Criminologie lacanienne et actualités expérimentales - Stéphane Lagana
Stéphane Lagana, psychologue
Milgram, les codétenus de
soutien, une nouvelle « unité ratière », pour vous introduire à ce qui
se déroule, en ce moment d’actualité de la criminologie lacanienne1,
je prendrais appui sur l’émission télévisée du 16 mars intitulée « Le
jeu de la mort », reproduisant le plus vif d’une expérience de
psychologie sociale des années 60. A l’heure où l’expérience de Milgram
est retranscrite sur petit écran, une autre expérimentation, au moins
aussi insidieuse, se déroule en coulisse des prisons françaises !
Pour ceux qui n’y seraient pas
familiarisés, il faut d’abord resituer l’expérience de Milgram. Ce
psychologue social, travaillant notamment sur le paradigme de la
soumission librement consentie, fût rendu célèbre par les résultats
qu’il obtint d’une expérience menée au début des années 60. Il
s’agissait alors de demander à des sujets dits naïfs de se
soumettre librement, personne ne les ayant contraint, à une autorité
(scientifique) pour participer à une « recherche » en administrant des
chocs électriques d’intensité croissante à un sujet dit complice
dès lors que ses réponses s’avéraient erronées. Comme le démontrera
l’émission du 16 mars, 80% des individus soumis aux injonctions d’une
autorité qu’ils reconnaissent comme telle sont capables d’infliger à
leur prochain des décharges électriques pouvant être mortelles !
Au delà de la portée polémique de
cette expérience, aussi bien sur le plan éthique que sur celui des
références humanistes à la figure d’un homme « naturellement bon »,
cette émission aura au moins le mérite de mettre en évidence une
nouvelle figure de l’autorité contemporaine. Aujourd’hui, le
présentateur vedette du petit écran fait au moins autant autorité que le
scientifique en blouse blanche ne le faisait hier dans le protocole de
Milgram.
C’est là que commencent à se lier
nos deux expériences. Lorsque les médias chiffrent jours après jours le
nombre de voitures incendiées au cours des émeutes de Villiers-le-Bel,
qu’ils comptabilisent quasi quotidiennement le nombre de suicides dans
les entreprises comme à France Télécom1 ou qu’ils mettent en avant le
score des suicides en prison…et bien cela produit des effets, et plus
particulièrement des effets morbides !
Pour ce qui concerne les prisons,
cela a donné lieu à un nouvel impératif, un nouveau chiffre, réduire les
suicides de 20%. Voilà l’objectif auquel il faudra désormais tout
sacrifier pour réduire le nombre des suicides en prison.
Il y a quelques semaines seulement,
un banal courrier de l’administration pénitentiaire nous informait
qu’une expérimentation était en cours dans le cadre de la prévention du
risque suicidaire en prison. Le courrier indiquait : « prévention du
risque suicidaire – recrutement de détenus de soutien ». Notre
établissement faisait partie des quatre candidats français volontaires à
la mise en place d’une expérimentation ayant vocation à être
prochainement généralisée sur tout le territoire et consistant à
recruter des « détenus de soutien ». Ce concept emprunté aux anglais et
espagnols fait partie des recommandations proposées dans le rapport
Albrand sur « la Prévention du suicide en milieu carcéral » déposé en
janvier 2009. Sans entrer ici au cœur des polémiques qui firent
s’opposer le Dr Albrand aux propres commanditaires de son rapport au
moment de le rendre public, indiquons simplement que celui-ci avait été
quelque peu édulcoré des points impliquant la responsabilité de l’Etat
dans la question du suicide en prison (surpopulation, promiscuité,
violence, réinsertion,…etc). Les « codétenus de soutien » faisaient donc
partis des recommandations non censurées, probablement pour avoir été
déjà testés en Europe avec des résultats présentés comme positifs, mais
aussi et certainement pour être facilement applicables à moindre frais.
Reste à comprendre en quoi consiste
véritablement ce projet de « codétenus de soutien ». Après candidature
(nous retrouvons la soumission librement consentie) et sélection par un
jury, certains détenus se verront attribuer les « fonctions d’écoute, de
repérage et de protection » de leurs prochains, c’est à dire des autres
détenus. Ces fonctions d’écoute, de « soutien psychologique », pourront
aller jusqu’à conduire de véritables « entretiens », pour lesquels une
cellule sera mise à leur disposition, « confidentialité » oblige ! Pour
cela, une formation de quelques heures leur sera administrée par la
Croix Rouge qui interviendra également dans leur supervision. Bien que
le bénévolat constitue le cadre de leur intervention, celle-ci pourra
trouver compensation à travers quelques avantages (encellulement
individuel, télévision gratuite (?), remises de peine supplémentaires,
etc…).
Il faut savoir que les codétenus de
soutien existaient déjà jusque là dans les faits. Lorsqu’un détenu est
repéré comme « suicidant », l’administration pénitentiaire ne peut pas
le laisser seul, il est donc placé sous mesure de surveillance
particulière et confié à d’autres détenus dans une cellule à plusieurs
pendant la nuit. Cependant, jusque là, si un suicide survenait malgré
ces mesures préventives, les détenus auxquels il était confié n’avait
pas à supporter la charge supplémentaire que leur fera bientôt assumer
le statut officiel qui leur sera attribué.
Pour ce qu’il en est des bénéfices,
nous pouvons dors et déjà en repérer plusieurs. Le premier est
certainement de permettre à la France de montrer les efforts réalisés
pour enrayer le fléau du suicide en prison. Le second est de permettre à
l’administration pénitentiaire de légaliser la charge qu’elle faisait
jusque là déjà supporter officieusement aux détenus eux mêmes.
Pour autant, des craintes sont
légitimes quant aux conséquences de cette expérimentation.
Qu’adviendra-t-il des « codétenus de soutien » lorsqu’ils seront
confrontés au suicide des semblables dont ils se sentiront
responsables ? C’est bien sûr sur ce point que notre petite équipe de
psychiatrie a tenté de se mobiliser sous forme d’une lettre au directeur
du Centre Pénitentiaire afin de lui indiquer « notre désaccord quant à
la mise en place de ce projet ». Malgré notre engagement collectif,
l’Autre fait la sourde oreille et l’expérimentation se poursuit. Le
recrutement donnera bientôt lieu à la formation et le soutien des
détenus basculera en détenu de soutien.
Pourquoi la mission de prévention du
suicide est-elle reléguée à la justice là où il s’agit bien évidemment
d’une question de santé ? Pourquoi missionner un organisme humanitaire
là où la santé (y compris psychique) est déjà prise en charge à travers
les diverses structures hospitalières intervenant en prison (UCSA,
SMPR,…etc) ? Comment faire entrevoir que ce transfert de responsabilité
de l’hôpital vers la justice et d’autres organismes privés, aussi
humanitaires soient-ils, revient en bout de chaîne à imputer directement
la responsabilité du pire à nos patients ?
Cette expérimentation est finalement
assez proche de celle de Milgram : le sujet s’y présente naïvement et
s’y soumet librement (candidature), il y administre quelque chose que
l’autorité lui confère (ici ce ne sont plus des chocs électriques mais
du soutien psychologique) et au final, une fois la mission fixée par le
maître accomplie, le sujet n’a plus qu’à se sentir responsable de ce
qu’il a produit d’inassumable, l’issue tragique de celui dont il avait
la charge de s’occuper.
Nous n’en sommes encore qu’à la
phase expérimentale ou le « codétenu de soutien » devient la nouvelle
« unité ratière » d’un jeu de la mort. L’espoir n’est donc pas tout à
fait perdu que cette nouvelle expérience trouve sa limite et qu’elle ne
se généralise pas partout, faisant de nos prisons de nouveaux
laboratoires. Nous comptons sur les prochaines journées pour que cet
espoir renaisse.
*Ce
texte s’inscrit dans le fil de la préparation de la Journée du 11 avril
2010 « Question d’École – La chose jugée », organisée par L’ECF
1 cf. article d’Anaëlle Lebovits du LNA n°10
Posté
par [Dario Morales ]
à 02:21