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jeudi 18 octobre 2012

DEBAT ACTU Suicides : ce n'est pas le travail qui tue mais la gouvernance

Suicides : ce n'est pas le travail qui tue mais la gouvernance

Copyright Reuters
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Alors que demain débute la semaine de la qualité de vie au travail *, la mise en demeure par l'Etat de l'usine Areva La Hague pour cause de taux de suicides anormalement élevé relance le débat autour de la souffrance au travail. Pointée du doigt : les heures supplémentaires. Mais les cas de suicides à La Poste et chez France Telecom ont montré que la pénibilité physique et psychique tient essentiellement à un mode de gouvernance qui détruit le sens du travail.
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Aujourd'hui Areva La Hague. Hier La Poste. Avant-hier France Télécom. Les cas de suicides au travail se suivent ...et se ressemblent. Hélas. Devant l'ampleur des « maladies du travail », toutes les institutions sont secouées : entreprises, État, institutions, chercheurs et experts. Et, face aux dégâts engendrés se multiplient dans l'urgence les fausses solutions qui risquent de virer au « despotisme compassionnel », sans rien résoudre sur le fond, estime le psychologue du travail Yves Clot. Selon le titulaire de la chaire en psychologie et sociologie du travail au Cnam et auteur de « Le travail à Cœur, pour en finir avec les risques psycho-sociaux », la négation des conflits autour de la qualité du travail au sein de l'entreprise menace le collectif et empoisonne la vie des organisations. Le plaisir du « travail bien fait » est la meilleure prévention contre le « stress » : il n'y a pas de « bien-être », sans « bien faire ».
De fait, il est urgent de tordre le cou aux stéréotypes autour de la pénibilité du travail. De quoi parle-t-on ? S'agissant de la charge de travail, nombre de cas d'entreprises où les salariés jouissent d'une autonomie dans leurs fonctions et leurs façons de mener les tâches montrent que la quantité n'est pas tant en cause que la qualité de la relation au travail. Dans certaines, on ne compte pas les heures. Seule la responsabilité de chacun devant la tâche à accomplir donne du cœur à l'ouvrage. Et les salariés ne sont pas malades pour autant. Ainsi comme l'a montré le philosophe et médecin Georges Canguilhem, la santé dépend de la possibilité de porter la responsabilité de ses actes dans une approche créative, dynamique, et singulière : "Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l'existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi, mais qui ne seraient pas ce qu'ils sont sans elles." Une conception qui insiste sur le fait d'être un sujet et donc un être ctif, plutôt qu'un objet passif. Toute situation où l'on se sent inutile au travail, où on ne peut rien faire de soi est donc porteuse de souffrance pour l'individu.
A ce titre l'exemple des postiers, est révélateur. Initié en 2008, le projet « Facteur d'avenir » a consisté à développer une nouvelle organisation du travail accompagnant les anciens centres de tri par des plates-formes industrielles. Sur le papier, il s'agissait de lisser la charge de travail des facteurs au cours de la semaine en introduisant la « sécabilité » des tournées, c'est-à-dire le partage d'une tournée vacante sur les autres facteurs de l'équipe. Sans tenir compte du travail réel effectué par les facteurs, les logiciels de La Poste ont calculé les temps nécessaires pour réaliser les tournées. Cette logique comptable a justifié le non-remplacement des facteurs, intensifiant la charge de travail et la pénibilité pour ceux qui restaient. Avec cette charge de travail lissée les facteurs n'ont plus réussi à trouver des moments de récupération entre leurs tournées qui leur permettaient de tenir dans un métier déjà très fatiguant physiquement. Suite aux suicides et tentatives de certains d'entre eux, le cabinet Ergos Ergonomie mandaté pour faire un diagnostic a souligné que la souffrance des facteurs était liée au fait qu'ils n'ont plus le temps de maintenir le lien social avec les usagers. Or c'est le lien social qui donnait du sens à leur travail et leur apportait de la satisfaction. Même chose du côté des guichetiers avec des mobilités forcées, un travail debout, un suivi individualisé de leurs résultats de ventes et des « visiteurs mystères », inspecteurs qui surveillent respect des normes et procédures des agents. Ces normes de « relation client » ont eu pour effet de réduire les marges de manœuvre des agents, tout en provoquant un fort sentiment d'infantilisation. Enfin, les salariés de la Banque postale ne sont pas mieux lotis, eux qui se sont vus imposer une multiplication des dispositifs de surveillance et de contrôle managérial. Les performances individuelles faisant l'objet d'un reporting permanent, visible de tous alors que le travail administratif et social n'est plus pris en compte. Or la Banque Postale continue d'accueillir une population négligée par les autres banques, des personnes en situation d'interdit bancaires sans domicile ou sans papiers. Et pour tenir leurs objectifs, les conseillers financiers font plus souvent 45 heures que 35 heures.
C'est là où la question des heures supplémentaires entre en jeu. Dès lors qu'il s'agit, comme dans certaines entreprises, de dépasser son temps de travail habituel pour résoudre une difficulté sur laquelle le salarié a toute responsabilité et qui lui procurera la satisfaction du travail bien fait, l'horaire n'est plus un souci. A l'inverse, quand il faut mettre les bouchées doubles pour pallier à des process qui désorganisent le sens du travail, là il y a stress et perte de sens. « Un des risques majeurs, c'est le conflit d'intensité car le travail pose des problèmes de conscience : capacité de juger la qualité entre professionnels, de penser sa propre activité et celle des autres. Il y a un conflit d'évaluation et de conception de la performance », constate Yves Clot. Pour le psychologue du travail, la santé au travail n'est pas incompatible avec la performance. Au contraire. C'est la possibilité d'être efficace, de pouvoir atteindre les buts fixés, de faire un travail dans lequel on se reconnaît. C'est bien dans la performance que se joue la santé au travail : « Il n'y a pas de distinction possible entre recherche de performance et recherche de santé puisqu'il s'agit bien d'efficacité. Encore faut-il s'entendre sur l'efficacité, à savoir le professionnalisme. Plus on va vers une société de services plus on s'oriente vers des controverses sur le professionnalisme et les critères d'efficacité. Une portière de voiture sur une chaîne de montage est moins chargée en dilemme sur ce qui est juste ou pas juste. Le travail de service entraîne une conflictualité avec le réel qui va s'accentuer parce qu'il n'est pas discuté dans les organisations. Ce qui est difficile ce n'est pas ce qu'on impose aux gens. C'est ce qu'ils doivent s'imposer à eux-mêmes pour tenir bon ». Yves Clot parle à ce sujet de « qualité empêchée ».
De fait, le rapport de la commission du Grand Dialogue à La Poste présidée par Jean Kaspar et remis à Jean-Paul Bailly, le président de La Poste le mois dernier, pointe des signaux d'alerte au premier rang desquels « une pression accrue sur les effectifs et les hommes, dont le sentiment général est « qu'il faut faire plus avec moins », et « un manque d'écoute généralisé ». « Il semblerait que les dispositifs mis en place aient plus comme objectifs de convaincre de la pertinence de choix déjà arrêtés que d'écouter les avis des personnels et de débattre des solutions » pointe le rapport à la page 28. Et plus loin page 30 : « le sentiment domine d'un chemin inachevé où le pilotage demeure trop contraignant et trop descendant, et pourtant d'une concentration excessive des responsabilités sur la tête des managers de terrain ».

Ce ne sont pas seulement les savoir-faire antérieurs qui sont remis en cause par la nouvelle organisation du travail, mais également les valeurs qui étaient partagées, une certaine conception de la qualité du service rendu mais aussi de valeur partagée par l'usager. Et au-delà, une identité professionnelle qui fait sens. Avec la gestion des risques psycho-sociaux s'installe un drôle de consensus autour de l'idée que les travailleurs n'auraient plus les ressources nécessaires pour faire face aux exigences de l'organisation. « J'ai proposé de retourner le problème, répond l'auteur du «Travail à Cœur ». Et si on se mettait à considérer que ce sont les organisations qui n'ont plus les ressources pour répondre à l'exigence des salariés de faire un travail de qualité ? Alors, ce ne sont plus les travailleurs qui sont trop « petits », fragiles et à « soigner ».

Conclusion : c'est le travail et l'organisation qu'il faut soigner. Les standards de Bien-être qui se mettent en place dans certaines entreprises - collecte d'indices, formation de « signalants », cellules de veille sanitaire, peut virer au « despotisme compassionnel », estime Clot, si on ne s'attaque pas aux problèmes ordinaires du travail réel. « Après la cellule d'écoute psychologique et la victimologie ira-t-on jusqu'à l'obligation de soins ? Ira-t-on jusqu'à demander, comme dans certaines entreprises japonaises, au salarié nouvellement embauché de s'engager par écrit à ne pas se suicider ? On l'imagine mal en France. Mais l'hygiénisme qui cherche actuellement à « pasteuriser » le travail plutôt que de le transformer a de beaux jours devant lui, à moins de faire le pari inverse : celui qui va chercher la santé où elle est, dans les ressources insoupçonnées chez ceux qui travaillent. Les salariés ont davantage besoin de se reconnaître dans ce qu'ils font, plutôt que d'obtenir une reconnaissance faussée de leur plainte, cette plainte leur permet juste de supporter l'insupportable. Mieux vaut prendre le parti du travail de qualité, du travail bien fait plutôt que de chercher à ouvrir des « couloirs humanitaires » dans des organisations qui le maltraite ».
Alors que s'ouvre demain matin la semaine de la qualité de vie au travail, reste à méditer ce que nous souffle Clot : L'enjeu ce n'est pas la qualité de la vie au travail, mais la qualité du travail tout court. En se mobilisant autour d'une idée neuve du métier, avec tous les autres acteurs concernés - dirigeants d'entreprises, syndicalistes et spécialistes -, ceux qui, au travail, sont en première ligne, peuvent eux-mêmes « retourner » la situation. Pour en finir, enfin, avec les « risques psychosociaux », pour que le suicide ne soit pas « une solution envisageable », pour que cesse l'épidémie de troubles musculo-squelettiques et l'explosion des pathologies professionnelles... Et pour que, comme le préconise le Docteur Canguilhem, les salariés ne soient pas objets dans un milieu de contraintes mais sujets dans un milieu d'organisation.

* Aujourd’hui, 18 octobre, débute la 9e édition de la Semaine pour la qualité de vie au travail organisée par le réseau Anact qui propose jusqu’au 26 octobre un programme de rencontres, témoignages, conférences… Pour en connaître le détail : http://www.qualitedevieautravail.org/