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vendredi 24 octobre 2014

POINT DE VUE JURIDIQUE : Le suicide au travail.

Le suicide au travail.
Par Benjamin Schil, Etudiant.
- vendredi 24 octobre 2014
http://www.village-justice.com/articles/suicide-travail,18128.html#PO141J1fXhYLgBCa.99 Mis en exergue ces dernières années par des affaires très médiatisées (Orange, Disneyland Paris...), le suicide dans le cadre du travail pose, au-delà de son aspect humain et de sa prévention, la question de l’imputabilité du travail dans le passage à l’acte et, par conséquent, de sa prise en charge au titre de la législation professionnelle.
Par Benjamin Schil, Etudiant.

Une Vue d’ensemble du suicide au travail
-Le suicide en France.
On assiste ces dernières années à une prise de conscience du problème de santé publique que représente le suicide, action de causer volontairement sa propre mort [1], à tel point que le 9 septembre 2013 l’Office National du Suicide a été créé par la Ministre de la santé Marisol Touraine [2]. Le Conseil économique social et environnemental relève que, bien qu’une politique active de prévention ait contribué à la baisse de l’ordre de 20% du nombre de décès par suicide en France entre 1986 et 2010 ( de 12 525 à 10 334 décès), en 2010 le taux de mortalité par suicide en France est de 14,7 pour 100 000 habitants, nettement au-dessus de la moyenne européenne (10,2 pour 100000 habitants) [3].
1) Suicide et travail : quelques chiffres.
Si le risque de décès par suicide est multiplié par deux pour les chômeurs, « la conduite suicidaire est un processus multifactoriel dans lequel l’activité professionnelle pourrait jouer un rôle » selon l’institut de veille sanitaire (InVS). Ainsi, selon un sondage du cabinet Technologica réalisé en septembre 2013, plus d’un tiers des actifs a déjà songé à suicider. En outre, 15% des salariés interrogés rapportent que leur entreprise a été confrontée à une crise suicidaire au cours de cinq dernières années. En effet, ces dernières années, les cas de suicides de salariés (notamment au sein de grandes entreprises comme Renault, France Télécom, Orange, La Poste…) ont fait la une des faits divers à tel point qu’on a pu parler de « vagues de suicide ». Ainsi, début décembre 2009, à la demande de l’inspection du travail, France Telecom révèle avoir comptabilisé 32 suicides de salariés depuis janvier 2008, dont 17 en 2009.
Une étude de l’InVS portant sur les décès d’hommes survenus entre 1976 et 2002 pour lesquels le suicide était mentionné en cause principale du décès constate que le secteur de la santé et de l’action sociale présente le taux de mortalité par suicide le plus élevé (34,3/100000) suivi des secteurs de l’administration publique (en dehors de la fonction publique d’État : 29,8/100000), de la construction (27,3/100000) et de l’immobilier (26,7/100000). En outre, l’analyse par groupe socioprofessionnel montre des taux de mortalité près de trois fois plus élevés chez les employés et surtout chez les ouvriers (proche de celui observé en population générale) par rapport aux cadres [4].
2) Suicide et travail, un paradoxe ?
La question des liens entre le suicide et le travail est paradoxale car le travail est un facteur d’intégration et permet de lutter contre l’isolement qui est un des principaux facteurs de suicide. Et de fait, l’étude de l’InVS explique que le taux de mortalité standardisé par suicide est de 25,1 pour les « salariés tout secteurs » contre 58,1 en cas « d’absence d’activité salariée ».
A l’opposé, comme le résume l’InVS dans une autre étude publiée en décembre 2011 « si le fait d’avoir un emploi est reconnu comme un facteur protecteur vis-à-vis du suicide, certaines situations professionnelles caractérisées par une exposition à des contraintes psychosociales sont reconnues comme délétères pour la santé psychique et pourraient constituer un élément déclencheur dans la survenue de syndromes dépressifs et/ou des conduites suicidaires ». Ainsi, de nombreuses études épidémiologiques ont établi un lien entre des contraintes de travail génératrices de stress chronique et l’apparition d’une dépression, pouvant par la suite favoriser un passage à l’acte suicidaire. Les risques psycho-sociaux telle que la souffrance au travail, analysée comme l’impact des organisations du travail sur la santé physique et psychique, fragilisent les individus ou les groupes.
Le lien entre le suicide et le travail
L’établissement du lien entre le suicide et le travail n’est pas toujours chose aisée.
1) Une jurisprudence évolutive
-Une jurisprudence inspirée du droit des assurances. La jurisprudence du droit des assurances sur la vie a adopté dès la fin du XIXème siècle une distinction suivant que le suicide était « conscient » (décision prise par un individu pleinement en possession de ses moyens et conscient des conséquences de ses actes) ou « inconscient » (décision accomplie sous la contrainte d’un état psychologique ou physiologique particulier, dont l’origine est souvent liée à des événements extérieurs). Cette distinction entre le suicide « volontaire » (signe d’une faute intentionnelle rendant impossible l’exécution du contrat d’assurance-vie) et le suicide « involontaire » (les ayants droit peuvent alors bénéficier de l’assurance vie) a été transposée par la jurisprudence dans le champ des risques professionnels après l’adoption de la loi du 9 avril 1898. Ainsi, si les difficultés ayant poussé le salarié au suicide étaient d’ordre privé, même quand la tentative se déroulait sur le lieu de travail, le suicide n’était pas pris en compte au titre des risques professionnels [5]. A l’inverse, si le suicide résultait d’un geste désespéré lié à une perte de lucidité, il était considéré comme un accident de travail [6].
Ainsi donc, comme le résume Benjamin Joly, la position de la Cour de cassation est la suivante : « si l’acte est accompli en toute lucidité et ne dénote pas un trouble particulier (déclaration de la victime, lettres ou actes préparatoires indiquant une préméditation) et que par ailleurs rien ne le relie au travail, il constitue une faute intentionnelle exclusive de la prise en charge des conséquences du suicide ou de sa tentative par les assurances sociales. Si au contraire, la victime a agi sous l’effet d’un état altérant ses facultés (événement traumatisant de nature physiologique, ou psychologique, pathologie), et que cet état est en lien avec le travail, il n’y a pas de faute intentionnelle » [7] .
-Un accident du travail plus qu’une maladie professionnelle. En matière de suicides, la grande majorité des arrêts rendus par la Cour de cassation dans le champ des risques professionnels concerne les accidents du travail, même s’il existe également des cas de suicides assimilés à des maladies professionnelles. Il existe plusieurs explications à cet état de fait. Tout d’abord, le régime des accidents du travail est antérieur à celui des maladies professionnelles [8]. Il faut également prendre en compte le fait que la demande de reconnaissance du suicide comme conséquence d’une maladie professionnelle est beaucoup plus complexe (les ayants droit du salarié doivent en effet non seulement établir le lien entre le suicide et la maladie, mais il faut également que la maladie figure aux tableaux des maladies professionnelles et que le salarié remplisse des conditions spécifiques…) que pour un accident du travail (où la présomption d’imputabilité joue dès lors que le suicide intervient aux temps et lieu de travail, laissant à l’employeur ou la CPAM la charge de prouver l’absence de liens entre le suicide et le travail).
2) Les différents cas de figure
Dans le cas du suicide pris comme accident du travail il existe différents cas de figure.
-Suicide aux temps et lieu de travail ou pendant le trajet. Tout d’abord si le suicide a lieu aux temps et lieu de travail la présomption d’imputabilité joue et le suicide sera pris en compte au titre de la législation sur les risques professionnels, sauf si l’employeur ou la CPAM prouvent qu’il n’est pas lié au travail (difficultés familiales par exemple). Ensuite, le suicide survenant sur le trajet habituel entre le domicile et le lieu de travail (ou celui qui est la conséquence d’un accident de trajet) peut faire l’objet d’une prise en charge au titre des accidents de trajet.
-Suicide en dehors du temps et du lieu de travail. Enfin, le suicide conséquence d’un accident du travail intervient souvent en dehors du temps et du lieu de travail. Si le suicide survient dans un délai relativement bref après l’accident, la présomption d’imputabilité se trouve maintenue (par exemple si un traumatisme crânien d’origine professionnelle a pour conséquence des troubles neuropsychiques qui s’aggravent et aboutissent au suicide [9]). Mais si le temps qui sépare l’accident du décès est trop long [10], ou si le salarié a repris le travail [11], les ayants droit de la victime doivent démontrer le lien avec le travail. En outre, le principe selon lequel les prédispositions morbides du salarié ne permettent pas d’écarter l’application de la loi du 9 avril 1898 s’est trouvé appliqué au cas du suicide (c’est ainsi le cas si l’aggravation par un accident du travail d’un état pathologique antérieur pousse le salarié au suicide, le suicide étant alors considéré comme imputable à l’accident) [12].
-Appréciation souveraine des juges du fond. La question du lien entre le suicide et le travail relève de l’appréciation souveraine des juges du fond, qui s’appuieront le cas échéant sur des témoignages ou une lettre du salarié (ainsi en est-il de la lettre désespérée écrite par un salarié de Renault s’étant suicidé à son domicile et qui établit clairement le rattachement du suicide au travail [13]). De nombreux arrêts font référence à des événements intervenus entre le salarié et sa hiérarchie peu de temps avant son passage à l’acte pour rattacher le suicide au travail. Il en va ainsi de l’absorption massive de cyanure par le salarié immédiatement après des remontrances de son employeur [14]. A l’opposé, dès lors qu’il apparait que l’acte du salarié est causé par des difficultés personnelles et non professionnelles, la présomption d’imputabilité cesse de jouer, et l’accident ne revêt pas un caractère professionnel [15].
-Le suicide lors de la suspension du contrat de travail. Enfin, et malgré le fait qu’il ne s’agisse « que » d’une tentative de suicide, il convient d’évoquer l’arrêt du 29 mai 2007 [16] qui par son attendu de principe, sa portée et sa large diffusion est d’une grande importance. En l’espèce, un salarié a tenté de mettre fin à ses jours à son domicile alors qu’il se trouvait en arrêt maladie depuis un mois pour syndrome anxio-dépressif (consécutif à des faits de harcèlement moral). Le pourvoi de l’employeur est rejeté au motif qu’ « un accident qui se produit à un moment où le salarié ne se trouve plus sous la subordination de l’employeur constitue un accident du travail dès lors que le salarié établit qu’il est survenu par le fait du travail ». Ainsi, la présomption d’accident du travail a été retenue alors que la tentative de suicide n’était pas survenue aux temps et lieu de travail, mais au domicile du salarié pendant une période d’arrêt de travail, ce qui avait pour conséquence l’exclusion de la présomption d’imputabilité [17]. En effet, la formule législative a été restreinte par la jurisprudence qui exige que l’accident se soit produit alors que le salarié est sous l’autorité de l’employeur [18] (sous réserve des accidents de mission). Or en l’espèce tel n’était pas le cas. Cet arrêt confirme donc que si la présomption d’imputabilité ne peut concerner que l’accident survenu sous la subordination de l’employeur, rien n’empêche la victime ou ses ayants droit de rapporter la preuve que l’accident est survenu par le fait du travail, la preuve étant désormais admise plus largement (cas où le contrat de travail est suspendu [19]). Par cette solution, la portée de la décision de la Cour de cassation s’étend au-delà des cas de suicide. S’agissant de la prise en charge de la tentative de suicide survenue au domicile du salarié au titre de la législation professionnelle, un autre exemple nous est donné par la Cour d’appel de Rennes avec la tentative de suicide d’un salarié ayant pris un jour de congé [20].

Benjamin Schil
Étudiant en droit social
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[1] Dictionnaire historique de langue française., dir. A. Rey, Le Robert, 2010.
[2] D. n° 2013-809, 9 sept. 2013, portant création de l’Observatoire national du suicide, JO n°0210, 10 sept. 2013, p. 15199.
[3] Conseil économique, social et environnemental, Suicide : plaidoyer pour une prévention active, avis, fév. 2013.
[4] Institut de veille sanitaire, Suicide et activité professionnelle en France : premières exploitations de données disponibles, avril 2010.
[5] Cass. 2ème civ., 18 oct. 2005, n° 04-30205.
[6] Cass. soc. 20 avril 1988, n° 86-15690, Bull. civ. 1988, V, n° 241, p. 158.
[7] B. Joly, La prise en compte du suicide au titre des risques professionnels : regards croisés sur la jurisprudence judiciaire et administrative, Dr. soc. 2010, 258.
[8] Loi du 9 avril 1898 pour les accidents du travail et loi du 25 octobre 1919 pour les maladies professionnelles.
[9] Cass. soc., 13 juin 1979, n° 78-10115, Bull. civ. 1979, V, n° 535, p. 393.
[10] Cass. soc., 26 novembre 1970, n° 69-13373, Bull. civ. 1970, V, n° 670, p. 543.
[11] Cass. soc., 10 octobre 1991, n° 89-16658.
[12] Trib. Toulon, 13 décembre 1949, D. 1950, 5, 89.
[13] TASS Yvelines, 9 mars 2010, n°07-01555/V-NM/décision n°5.
[14] Cass. soc. 20 avr. 1988, n°86-15690, Bull. n° 241.
[15] Cass. 2e civ., 18 oct. 2005, Rousseaux c./ Institution Notre6dame et CPAM des Voges, n° 04-30205.
[16] Cass. 2e civ., 22 févr. 2007, n° 05-13.771, FP-P+B+R+I, G. c/ A. : Juris-Data n° 2007-037472.
[17] D. Asquinazi-Bailleux, Qualification d’accident du travail pour une tentative de suicide survenue au domicile et consécutive à des faits de harcèlement moral, JCP S 2007, 1429.
[18] Cass. ch. réun. 28 juin 1962, JCP 1962-II-12822, concl. R. Lindon.
[19] L. Milet, Accident du travail : de l’accident survenu sous la subordination de l’employeur à l’accident survenu par le fait du travail, Dr. soc. 2007, 836.
[20] CA Rennes, 19 sept. 2012, n° 609, 11/06630, Sté Bernard SAS c/ M. R. : JurisData n° 2012-022892.

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