chez les agriculteurs"

Le suicide, un phénomène ancien chez les agriculteurs
Lancée en mars, la mission interministérielle sur le suicide paysan rendra ses conclusions à l’automne 2020. Ce phénomène mal compris est au cœur des travaux du sociologue Nicolas Deffontaines.

Le gouvernement a chargé en mars le député Olivier Damaisin (LREM) d’enquêter sur la prévention du suicide et l’accompagnement des agriculteurs en difficulté. Ici, une ferme en Angleterre.
Le gouvernement a chargé en mars le député Olivier Damaisin (LREM) d’enquêter sur la prévention du suicide et l’accompagnement des agriculteurs en difficulté. Ici, une ferme en Angleterre. | OLI SCARFF, AFP

Les agriculteurs sont plus touchés par le suicide que le reste de la population. Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas un phénomène nouveau, mais bel et bien un fait ancien, assure le sociologue Nicolas Deffontaines. Ce chercheur à l’université du Havre s’est penché sur le sujet dans le cadre de sa thèse (Les suicides des agriculteurs, pluralité des approches pour une analyse configurationnelle du suicide) publiée en 2017.

« En haut de la hiérarchie du malheur »
 Le suicide des agriculteurs a été mis à l’agenda médiatique au moment de la grève du lait de 2008-2009, explique le sociologue.Cela a suggéré l’idée que le suicide des agriculteurs apparaissait avec les retournements conjoncturels des prix des producteurs. On s’aperçoit que, au contraire, cela est plutôt structurel et stable dans le temps depuis les années 1970.  En s’appuyant sur les données du Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDC), il démontre qu’en 1970 le taux de suicide des agriculteurs était d’environ 47 pour 100 000, contre 29 pour 100 000 pour les non-agriculteurs.

En 2008, ce taux est passé sous la barre des 39 pour 100 000. Malgré cela, les agriculteurs demeurent en haut des courbes.  Globalement, le taux de suicide baisse pour tout le monde, donc les écarts entre catégories socio-professionnelles (CSP) ont tendance à se maintenir » , précise Nicolas Deffontaines.

Un autre travail mené par Santé publique France (SPF) comptabilise 786 suicides d’agriculteurs entre 2007 et 2011. Bien que sous-évalué, ce chiffre révèle que près de la moitié des décès concerne des agriculteurs cultivant moins de 50 ha. De plus, les éleveurs de bovins (lait, viande, polyculture-élevage) sont les plus à risque.



Enfin, même les catégories d’agriculteurs qui se suicident le moins passent davantage à l’acte que les ouvriers, en deuxième position. Ce qui veut dire que  tous les groupes sociaux agricoles se retrouvent en haut de la hiérarchie du malheur » , souligne Nicolas Deffontaines.

Quatre cas de figure
Selon lui, cependant, ces statistiques sont trop  pauvres  pour comprendre les raisons du suicide paysan. C’est pourquoi il a mené sa propre enquête en retraçant le parcours de vingt-huit personnes qui se donné la mort. Il en a ressorti quatre configurations suicidogènes. La première, particulièrement marquée chez les jeunes exploitants, relève de la difficile imbrication entre héritage familial et autonomie conjugale. Aujourd’hui,  il est plus difficile pour tout un chacun de travailler en famille. Sauf que l’agriculture reste organisée sur une base familiale, ce qui la rend socialement instable » , explique Nicolas Deffontaines.

Deuxième configuration, l’agriculteur proche de la retraite qui n’arrive pas à transmettre son exploitation ou qui se sent perdu après la réorganisation de sa ferme.  Entre 55 et 64 ans, il se passe quelque chose de spécifique chez les agriculteurs, affirme le sociologue. Leur risque relatif de suicide reste plus élevé que pour la population générale. 

Troisième cas de figure : la rupture progressive du lien social. Parmi les raisons, on compte le célibat, le divorce, le veuvage, les  accidents biographiques  vécus de manière intense (maladie chronique, problèmes matériels, décès d’un enfant…). Mais l’isolement est avant tout professionnel, insiste Nicolas Deffontaines : « Les petits exploitants sont moins enserrés par les organisations professionnelles. On les retrouve moins dans les syndicats, les Cuma (coopérative d’utilisation de matériel agricole), les réunions de chambres d’agriculture ou de coopératives. »

Dernière configuration, et sans doute la plus médiatisée : le suicide  des temps de crise , qui frappe des exploitations de taille moyenne à grande, modernes et économiquement viables.  Ce qui m’a été décrit, c’est l’angoisse très forte de ces agriculteurs de perdre leur indépendance statutaire lorsque des difficultés économiques surviennent » , conclut le chercheur.
https://www.ouest-france.fr/economie/agriculture/le-suicide-un-phenomene-ancien-chez-les-agriculteurs-6857735