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vendredi 21 juin 2019

SUISSE DEBAT CRITIQUES REFLEXIONS Le suicide assisté et sa médiatisation: un risque pour la prévention?

Le suicide assisté et sa médiatisation: un risque pour la prévention?

Ayant pour mission la prévention du suicide des jeunes de 15 à 29 ans, l’association STOP SUICIDE ne remet pas en question la légalité du suicide assisté et le travail des associations actives dans ce domaine, qui ne concerne pas le même public. Cependant, en raison de la place importante du débat sur le suicide assisté dans les médias, STOP SUICIDE s’inquiète des valeurs positives (dignité et auto-détermination notamment) qui y sont fréquemment associées et de l’influence qu’elles peuvent avoir tant sur les personnes âgées que sur les plus jeunes.

En Suisse, le suicide assisté est autorisé depuis 1942. L’article 115 du Code Pénal en définit les conditions : l’incitation au suicide reste interdite, et l’aide au suicide ne doit pas relever d’un motif égoïste. Les critères d’accès sont réglementés par les directives de l’Association suisse des sciences médicales (ASSM) et leur assouplissement en 2018 est largement contesté par les médecins eux-mêmes. En ajoutant à cela un traitement médiatique souvent favorable et positif, un effet de contagion est-il à craindre ? Léonore Dupanloup, chargée de prévention média à STOP SUICIDE, fait le point sur la question.

Du critère de « fin de vie » à celui de « souffrances insupportables »
Le suicide assisté est inscrit dans la loi suisse depuis plus de 75 ans, mais sa pratique et son éthique ne cessent d’évoluer et divisent le monde médical. Longtemps considéré, par principe, comme « contraire aux buts de la médecine », l’ASSM a remis en 2004 la responsabilité aux médecins de déterminer au cas par cas si « cette assistance est conforme aux objectifs de la médecine ». Dès lors la pratique du suicide assisté est devenue de plus en plus courante, attirant des personnes souhaitant mettre fin à leur jour bien au-delà des frontières helvètes. Avec 928 décès de résidents suisses en 2016, le nombre de suicides assistés tend à rejoindre le nombre de suicides non-assistés (1016 décès sur l’ensemble de la population).
En 2018, une nouvelle révision des directives a suscité une vague de contestation. Principal point de discorde : l’abandon du critère de « fin de vie imminente » au profit de celui de « souffrances insupportables », bien plus subjectif et difficile à définir. Pour le médecin, comment estimer que ces souffrances sont insupportables ? Et s’agit-il de souffrances physiques uniquement, ou doit-on craindre que des personnes en détresse psychologique demandent accès au suicide assisté ? En Belgique, où l’euthanasie par un médecin est autorisée, les personnes atteintes de troubles psychiques peuvent demander à y avoir accès et une cinquantaine d’entre elles décèdent ainsi chaque année (1).

Jacqueline Jencquel et la médiatisation de son “projet”
L’année dernière un cas a marqué les esprits. Jacqueline Jencquel, une Française de 74 ans, a annoncé planifier son suicide assisté pour 2020. Bien portante, elle craint les effets négatifs du vieillissement : perte d’autonomie, dégradation de la santé et de l’aspect physique, peur d’être un fardeau pour l’entourage et pour la société de manière générale… Elle milite donc pour ce qu’elle appelle le « suicide de bilan » et a décidé de médiatiser son projet. Si les « raisons » sur lesquelles se base sa décision ont de quoi interpeller et ont parfois choqué, ce sont des arguments très répandus dans le débat sur le suicide assisté. Il faut s’interroger sur les effets que de tels arguments peuvent avoir sur des personnes vulnérables. Pourraient-ils encourager une dérive de l’aide au suicide ? Et après tout, si une personne de 74 ans en bonne santé a le droit de se suicider, pourquoi l’interdire, par principe, à des personnes plus jeunes ?

La dépénalisation du suicide assisté fait-elle augmenter le suicide ?
Un des arguments-clés en faveur de la dépénalisation du suicide assisté est que celui-ci permettrait de faire baisser le taux de suicide en proposant une alternative médicalement encadrée, qui laisse plus de temps à la réflexion. Aux Etats-Unis, où l’aide au suicide est autorisée dans certains états, des chercheurs se sont penchés sur les effets de la légalisation du suicide assisté sur le taux de suicide (2).
En comparant le taux de suicide de différents états américains avant et après la légalisation, et en excluant les autres facteurs qui peuvent l’influencer, l’étude a montré qu’en réalité le taux de suicides « non-assistés » n’a pas diminué. Il n’y a donc pas eu de report significatif de l’un vers l’autre, et au final le taux de suicide global a augmenté dans ces états, du fait de l’augmentation des suicides assistés.

Evolution des suicides et des suicides assistés en Suisse
La situation de la Suisse est-elle comparable ? Les statistiques montrent une progression constante du suicide assisté, qui s’est accentuée depuis 2008 (voir graphique). Parallèlement, le nombre de suicides non-assistés est en baisse, ce qui pourrait indiquer un phénomène de report. Mais en incluant les suicides assistés dans le calcul du taux de suicide, on constate le même résultat que l’étude américaine : celui-ci augmente de manière significative, revenant au taux de 2002 pour les hommes, et dépassant celui du début des années nonante pour les femmes (3).


La contagion d’un double-suicide assisté à Bâle
Du suicide de Marilyn Monroe à celui de Robin Williams, de nombreuses études se sont intéressées aux effets de la médiatisation des suicides non-assistés. Face au risque avéré de contagion (dit effet Werther, lire à ce sujet notre article précédent), l’OMS a édicté une série de recommandations pour traiter du suicide de façon responsable : éviter de mentionner la méthode, ne pas présenter le suicide comme un geste courageux, glamour ou romantique, ou en encore parler des solutions et des ressources d’aide (4).
Au milieu des années 90, dans le canton de Bâle, la médiatisation du suicide assisté d’un couple de notables de la région a marqué les esprits et a été suivie d’une explosion des demandes d’aide au suicide auprès d’Exit (5). En partant de ce cas particulier, des chercheurs ont mis en évidence les caractéristiques des articles relatant ce double suicide et ont pu identifier plusieurs aspects problématiques au regard des recommandations de l’OMS. Tout d’abord, le couple en question étant connu et très apprécié dans la région, leur suicide a donné lieu a un grand nombre d’articles, jusque dans les médias nationaux. Or plus la couverture d’un cas individuel de suicide est importante, plus le risque d’effet Werther augmente : la manière dont le sujet est traité est donc d’autant plus cruciale pour limiter la contagion.

l’exemple de Romeo et Juliette: le fait de mourir pour « rester ensemble » est mis en avant et valorisé
Malgré ce risque important, pratiquement aucune précaution n’a été prise pour traiter ce double suicide. Aucune des publications ne présentaient de solutions alternatives au suicide : ce geste était présenté comme la décision de personnes déterminées, et le fait de mourir pour « rester ensemble » était largement mis en avant et valorisé. Certains articles ont aussi mis l’accent sur la « paisibilité » des personnes avant d’effectuer leur suicide, renforçant davantage une vision positive de ce geste.
En comparant les chiffres du suicide assisté dans la région avant et après la diffusion de ces articles, on constate que les suicides réalisés par Exit ont quadruplé, passant de 7 à 28. Difficile de prouver directement que toutes les personnes concernées ont lu les articles en question, mais un collaborateur d’Exit a confirmé qu’une femme avait motivé sa demande en mentionnant explicitement le suicide du couple. Dans sa lettre de suicide (non-assisté), une autre femme dont le mari venait de décéder de maladie y a également fait référence.
Dans les 2 ans qui ont suivi la médiatisation de ce double suicide, il y a eu 29 suicides de plus par rapport aux 2 années précédentes, dont 28 effectués par Exit. L’étude conclut donc à un effet Werther provoqué par les articles sur le suicide du couple bâlois.

Prévenir le suicide… assisté ou non !
De nombreuses notions associées au suicide assisté ont de quoi inquiéter les milieux de la prévention. Dans le débat sur l’aide au suicide, la question de la « dignité » et du droit à l’auto-détermination sont centrales, avec une tendance risquée : celle de valider d’emblée que la vie des seniors ne mérite pas d’être vécue, sans chercher à répondre au mal-être exprimé à travers la demande de suicide.

Redonner aux aîné.e.s la valeur et la place qu’ils méritent
Il existe des facteurs de risque suicidaire propres au grand âge : le sentiment d’isolement ou celui d’être un poids pour les autres, le refus de son propre affaiblissement, le veuvage… Le manuel très complet édité par le Groupe Romand Prévention Suicide (GRPS) explique que la perception négative de l’individu vis-à-vis de ces éléments pèse plus sur les pensées suicidaires que ces éléments eux-mêmes (6). Or ces aspects sont rarement investigués par les professionnels de santé car les envies suicidaires chez une personne âgée sont interprétées comme le fruit d’une réflexion rationnelle, en raison des idées reçues souvent véhiculées dans les articles sur le suicide assisté.
Qu’un individu préfère le suicide assisté à la perte d’autonomie et d’indépendance peut se comprendre, mais lorsque de tels points de vue sont diffusés dans les médias il faut s’interroger sur le message implicitement renvoyé non seulement aux personnes âgées mais également à toutes les personnes ou de handicap. Sans parler des aspects économiques qui sont parfois mis en avant : un suicide assisté coûte moins cher qu’une année en maison de retraite. Comment ne pas ressentir une forme de pression sous-jacente pour les personnes en situation de dépendance ou atteintes d’une maladie chronique ?
Face aux dérives potentielles de l’aide au suicide, des acteurs se mobilisent et investissent le champ de la prévention pour les personnes âgées. Claude Mermod, qui a fait appel à la justice pour annuler le suicide assisté par Exit de son frère en 2016, a fondé l’association Stop Dérives Suicide Assisté. Son but est de lutter contre cette pratique lorsqu’elle est « accordée prématurément à des personnes qui ne sont pas en fin de vie » et que le protocole actuel soit remis sur la table. Il raconte aussi son combat dans un livre, paru ce printemps aux éditions l’Harmattan : Je vais mourir mardi 18 (7).
D’autres s’interrogent sur la question de la capacité de discernement des personnes qui demandent le suicide assisté. Comme l’explique Anna Lietti, dans un article publié par Bon Pour La Tête, la capacité de discernement est un critère nécessaire pour accéder au suicide assisté. Pour cela les associations d’aide au suicide demandent un certificat médical au médecin traitant du demandeur, mais aucun diagnostic psychiatrique n’est obligatoire. Or les envies suicidaires sont l’expression typique de certains troubles psychiatriques comme la dépression ou la bipolarité, il semble donc aberrant que ces diagnostics ne soient pas explorés avant d’accepter la demande de suicide assisté (8).
Il reste donc un gros travail de réflexion à accomplir sur la place du suicide assisté dans notre société. Rappelons qu’il a été pensé, à l’origine, comme une alternative à l’acharnement thérapeutique. Où en est-on aujourd’hui ? Des personnes qui ne sont ni en fin de vie ni atteintes d’une maladie mortelle, comme Jacqueline Jencquel, prônent le droit au suicide assisté « de bilan », validant au passage l’idée que le suicide est l’aboutissement digne, courageux et romantique de toute une vie. Remettre la bienveillance au centre, repenser le bien-vieillir et redonner aux aîné.e.s la valeur et la place qu’ils méritent, sont plus que jamais urgents et nécessaires.

Définitions
  • Suicide assisté : fournir à une personne le moyen de mettre fin à ses jours. Il faut que la personne décide librement de mourir et qu’elle accomplisse elle-même le geste suicidaire. L’assistance au suicide n’est pas punissable, pour autant qu’elle ne réponde pas à un mobile égoïste (art 115 du Code pénal suisse).
  • L’euthanasie active directe : provoquer la mort d’un malade à sa demande pour lui épargner des souffrances. En Suisse, elle est interdite et punissable par la loi.
  • L’euthanasie active indirecte : soulager les souffrances du patient en ayant comme effet secondaire, possible ou prévisible, de hâter la mort. Elle est admise et pratiquée dans le monde entier.
  • L’euthanasie passive : arrêt d’un traitement vital lorsque celui-ci est refusé par le patient ou qu’il correspond à un fardeau disproportionné par rapport au but visé (acharnement thérapeutique). Cette forme d’euthanasie est légale.


Liens


Références
  1. Droit de mourir : un tabou français. Dossier tabou, M6, 22 mai 2019.
  2. Jones & Paton. How Does Legalization of Physician-Assisted Suicide Affect Rates of Suicide ? The Southern Medical Journal, 2015 : 108 (10)
  3. Statistiques des causes de décès 2014 : Suicide et suicide assisté en Suisse. Office fédéral de la statistique, 2016. Disponible sur le site de l’OFS : https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/sante/etat-sante/mortalite-causes-deces/specifiques.assetdetail.3902306.html
  4. Preventing suicide : a resource for media professionals. Organisation mondiale de la santé, 2017. Disponible en anglais et en français : https://www.who.int/mental_health/suicide-prevention/resource_booklet_2017/en/
  5. Frei et. al. The Werther Effect and Assisted Suicide. Suicide and Life-Threatening Behavior, 2003 : 33(2), 192-200
  6. Michaud, L., Bonsack, C. Prévention du suicide. Rencontrer, évaluer, intervenir. Médecine et hygiène, Chêne-Bourg, 2017.
  7. Je vais mourir mardi 18. Le suicide assisté au paradis helvète. Claude Mermod, L’Harmattan, 2019
  8. Mon suicide lave plus blanc. Anna Lietti, Bon pour la Tête, 01.11.2017
https://blogs.letemps.ch/lisa-dubin/2019/06/20/le-suicide-assiste-et-sa-mediatisation-un-risque-pour-la-prevention