Pages

jeudi 21 mars 2019

Bretagne/ Saint-Brieuc Le suicide dans le monde agricole

Accueil / Bretagne/ Saint-Brieuc
Le suicide dans le monde agricole, fléau silencieux des campagnes 
 
Plusieurs agriculteurs se retrouvent souvent isolés face aux difficultés. | ARCHIVES OUEST-FRANCE
Un agriculteur se suicide tous les deux jours en France. Département agricole, les Côtes-d’Armor ne sont pas épargnées. Des aides sont mises en place pour tenter d’enrayer ce fléau.
Elle avait 47 ans, était mère de deux enfants. Le 23 février 2017, cette agricultrice de Plumieux est retrouvée pendue, dans la salle de traite de son exploitation. La productrice de lait laisse alors une lettre, expliquant sa fatigue de devoir travailler sans arrêt pour ne réussir qu’à payer les factures qui s’accumulent.
Il y a deux ans, ce suicide était un nouveau reflet du malaise qui ronge les campagnes. Et n’était malheureusement pas le seul geste désespéré dans le monde agricole. Pour un drame médiatisé, combien de morts en silence ?

Un agriculteur se suicide tous les deux jours

En France, un agriculteur se suicide tous les deux jours. Une statistique alarmante, confirmée par une étude de la Mutualité sociale agricole (MSA) entre 2008 et 2013. Un chiffre sûrement supérieur dans les zones d’élevage, comme le sont les Côtes-d’Armor. Un département déjà concerné par une surmortalité par suicide, l’une des plus importantes dans l’Hexagone.

Les raisons du fléau

Comment expliquer une telle situation ? Dans le monde agricole, le sujet reste souvent tabou. Difficile de témoigner de sa souffrance, d’avouer ses difficultés.
La raison principale de ces dépressions et suicides reste les difficultés financières. Alors que de nombreux agriculteurs doivent affronter une succession de crises, se voient imposer des mises aux normes de leurs exploitations, alors qu’ils peinent parfois à se dégager un maigre salaire. « Certains ont le sentiment de travailler pour pas grand-chose. Dans ces cas-là, le découragement arrive vite » , confirme Raymond Robic, coprésident de l’association Solidarité Paysans en Bretagne.
Ce dernier évoque aussi une « charge psychologique, dure à porter » . Celle de l’échec personnel, d’être fautif, alors que d’autres s’en sortent. « Le lien de l’agriculteur avec son exploitation est fort, surtout lorsque celle-ci est passée de génération en génération. Le paysan ne veut pas être celui qui va devoir cesser l’activité qui appartenait à ses parents, ses grands-parents… »
« Les causes du suicide sont multifactorielles , abonde Florence Daniel, de la MSA Armorique. Il n’y a pas que la crise, il y a presque toujours d’autres raisons. Une personne isolée sera par exemple fragilisée, contrairement à un agriculteur qui entretient du lien social. »
Tracasseries administratives, contrôles répétés, journées à rallonge, image parfois dégradée dans la société… La liste des raisons du malaise est longue.

L’entraide pour faire face

Pour rompre l’isolement, partager des difficultés, une des clefs reste l’entraide entre agriculteurs, qui a parfois eu tendance à se déliter au fil des ans. Une entraide que tente d’entretenir depuis longtemps l’association Solidarité Paysans. Composée d’agriculteurs à la retraite, elle accompagne les exploitants en difficulté.
Des initiatives sont également mises en place spontanément par des paysans ou leurs proches. C’est ainsi qu’est né en 2016 le groupe « Paroles d’agricultrices face à la crise » sur Facebook. À l’origine de ce collectif qui met en relation des centaines de personnes en France, Nadine, une éleveuse de Jugon-les-Lacs : « J’ai pris la crise agricole de plein fouet, j’ai vécu l’isolement. C’est de là qu’est venue l’idée. »
Avec d’autres agricultrices, elles sont « les oreilles attentives » de personnes en détresse. « Malheureusement, le suicide reste un phénomène préoccupant, et je ne vois pas beaucoup de lueurs d’espoir. Mais entre nous, on parle de tout, des petites choses du quotidien… Il faut rester optimiste ! »

« Ne jamais lâcher »

Un optimisme que tente également d’entretenir Florence Daniel, responsable du service des interventions sociales à la Mutualité sociale agricole (MSA) Armorique. « On voit que les efforts de prévention et d’accompagnement psychologique marchent. Il y a encore beaucoup à faire, mais il faut continuer, ne jamais lâcher » , estime-t-elle.
En plus des initiatives nationales, la MSA Armorique a lancé en 2010 un numéro (02 98 85 59 13) « qui permet aux exploitants de s’exprimer. Ils peuvent être reçus par des assistants sociaux s’ils le souhaitent » . Un réseau de sentinelles, des bénévoles au contact du monde agricole et formés au repérage des risques suicidaires, a également été constitué.
Des outils utiles pour faire face au fléau. Même si Florence Daniel le concède, « le plus dur, c’est de réussir à intervenir à temps » . Réussir à convaincre l’agriculteur, en détresse, de parler de ses problèmes. Un travail du quotidien, ô combien sensible

https://www.ouest-france.fr/bretagne/saint-brieuc-22000/cotes-d-armor-le-suicide-dans-le-monde-agricole-fleau-silencieux-des-campagnes-6269936

***

TÉMOIGNAGE. «  J’avais peur d’aller au courrier  »  : une agricultrice explique sa tentative de suicide
Brice DUPONT.
En France, un agriculteur se suicide tous les deux jours. Exploitante laitière de 54 ans, dans les Côtes-d’Armor, Géraldine (prénom d’emprunt) a tenté de mettre fin à ses jours en 2008, en pleine crise du lait. Elle témoigne. Exploitante laitière dans les Côtes-d’Armor, Géraldine (prénom d’emprunt) a tenté de mettre fin à ses jours en 2008. Elle accepte aujourd’hui de témoigner, tout en souhaitant garder l’anonymat.
«  La peur d’aller au courrier  »
«  J’ai fait une tentative de suicide en 2008, en pleine crise du lait. On avait fait de gros investissements de mise aux normes, la trésorerie était très tendue. Tous les jours, j’avais peur d’aller au courrier, quand le téléphone sonnait. Peur que ce soit la banque ou un fournisseur qui réclame le règlement d’une facture.
C’est un simple recommandé qui a tout fait basculer. Il est arrivé un samedi matin, une demande pour payer une prime d’assurance. C’est mon mari qui était dans la cour quand le facteur est passé, j’étais à la salle de traite. Il est venu me voir, on s’est engueulé… Comme souvent sur une exploitation, c’était moi, la femme, qui gérait les factures.  »
«  La moindre petite chose peut tourner à la catastrophe  »
«  Cette facture en retard était de 255 €, ce n’était pas catastrophique. Mais c’était le truc de trop… Dans ma tête, on nous accusait d’être de mauvais payeurs. Quand vous faites 70 heures par semaine, quand vous faites tant de sacrifices, quand vous avez l’impression que vos bêtes sont mieux nourries que vous… On vivait avec 600 € par mois, à trois. La moindre petite chose peut tourner à la catastrophe.
Vous accumulez, vous êtes seuls face à vos problèmes, et vous avez l’impression que vous êtes les seuls à ne pas réussir. Quand on a reçu le recommandé, quelque chose s’est cassé en moi. J’ai continué ma journée comme si de rien n’était, mais plus elle avançait, plus ma décision était claire : je ne voulais pas me réveiller le lendemain.  »
«  Les jugements, l’incompréhension  »
«  Une fois que mon mari et mon fils de 7 ans se sont couchés, j’ai fait le tour des bâtiments de l’exploitation, je me suis douchée, puis j’ai avalé des médicaments. Je me suis allongée en me disant que je ne me réveillerai pas, sans même avoir le courage d’expliquer pourquoi à mes proches.
Quand mon mari s’est réveillé, il a appelé les pompiers. Je suis restée 48 heures dans le coma, mon organisme a réussi à se battre. Quand je suis revenue à moi, j’ai pleuré. Car j’étais encore là. Ensuite, j’ai dû faire face aux jugements, l’incompréhension. De ma famille, du milieu agricole.  »
«  Je n’y crois plus  »
«  En 2008, le suicide, il ne fallait pas en parler. Le fait de ne pas y arriver était vu comme une faiblesse, on vivait les difficultés dans son coin. Les mentalités ont un peu évolué depuis. Mais il est toujours difficile de se plaindre, il faut serrer les dents et continuer.
Après mon hospitalisation, j’ai repris le travail à la ferme. J’ai heureusement gardé mon attachement pour mes bêtes, car le reste je n’y crois plus. Aujourd’hui, j’ai 54 ans, je n’ai plus le courage d’investir. Mon mari, lui, souhaite continuer. On est en train de se séparer, moi j’arrête.  »


https://www.ouest-france.fr/bretagne/saint-brieuc-22000/temoignage-j-avais-peur-d-aller-au-courrier-une-agricultrice-explique-sa-tentative-de-suicide-6269949