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jeudi 29 novembre 2012

Suicide et philosophie : parution ouvrage La lumière noire du suicide


Pour tenter de comprendre le suicide

Publié le mercredi 28 novembre 2012 sur http://www.lunion.presse.fr/article/sante/pour-tenter-de-comprendre-le-suicide

 

 

Les trois quarts des suicidaires donnent des signes d'alerte. Or la prévention du suicide est pratiquement inexistante.

Officiellement, 11 000 personnes disparaissent chaque année en ayant choisi de mourir. Pourtant, la société a du mal à en parler et à comprendre ce geste contre-nature. POURQUOI ? Telle est la question qui se pose dans la plupart des cas de suicide. Il arrive qu'on puisse « expliquer » cette mort volontaire par un contexte : maladie, vieillesse, rupture amoureuse, situation insupportable, déshonneur, etc. Mais pourquoi certains se suicident-ils dans ce genre de situations alors que la plupart d'entre nous y font face, même douloureusement ? Le professeur agrégé de lettres Hélène Genet et le philosophe rémois Didier Martz tentent de répondre à nombre de questions dans leur ouvrage « La Lumière noire du suicide », sous la forme d'un dialogue qui se refuse à entrer dans la « déploration » et qui veut placer la réflexion en dehors du seul contexte médical.
Les trois quarts des suicidaires donnent des signes d'alerte. Or la prévention  du suicide est  pratiquement inexistante.Pourquoi la philosophie s'intéresse-t-elle au suicide ?
« ''Le seul problème philosophique véritable, c'est le suicide'', estimait Albert Camus. De nos jours, ce problème relève du seul secteur médical, alors que dès l'Antiquité les philosophes s'en sont emparés. »
Votre titre « La Lumière noire du suicide » est-il choisi par opposition à la lumière blanche de la mort naturelle ?
« Nous n'y avons pas pensé. Nous avons voulu rendre compte du paradoxe du suicide à travers l'expression lumière noire, cette lumière qui rend visible les choses invisibles (comme dans les boîtes de nuit). Le suicide est un acte par lequel on tente de donner un sens à sa vie. On prétend se réapproprier son existence en se supprimant, en s'interdisant la possibilité d'exercer son libre arbitre. Le suicide a un côté révélateur d'une exigence (de la personne) qu'on ne soupçonnait pas. »
Une question revient souvent : le suicide est -il un acte de lâcheté, de courage ou de fuite devant ses responsabilités ?
« On ne peut pas répondre, chaque cas étant singulier. On n'en finit pas de chercher des explications mais on ne peut pas s'en tenir à l'acte lui-même et on ne sait pas si la personne qui met fin à ses jours pourrait même expliquer sa décision. En fait, les explications servent à rassurer les survivants. Ce serait faire insulte au suicidé de répondre à sa place. Il avait peut-être d'autres raisons que celles que l'on retient officiellement. Pour le suicidé, en tout cas, c'est une issue. »
Le suicide se retrouve dans des situations multiples, mais a-t-il un sens unique ?
« Quel que soit le contexte, c'est une sortie. ''J'estime le monde insatisfaisant : me donner la mort peut contribuer à changer ce monde.'' Mais dans le suicide politique (les kamikazes), le mot ''issue'' ne convient pas. C'est plutôt un message adressé à la société : la personne se suicide au nom d'une communauté. Nous ne pensons pas que le suicide n'ait qu'un seul sens. Aussi loin qu'on remonte dans l'aventure humaine, il y a une pratique suicidaire. Mais cela peut être la tribu qui estime qu'il y a une bouche en trop à nourrir. Celle-ci est donc priée de se retirer pour mourir. ''La pensée du suicide nous aide à passer maintes mauvaises nuits'', estimait Nietzsche. La tentation d'un sens unique nous rassurerait face à un acte qui, a priori, ne nous concerne pas… Alors que cela concerne tous les humains qui ont besoin de donner un sens à leur existence. »
Pourquoi faut-il définir le suicide ?
« Il faut s'accorder sur les termes pour réfléchir ensemble et établir un socle. La définition de l'acte est différente de son sens. La définition délimite, elle engage déjà une interprétation. Or le suicide est un acte définitif sur lequel on ne peut jamais revenir. C'est un phénomène troublant. »
Bien qu'on ne puisse pas répondre à sa place, le suicidé rêve-t-il d'un monde meilleur ?
« Voyez le monologue d'Hamlet ''être ou ne pas être''. Il ne dit pas ''être ou mourir''. Si c'est seulement le corps qui disparaît, les problèmes restent. Hormis peut-être le suicide-martyr, ou Socrate, qui envisagent un au-delà, il est difficile de corréler le suicide avec une forme d'espérance. Il n'y a rien à attendre même si certains se posent la question de l'après. »
Peut-on expliquer qu'un humain se suicide alors qu'il sait qu'a priori il n'en reviendra pas ?
« La singularité de cet acte est son irréversibilité s'il réussit, c'est ce qui en fait un acte pur. Même dans des cas de tentatives avortées (ratage, chantage, arrivée rapide des secours) et dans la vie normale, un individu est capable d'actes définitifs, qui lui permettent d'avancer en s'inscrivant dans une histoire. Le suicide est définitif mais certains de nos actes aussi, même si, sur ceux-là, on peut revenir par la parole. Le suicide est par ailleurs une trace indélébile. »
Est-ce un échec pour la société qui n'a pas réussi à entendre le suicidé ?
Si l'on prend l'exemple actuel du suicide en entreprise, il y a des causes psychologiques mais aussi des causes sociales. Dans ce cas, il y a des actions politiques possibles, comme celles utilisées pour réduire le nombre de tués sur la route. Mais du suicide, on ne se préoccupe pas à l'échelle de la société : on constate mais on n'agit pas, comme si on vivait dans le déni. C'est un sujet extrêmement tabou, malgré les 11 000 morts et les 160 000 tentatives.
Or se suicider sur son lieu de travail n'est pas anodin : c'est le dernier geste qui sera lié à l'interprétation de toute notre vie. Aujourd'hui, les conditions de travail sont telles que les politiques devraient s'en emparer. Car il y a des pressions qui agissent sur l'isolement des individus et peuvent les conduire à des situations insupportables. Celui qui n'y arrive pas est rejeté. »
Pourquoi certains parviennent à supporter des situations intolérables sans se suicider (ex. : les camps de concentration) et d'autres se suicident pour des raisons banales (une simple réprimande) ?
« Ne pas se donner la mort, c'est aussi donner une certaine grandeur à sa vie, à la résistance : on peut survivre à ce qui fait souffrir. L'affirmation de la liberté, c'est de vivre malgré tout. ''Devant l'absurdité de la vie, on se révolte'', disait Camus. À l'inverse, des raisons en apparence futiles ne sont pas toujours aussi simples. Certains contextes sont de simples déclencheurs. Soit c'est ''je me tue à vous le dire'', soit c'est ''j'étais déjà mort : je prends ma place''. »
Recueilli par Jean-François SCHERPEREEL jfs@journal-lunion.fr
« La lumière noire du suicide », par Hélène Genet et Didier Martz, Éditions ERES
« Le seul problème philosophique véritable, c'est le suicide » Albert Camus