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vendredi 7 avril 2017

Reportage Dans la région des Combrailles, en Auvergne, associations, professionnels et élus locaux coopèrent pour orienter les personnes isolées vers des médecins ou des structures de soins.

Reportage La médecine force la porte des campagnes
Par Eric Favereau, envoyé spécial dans les Combrailles
Anne-Elisabeth Ingold, de Médecins du monde, le 20 mars dans les Combrailles. 

Dans la région des Combrailles, en Auvergne, associations, professionnels et élus locaux coopèrent pour orienter les personnes isolées vers des médecins ou des structures de soins.

«Je ne veux pas que le médecin vienne chez moi, j’aurais bien trop honte qu’il voit la poussière.» Henri a 58 ans. Ancien menuisier, il est en arrêt maladie, cumulant plusieurs pathologies dont un diabète et maintenant un cancer du poumon. Il vit aux Ancizes-Comps, dans une petite cité pour gens «pas bien riches». Il s’y plaît, avec son chien et ses deux chats. Ce matin-là, comme elle le fait régulièrement, Anne-Elisabeth Ingold, infirmière de formation et aujourd’hui médiatrice de santé à Médecins du monde (MDM), vient lui rendre visite. Cette jeune femme est la cheville ouvrière d’un programme inédit d’aide à des gens isolés dans des régions qui le sont tout autant. Bref, dans des territoires baptisés «déserts médicaux».

Dans les Combrailles. Photo Ludovic Combe pour Libération
Ces territoires, où la médecine n’est plus très présente, sont devenus un enjeu de l’élection présidentielle. Tous les candidats en parlent, affirment haut et fort qu’ils vont répondre au défi des territoires ruraux sans médecins. Mais en même temps, ils apportent très peu de solutions concrètes. Henri habite dans les Combrailles, en pleine Auvergne enclavée et vallonnée, à quelques kilomètres au nord-ouest de Clermont-Ferrand. Les Combrailles forment une vaste zone de collines et de gorges qui s’inclinent doucement vers le nord et l’est. Environ 40 000 à 50 000 personnes y vivent. Activité traditionnelle, l’agriculture constitue encore aujourd’hui l’épine dorsale du tissu social des Combrailles. En termes de santé, en revanche, le bilan est médiocre. Dans un rapport paru en 2015, Médecins du monde avait noté que «50 % des personnes rencontrées ont renoncé à un soin au cours des douze derniers mois», 48 % déclarant rencontrer des difficultés financières pour se faire soigner. Mais aussi 34 % évoquant des difficultés de transport pour aller jusque chez un médecin.
Depuis 2013, Médecins du monde a créé le Réseau de santé et de coordination d’appui (Rescorda), qui a pour unique objet d’améliorer l’accès aux soins des gens vulnérables vivant en milieu rural. Rien n’est simple. Dans les Combrailles, si on n’a pas de voiture - ou une voiture mais peu d’argent pour l’essence -, la vie quotidienne devient vite très compliquée.

«J’ai arrêté l’eau-de-vie, j’en ai plus»

Jacques, lui, n’a pas de voiture mais un tracteur. Il est paysan et vit seul avec ses vingt bœufs d’élevage. Ses parents sont morts. Sa ferme part en lambeaux. Quand Anne-Elisabeth Ingold vient le voir, il fait un peu de ménage à la va-vite et dégage un espace pour la recevoir. L’homme est chaleureux avec elle, a envie de parler. Il est brouillé avec tous ses voisins, ou l’inverse. Anne-Elisabeth Ingold est venue avec un double objectif : faire le point sur sa santé, mais surtout essayer d’avancer sur la question de ses dents et de l’alcool. «Jacques connaît bien son corps, il sait quoi faire après une chute ou une blessure, note la médiatrice. Mais là, il faudrait l’emmener chez le dentiste, il a mal tout le temps. En tracteur, c’est trop loin, à 7 kilomètres, et en plus des dentistes, il y en a bien peu.» Sans Médecins du monde, pas de soin.
«J’ai arrêté l’eau-de-vie, j’en ai plus», raconte Jacques. «Mais pour les courses ?» lui demande Anne-Elisabeth. «Pour le vin, il y a quelqu’un qui passe et il m’en vend régulièrement», lâche-t-il. Jacques est seul. Il a un fusil. «Le moral, ça va ?» s’inquiète Anne-Elisabeth. «Parfois, j’en peux plus» , reconnaît-il. «Vous avez une belle force de vie», lui répond la jeune femme dans un grand sourire. «Ça, c’est vrai», réagit aussitôt Jacques. Le suicide est une hantise. Les chiffres sont terribles. «Les hommes vivant dans ce pays présentent des caractéristiques de forte surmortalité : près de 13 % pour l’ensemble des décès, 28 % pour la mortalité prématurée avant 65 ans, 25 % pour la mortalité due aux maladies cardio-vasculaires. Et 57 % pour la mortalité due aux suicides.» Faut-il rappeler qu’en France un agriculteur se suicide tous les deux jours… L’année dernière, Anne-Elisabeth a rencontré 120 personnes, comme Jacques ou Henri, 30 à 40 visites par mois.
«On était plutôt interrogatifs quand on a lancé ce projet», raconte le professeur Olivier Lesens, infectiologue au CHU de Clermont-Ferrand, et porteur du programme. «On avait lancé des études, vu les difficultés d’accès aux soins, le poids des transports, mais que faire ?» Et aussi comment faire ? Car sur place, en particulier à Saint-Eloy-les-Mines, un des bourgs les plus importants des Combrailles, des élus et quelques professionnels de santé ont regardé l’arrivée de MDM avec scepticisme, voire une franche hostilité. Comme si l’ONG renvoyait de leur région une image de pays du tiers-monde. «On a commencé doucement, et on a vu qu’il fallait se positionner comme des médiateurs de santé et non comme des assistants sociaux ou des infirmières. C’est un métier nouveau pour une fonction nouvelle : permettre aux gens d’avoir accès aux soins, les aider, savoir que pour un certain nombre de personnes, faire le plein de la voiture pour aller ensuite chez le médecin n’est pas toujours possible.»

Indispensable goutte d’eau

Aujourd’hui, après deux ans de mise en place, le programme fonctionne et est bien accepté. C’est une goutte d’eau, mais elle est devenue indispensable notamment pour les personnes les plus en difficulté. Ce programme fonctionne, parce qu’il s’inscrit dans le contrat local de santé des Combrailles, qui dépend du Syndicat mixte pour l’aménagement et le développement de la région. Derrière ce vocabulaire bien administratif, se cache une petite structure qui surprend par son dynamisme et son envie de faire bouger les choses. On est loin des grandes déclarations pour lutter contre les déserts médicaux, à l’image des propos des candidats à l’élection présidentielle. On est là, au plus près du terrain et des acteurs.
En 2010, un constat inquiétant avait été fait : il y avait 40 médecins en activité pour 46 118 habitants, représentant une densité de 0,86 médecin pour 1 000 habitants contre 1,14 pour le Puy-de-Dôme et 1,07 pour l’Auvergne (une densité en dessous de la moyenne nationale), mais ce n’était pas la catastrophe. L’avenir semblait inquiétant : vingt et un médecins avaient plus de 55 ans, dont quatre plus de 60 ans et deux plus de 70 ans. «Ceci signifie qu’à population constante et sans succession médicale assurée, cette densité passera à 0,73 médecin pour 1 000 habitants d’ici cinq ans et à 0,41 médecin d’ici dix ans…» Des chiffres inquiétants.
Dans son petit bureau à Saint-Gervais-d’Auvergne, accolé au musée de la guerre et de la résistance, Marie-Pierre Condort anime le contrat local de santé. Elle est jeune (une trentaine d’années) et fourmille d’idées et de projets. Et surtout, dans ce monde où tout un chacun a des idées, elle impressionne par son pragmatisme. «Regardez, les Combrailles qu’on pourrait considérer comme une région vieillotte, eh bien c’est là qu’a été ouverte la première Maison de santé en Auvergne, à Pionsat, en janvier 2014.» Il s’agit d’un regroupement de sept professionnels de santé : trois médecins, deux cabinets d’infirmières, un dentiste et un cabinet de kinésithérapeute. Et ça marche. «L’enjeu est de maintenir une offre de soins de premier recours. Il y a des médecins, mais ils partent tous et vite à la retraite. Les jeunes ? Il faut que le lieu soit attractif, et pas seulement avec des maisons de santé, mais aussi des écoles, des lycées.»
Alors, Marie-Pierre Condort se démène, avec les élus et les professionnels de santé. «La clientèle est là, il n’y a pas de souci, toute la question est de rendre le lieu attractif.» Elle multiplie les initiatives ; un «pôle de santé» a été ouvert dans le village de Pontaumur. Au départ, treize professionnels de santé ont travaillé en réseau. Aujourd’hui, ils sont 48. «Ils n’ont pas de locaux en commun, mais ils partagent les patients, avec un même dossier. Tout le monde se dit satisfait», affirme Marie-Pierre Condort.
Que pense-t-elle des aides financières pour faire venir les médecins ? «Cela ne suffit pas.» Des mesures contraignantes ? «Quand je vois les jeunes, cela ne fonctionnerait pas.» Aidée par le syndicat mixte de la région, elle fait du tricotage au plus près du terrain. «Aujourd’hui, on a réussi à faire venir des médecins. Une nouvelle maison de santé va s’ouvrir dans une autre commune. Ils arrivent en juin.»

Coût exorbitant

Reste un problème, sans solution évidente : l’absence de médecins spécialistes. Il faut aller à Clermont pour en trouver. Les faire venir ? Impossible. «Déjà pour avoir rendez-vous avec un ophtalmo à Clermont, c’est dix-huit mois d’attente…» Une expérience pilote de télémédecine vient de débuter dans cinq unités, dont trois en maisons de retraite liées au CHU. «C’est prometteur, lâche Marie-Pierre Condort. Je ne dirai pas que l’on a arrêté l’hémorragie, ce n’est pas encore gagné, mais on n’a pas encore perdu. […] Pour gagner, il faut tenir les deux bouts : s’occuper de faire venir des médecins, et s’occuper des gens, comme avec Médecins du monde.»
Retour avec Anne-Elisabeth Ingold. Ce matin-là, elle voit pour la première fois un vieux couple de retraités qui vit dans une petite maison. «Quand même, c’est rude. Et mon mari a travaillé toute sa vie !» lâche l’épouse qui est à bout. Là, il ne s’agit pas de déserts médicaux. Le couple ne sait plus quoi faire. Il se bat parce que l’homme entend de moins en moins bien et qu’il doit se faire appareiller. Mais le coût est exorbitant : 2 400 euros, dont 1 600 euros à sa charge. Une dépense impossible. De leurs revenus de 1 263 euros, il ne leur reste que 455 euros par mois pour vivre. Anne-Elisabeth Ingold est là pour essayer de trouver des aides. «J’en ai assez de remplir des papiers, lâche la femme. On va perdre la santé, à force.»
Eric Favereau envoyé spécial dans les Combrailles
 
http://www.liberation.fr/france/2017/04/03/la-medecine-force-la-porte-des-campagnes_1560336